" Un homme à qui l'on a bandé les yeux en lui expliquant qu'on allait lui trancher la gorge peut éventuellement, au moment où on lui place un glaçon sur le cou, juger faussement qu'il a mal, alors qu'en réalité il ne ressent qu'une sensation de froid. Toutefois, il nous semble intuitivement que ce qui lui apparaissait introspectivement, et qu'il aurait pu remarquer, s'il avait prêté suffisamment attention, et s'il n'avait pas été perturbé par sa crainte, est bien une sensation de froid, non de douleur." (François Kammerer, Conscience et matière. Une solution matérialiste au problème de l'expérience consciente., Éditions matériologiques, Paris, 2019, p. 99)
D'un point de vue stoïcien, non seulement on est capable de ne pas mal juger ce qu'on ressent, mais on a l'obligation de ne pas le faire et au contraire celle de bien juger ce qu'on ressent. Ne pas rendre le monde affolant et faux en le doublant d'opinions précipitées, s'en tenir à ce qui se passe présentement sans anticiper douteusement et souvent faussement la suite. Certes si on ressent une douleur, celui qui me reproche de croire la ressentir formule une accusation injustifiée. Mais si on juge qu'on ressent une douleur, il en va tout autrement : le jugement peut en effet être faux s'il est causé par la crainte de bientôt ressentir la douleur en question.
Certes le stoïcisme ne préparait pas à affronter des simulacres d'égorgement, mais des égorgements réels, des tortures non psychologiques. Que fait théoriquement le stoicien s'il va être égorgé pour de bon ? Il ne peut plus compter sur le contrôle de son imagination mais seulement sur la révision à la baisse de ce que son imagination lui présente : ce qui va être égorgé, c'est son corps et pas lui-même en tant qu'esprit. Le bourreau ne peut pas nuire à son esprit, car ce dernier lui échappe. Le futur égorgé garde jusqu'au bout l'usage de son esprit : à lui d'en faire bon usage, c'est-à-dire de juger que le mal n'est pas à l'extérieur et qu'il ne dépend que de lui de l'éviter en connaissant la vérité sur la réalité. La vérité contient deux thèses, une descriptive : cet égorgement fait partie de la Pièce, une normative : il faut jouer la Pièce correctement jusqu'au final.