samedi 30 avril 2005

Les étranges disciples de Pyrrhon.

1)Euryloque : de ce « disciple illustre », Diogène Laërce ne rapporte qu’une anecdote :
« On dit en effet qu’un jour il se mit dans une telle colère que, brandissant la broche avec le rôti, il poursuivit le cuisinier jusque sur la grand-place. » (IX, 68)
D’Euryloque il reste donc cette « défaillance » qui m’évoque immédiatement la fureur du capitaine Haddock ! Manque seulement le chapelet de jurons. C’est rare de lire dans les Vies la description des échecs et des impuissances, car souvent le philosophe qui se montre apparemment en dessous de tout est au dessus de tous ! Mais il semble ici que c’est bel et bien l’idéale indifférence qui a du mal à s’installer dans l’apprenti sage. L’autre anecdote le concernant est d’interprétation moins facile :
« Une autre fois, à Elis, harcelé par les questions de ses interlocuteurs, il jeta son manteau à bas et traversa l’Alphée à la nage. Il était donc extrêmement hostile aux sophistes. » (IX, 69)
J’imagine qu’il ne s’agit pas ici d’une regrettable émotion mais d’une démonstration. C’est alors refuser de répondre (et non pas ne pas pouvoir). Euryloque, à ce moment-là, ne veut pas endosser le rôle du sophiste qui a réponse à tout et s’en enorgueillit. Il décide alors de mettre une rivière entre lui et ces encombrants interlocuteurs qui se sont trompés de philosophe. A moins que, comme le suggère Jacques Brunschwig, ce ne soit aussi un coup de folie! On n’aurait donc de ce célèbre disciple que la double illustration de son incapacité à vivre comme son maître. Pourquoi pas ? Cela rehausse la supériorité de Pyrrhon.
2) Philon d’Athènes : sur lui, rien que quelques mots:
« Il parlait le plus souvent avec lui-même » (ibid.)
Jacques Brunschwig écrit à ce propos que ce disciple « exagère les extravagances de son maître ». Si parler seul revient à mettre en doute pratiquement l’incertitude concernant autrui, ce serait en revanche seulement le fait de parler presque tout le temps de cette manière qu’on pourrait qualifier d’extravagant, comme si Philon ne savait pas imiter son maître avec mesure, respectant partiellement la lettre de sa conduite sans en comprendre l’esprit.
2)Hécatée d’Abdère : à part son nom, rien cette fois, sauf cette note de Brunschwig, éclairée par d’autres sources :
« Erudit connu pour ses recherches historiques et critiques, peut-être destinées à faire ressortir la diversité des croyances humaines et la vanité des prétentions des philosophes » (1)
Je pense à Montaigne, à l’Apologie de Raymon Sebon (Essais Livre II, chapitre XII) et à ce passage, entre mille du même acabit :
« Il n’est point de combat si violent entre les philosophes, et si âpre, que celui qui se dresse sur la question du souverain bien de l’homme duquel, par le calcul de Varron, naquirent 288 sectes. » (p.561 éd. de la Pléiade)
Certes l’histoire encourage une certaine forme de scepticisme mais en aucune manière à mes yeux le pyrrhonisme qui détruit la possibilité même du récit historique en ne permettant pas de faire la distinction entre « raconter l’histoire » et « raconter des histoires » !
3)Nausiphane de Téos : pas grand-chose sur lui sinon qu’il a été le maître d’Epicure et qu’il rapporte que son disciple «émerveillé par le style de vie de Pyrrhon lui demandait continuellement des informations à son sujet » (IX, 64). Bien sûr cela paraît en contradiction avec les jugements que plus loin Diogène attribue à Epicure à propos du même Pyrrhon : il le qualifiait d’ « ignorant et sans éducation » (X, 8). Brunschwig aplanit ainsi la difficulté :
« Ce jugement, apparemment très péjoratif, pourrait ne pas l’être dans la bouche d’Epicure, qui était, comme les Pyrrhoniens, un ennemi déclaré de l’éducation traditionnelle et des connaissances superflues »
Certes mais ces jugements négatifs sont présentés tout de même dans un contexte où sans aucune ambiguïté Epicure disqualifie tous les rivaux. C’est ainsi qu’il règle son compte à Aristote : « un dilapideur qui, une fois dévoré son patrimoine, est devenu soldat et marchand de drogues » (ibid.) Aussi je fais l’hypothèse suivante : si Epicure admire l’indifférence de Pyrrhon, c’est en tant que conduite, sans l’associer aux raisons du scepticisme qui sont bien sûr irrecevables pour le dogmatique qu’il était. Le dernier disciple est Timon, mais celui-ci mérite une note à lui tout seul.
(1)Ajout du 17-10-14 : les 20 pages consacrées à cet écrivain par le Dictionnaire des philosophes antiques commandent presque d'écrire un nouveau billet tout à lui consacré...

vendredi 29 avril 2005

Pyrrhon ou la négation du dialogue.

Platon dans le Banquet présente un Socrate absorbé par la méditation et capable de rester longtemps immobile à la recherche du vrai. Pyrrhon, lui, parle à voix haute en étant tout seul :
« On le surprit un jour se parlant à lui-même ; comme on lui en demandait la raison, il répondit qu’il s’exerçait à se rendre utile. » (IX, 64)
Ce n’est pas très étrange jusqu’à présent ; on peut penser que Pyrrhon répète en somme et fourbit les arguments anti-dogmatiques qu’il servira à ses disciples.
Ce qui est plus étonnant déjà, c’est qu’en réponse à des questions il entre dans un monologue :
« Dans les enquêtes (dialectiques), il n’était sous-estimé par personne, parce qu’il parlait en discours continu même en réponse à des questions. » (ibid.)
J’imagine que si cette manière de répondre lui vaut la reconnaissance de tous, c’est qu’elle met en valeur la fécondité de sa pensée.
En fait c’est bien plutôt l’indifférence à la présence d’autrui qui est ici mise en scène :
« Il restait toujours dans le même état – au point que, si quelqu’un le quittait au beau milieu d’un discours, il achevait ce discours pour lui-même – alors qu’il était agité et (…) dans sa jeunesse. » (IX, 63)
Diels semble combler la lacune avec beaucoup d’à propos en écrivant : « sensible aux applaudissements de la foule et ambitieux de gloire ».
Cependant ce choix rend-il complètement justice à la pensée pyrrhonienne ? Certes il va de soi que dans l’indifférence des valeurs la reconnaissance n’est pas digne d’être recherchée. Mais c’est plus radicalement l’existence même d’autrui qui est rendue douteuse : il n’est pas davantage présent qu’absent. Pourquoi donc cesser de parler quand il part, puisque, parti, il n’est pas davantage parti que non-parti ? Je fais donc l’hypothèse qu’il y a là comme une mise en scène solipsiste, si l’on accepte le paradoxe de cette expression contradictoire, qui évoque un arrangement fait pour autrui alors qu’on doute de son existence…
Diogène Laërce cite un passage d’un médecin sceptique, Théodose, dont le raisonnement me convainc que si le dialogue avec autrui est ainsi spectaculairement mis en question, c’est qu’ un échange d’idées suppose la possibilité d’identifier la pensée d’autrui, or cette possibilité même est rendue douteuse :
« Théodose, dans ses Résumés sceptiques, dit qu’il ne faut pas appeler pyrrhonienne la philosophie sceptique. Si en effet le mouvement de la pensée chez autrui est impossible à saisir, nous ne connaîtrons pas la disposition d’esprit de Pyrrhon ; et ne la connaissant pas, nous ne saurions pas non plus nous appeler pyrrhoniens. » (IX, 70)
Je ne commettrai donc pas l’erreur de m’appeler pyrrhonien sans quoi, aux dires radicaux et conséquents de Théodose, ces notes sur Pyrrhon se réduiraient à des mots vidés de sens par la contradiction !
Ce que je veux juste relever, c’est que ce doute que Théodose applique à Pyrrhon, j’imagine que Pyrrhon l’a appliqué à tous les autres qu’il rencontrait. Bien sûr, pas au point de se taire car il fallait bien qu’il leur communique la vérité sur l’inanité de leur esprit.
Paradoxalement, c’est cette attitude qui lui donne accès aux honneurs. La pensée sceptique atteint sans le vouloir ce que la folie ordinaire poursuit désespérément : non seulement la paix de l’esprit mais la reconnaissance de la cité (paix de l'esprit et reconnaissance de la cité seraient-ils des "effets essentiellement secondaires", c'est-à-dire des effets qu'on n'obtient pas si on les cherche directement ?)
D’abord, « son indifférence aux affaires lui attira beaucoup d’émules. » (IX, 64)
Aussi célèbre qu’un sophiste pourrait l'être d' avoir renoncé à la prétention au savoir !
Et Diogène Laërce cite avec à-propos ce passage des Silles de Timon :
« O vieillard, ô Pyrrhon, comment et d’où as-tu trouvé le moyen de te dépouiller
De la servitude des opinions et de la vanité d’esprit des sophistes ?
Comment et d’où as-tu dénoué les liens de toute tromperie et de toute persuasion ?
Tu ne t’es pas soucié de chercher à savoir quels sont les vents
Qui dominent la Grèce, d’où vient chaque chose, et vers quoi elle va. »(IX, 65)
C’est aussi sa cité, Elis, qui l’honore:
« Pyrrhon fut tenu en tel honneur par sa patrie qu’on le nomma au poste d’archiprêtre, et que l’on vota, en considération de lui, une exemption d’impôts pour tous les philosophes. » (IX, 64)
Enfin Athènes lui aurait décerné la citoyenneté.
Et tout cela me fait penser que du point de vue de n’importe quelle politique les citoyens sceptiques sont du pain bénit…

jeudi 28 avril 2005

Pyrrhon, le sage en cochon.

Je ne veux pas abandonner trop vite la référence au cochon, car il n’est pas simplement une bête sale qu’on lave dans l’indifférence, il est aussi une des incarnations animales du sage :
« Alors que les hommes d’équipage faisaient grise mine à cause d’une tempête, lui-même, gardant toute sa sérénité, leur remonta le moral en leur montrant sur le bateau un petit cochon qui mangeait, et en leur disant que le sage devait se maintenir dans un état semblable d’imperturbabilité. » (IX, 68 trad. Marie-Odile Goulet-Cazé))
Je me demande comment Pyrrhon pouvait rester pyrrhonien en remontant le moral aux marins affolés car il me semble que pour le faire, il ne faut pas dire que la situation n’est ni ceci ni cela mais il faut à coup sûr affirmer qu’elle n’a par exemple rien de désespérant, ce qui n’est pas tout à fait suspendre son jugement ! Et pourtant, si le sage sceptique a l’ataraxie du cochon, c’est bel et bien parce qu’il n’a pas à avoir peur de la tempête qui n’est ni un bien ni un mal mais est strictement inqualifiable, en vérité. Mais Pyrrhon a d’autres manières de se référer aux bêtes.
« Il comparait les hommes aux guêpes, aux mouches, aux oiseaux. » (IX, 67)
On peut interpréter variablement ce passage. En identifiant ces animaux à de petits, voire à de minuscules vivants, on met en relief que l’homme est un être sans importance, fragile et éphémère. Il me semble que la suite du texte favorise cette lecture :
« Il citait aussi ces vers (de l’Iliade) : Va, mon ami, meurs toi aussi : pourquoi gémir ainsi ? Patrocle aussi est mort, qui valait bien mieux que toi, Et tous les passages qui tendent à montrer l’insécurité, les vains soucis, en même temps que le côté puéril des hommes. » (ibidem)
C’est le Pyrrhon qui devait plaire à Emile Cioran, toujours désireux de magnifier la petitesse humaine. Cependant on peut aussi identifier ces insectes et ces volatiles à des animaux, sans plus. Ce qui revient à dire que le monde de l’homme n’est qu’à la mesure d’une espèce animale parmi tant d’autres. Adieu le Monde En Soi , bienvenue au monde-pour-homo sapiens !
« (Parmi les animaux) les uns ont telle constitution, les autres telle autre ; c’est pourquoi ils diffèrent aussi par leur sensibilité : par exemple les faucons ont une vue très perçante, les chiens un odorat très développé. Il est donc vraisemblable qu’aux animaux qui ont des yeux différents surviennent aussi des impressions visuelles différentes. »
Le réel ne se décrit jamais dans l’absolu mais toujours en relation avec un certain type de corps. Qu’on ne parte donc plus à la recherche du Bien et du Mal !
« Les feuilles de l’olivier sont comestibles pour la chèvre, elles sont amères pour l’homme ; la ciguë est une nourriture pour la caille, elle est mortelle pour l’homme (comment ici ne pas penser à Socrate, condamné à boire une fatale infusion de ciguë ?) ; le fumier est comestible pour le porc, non pour le cheval. » (IX, 80)
C’est sur la mouche que je terminerai aujourd’hui, elle me servira de trait d’union entre Pyrrhon, Diogène Laërce et Nietzsche. Voici donc la mouche très pyrrhonienne encore dans cette page sceptique qui ouvre Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873) de Friedrich Nietzsche :
« Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’ « histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. Telle est la fable qu’on pourrait inventer, sans parvenir à mettre suffisamment en lumière l’aspect lamentable, flou et fugitif, l’aspect vain et arbitraire de cette exception que constitue l’intellect humain au sein de la nature. Des éternités ont passé d’où il était absent ; et s’il disparaît à nouveau, il ne se sera rien passé. Car il n’y a pas pour cet intellect de mission qui dépasserait le cadre d’une vie humaine. Il est au contraire bien humain, et seul son possesseur et son créateur le traite avec autant de passion que s’il était l’axe autour duquel tournait le monde. Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » (Ecrits posthumes 1870-1873, traduit par Michel Haar et Marc B. de Launay, Gallimard 1975)
Etre pyrrhonien : préférer le cochon serein à la mouche narcissique.

mercredi 27 avril 2005

Pyrrhon en homme de ménage.

« Il disait, en effet, que rien n’est beau ni laid, juste ni injuste ; et que de même pour tous les attributs de ce type, aucun n’existe en vérité, mais que c’est par coutume et par habitude que les hommes font tout ce qu’ils font ; en effet, selon lui, chaque chose n’est pas davantage ceci que cela. » (IX, 1100) C’est classique de mettre en évidence la faiblesse logique du scepticisme en montrant qu’il se fonde contradictoirement sur la vérité. Si « chaque chose n’est pas davantage ceci que cela », on ne peut pas soutenir que le beau et le laid par exemple sont des valeurs davantage produites par la coutume et l’habitude que conformes à la réalité des choses. Mais les sceptiques l’ont su, d’où cette inhabituelle analogie entre les arguments qu’ils utilisent et les purgatifs : « Notre assertion aussi, après avoir aboli les autres, s’élimine d’elle-même par retournement, à l’égal des purgatifs, qui, après avoir fait s’évacuer les matières, s’évacuent eux-mêmes par le bas et sont éliminés. » (IX, 76) Cependant ce n’est pas l’incohérence du scepticisme systématique que je veux aujourd’hui mettre en relief mais la réhabilitation de la vie ordinaire à laquelle il conduit. A dire vrai, la vie ordinaire n’est en aucune façon meilleure que la vie exceptionnelle, puisqu'un tel jugement supposerait un critère absolu que le scepticisme même juge inaccessible. Le sceptique la suit à la manière dont on suit machinalement le chemin tracé devant soi : les usages quotidiens ne sont ni bons ni mauvais, ils commandent une pratique dont on n’a ni les raisons de se défaire ni les raisons d’en faire l’éloge. Accuser les sceptiques de conformisme serait ne pas comprendre leur indifférence par rapport à toutes les valeurs et toutes les vérités. Si les coutumes habituelles sont respectées, c’est seulement dans la mesure où elles permettent de faire l’économie d’une question sans réponse absolument vraie: que faire ? Il n’y a rien à faire et donc pourquoi ne pas faire le ménage ? « Il vivait en tout bien tout honneur avec sa sœur, qui était sage-femme à ce que dit Eratosthène dans son livre Sur la richesse et la pauvreté ; c’est en ce temps qu’il portait lui-même au marché, pour les y vendre, des volailles, si cela se trouvait, et des petits cochons, et faisait le ménage à la maison, en toute indifférence. On dit aussi qu’il lava lui-même un porcelet, par indifférence» Hors contexte, un tel comportement pourrait valoir comme une illustration de la condamnation de la richesse et des honneurs. Mais Pyrrhon, qui était pauvre au début de sa vie (IX, 62) et dont Diogène Laërce ne dit nulle part qu’il s’est un jour enrichi, vit comme un pauvre vit d’ordinaire, sans esclaves et en mettant la main à la pâte. Un sceptique riche pourrait tout aussi bien se faire servir par une armée de serviteurs. Le sceptique s’en tient aux apparences, non pas parce qu’il est pris à leurs pièges ( pour penser cela, il faudrait avoir à sa disposition une réalité digne de ce nom), mais parce qu’au fond il n’y a rien à trouver derrière les apparences On m’accusera, à juste titre peut-être, de surinterpréter mais je ne peux pas ne pas relever qu’à l’origine Pyrrhon était un peintre. Or, le peintre, dans la pensée platonicienne, est celui qui éloigne de l’essence des choses car il s’en tient aux apparences des réalités sensibles. Pyrrhon, lui, avant même d’être pyrrhonien, a pris le parti des apparences.

mardi 26 avril 2005

Pyrrhon, disciple peu secourable, mais maître secouru.

« Un jour qu’Anaxarque était tombé dans un marécage, il continua son chemin, sans lui prêter main-forte ; mais alors que certains lui en faisaient reproche, Anaxarque lui-même fit l’éloge de son indifférence et de son absence d’attachement. » (IX, 63)
Il est bien sûr exclu d’interpréter cette anecdote comme illustration de l’égoïsme car ces vies sont remarquables et l’égoïsme est très ordinaire. Sans rien savoir de la doctrine sceptique, si l’on ose cette expression paradoxale, on pourrait voir dans le geste de Pyrrhon la forme extrême de la réussite du maître. Ce dernier aurait tant appris à son disciple l’indépendance qu’il en paierait le prix sous une forme finalement plutôt magistrale. Anaxarque, qui n’était pas sceptique, pouvait l’entendre ainsi. Mais il ne s’agit pas seulement de cela car Pyrrhon est sur la voie d’une indifférence bien plus fondamentale puisqu’elle le conduira à ne pas pouvoir distinguer le vrai du faux, le réel de l’apparent, la science de l’opinion :
« Il était conséquent avec ces principes jusque par sa vie, ne se détournant de rien, ne se gardant de rien, affrontant toutes choses, voitures, à l’occasion, précipices, chiens, et toutes choses de ce genre, ne s’en remettant en rien à ses sensations. Il se tirait cependant d’affaire, à ce que dit Antigone de Caryste, grâce à ses familiers qui l’accompagnaient. » (IX, 62)
J’imagine cet homme volontairement aveugle et sourd, guidé par les disciples, soucieux de préserver sa vie aussi longtemps que possible pour qu’il continuât de délivrer sa muette leçon sur les sens. Ils ont réussi dans leur tâche puisqu « il vécut jusque vers quatre-vingt dix ans » (ibid.). Lequel d’entre eux s’est-il aperçu que le succès de leur conduite, à ses disciples aveuglés, était un démenti constant de la leçon du maître ? Mais le cours de philosophie appliquée laissait place par moments à une réaction naturelle du maître :
« Un jour qu’un chien s’était précipité sur lui et l’avait effrayé, il répondit à quelqu’un qui l’en blâmait qu’il était difficile de dépouiller l’homme de fond en comble ; il fallait affronter les vicissitudes d’abord par les actes, dans toute la mesure du possible, et à défaut, par la parole. » (IX, 66)
Le chien ici n’est pas le chien cynique, c’est juste un chien, un vrai chien, dont on a peur et qui mord. Il n’est pas « endoctriné » si on peut dire et vient de l’extérieur de la doctrine à l’assaut du philosophe qui réagit en homme mais tout de même garde assez d’esprit pour tirer la leçon de sa peur : le scepticisme n’est pas donné, c’est une dure conquête, jamais gagnée. Le chien cynique jouait le jeu du philosophe : même quand il lui était hostile, il donnait encore au philosophe l’occasion de se battre comme un chien (cf la note du 2-03-05). Dépouiller l’homme ne veut pas dire ici lui enlever sa parure sociale d’usages arbitraires et de désirs superflus, mais se défaire du philosophe, du dogmatique en lui. En effet pour Pyrrhon il y a un point commun entre l’homme apeuré et le philosophe. Certes ce dernier se vante de dépasser les pensées communes mais ce qu’il partage avec l’homme de la rue, c’est la conviction que le chien est bel et bien réel. Certes un platonicien n’appellera pas réelle la même chose que Monsieur tout le monde ou qu’un épicurien, mais ce qui les unit tous, c’est que, facilement ou au prix d’efforts, ils pensent être en mesure d’appliquer correctement la distinction entre la réalité et l’apparence. Mais il y a dépouillement et dépouillement : le premier degré est donc verbal, il s’agit de se retenir de proférer des vérités. Le sceptique ne professe pas et, si on ne dispose d’aucun texte de Pyrrhon, ce n’est pas que, comme trop souvent, tout est perdu mais parce qu’il n’a rien écrit. C’est un point commun avec Socrate mais le sens d’une telle abstention est bien distinct dans les deux cas : si le maître de Platon n’a rien écrit, c’est au nom de la valeur du dialogue et de la pensée en progrès. Si Pyrrhon lui s’est aussi retenu d’écrire, c’est au nom de l’impossibilité (elle-même insoutenable) de dire le vrai. Professeur de scepticisme, c’est une contradiction dans les termes. Ce serait enseigner dogmatiquement l’inanité de tous les dogmes. Et pourtant, en marchant dans ses ténèbres imaginaires, Pyrrhon ne professe-t-il pas à sa manière ? Mais le scepticisme théorique ne suffit pas ; c’est la pratique sceptique qui est le comble de l’accomplissement. Elle mène paradoxalement le philosophe droit à l’échec, à la souffrance et à la mort, du moins quand il fait cours sous cette forme dangereuse et au cas improbable où la bande attentive des disciples épris ne volerait pas à son secours. Il arrivait en effet à Pyrrhon de vivre comme tout le monde :
« Enésidème dit que s’il philosophait selon la formule théorique de la suspension du jugement, il ne manquait cependant pas de prévoyance dans ses actions au jour le jour. » (IX, 62)
On pourrait croire que Pyrrhon, fatigué, lâche du lest. Non, c’est une autre manière de dire le cours.

lundi 25 avril 2005

Pyrrhon, disciple d' Anaxarque (2)

C’est curieux que la seule autre anecdote que Diogène rapporte à propos d’Anaxarque se réfère aussi à une blessure. Mais cette fois ce n’est plus Nicocréon qui l’inflige à Anaxarque, c’est Alexandre qui, pour une cause indéterminée, perd son sang :
« En tout cas, il remit à sa place Alexandre, qui pensait être un dieu : voyant du sang qui lui coulait d’une blessure, il le montra de la main en lui disant : « Voici bien du sang, et non pas "Cet ichôr qui coule dans les veines des dieux bienheureux " (IX, 60)
Jacques Brunschwig rappelle que cette citation de l’Iliade évoque le fluide immortel qui coule dans le corps des dieux. Anaxarque semble penser qu’Alexandre n’est rien de plus qu’un corps alors que lui-même dans le défi qu’il lance à Nicocréon paraît surplomber son corps de très haut. Cependant il n’y a pas de contradiction : s’il démystifie le pouvoir et lui rappelle son humanité, ce n’est pas pour nier la possibilité d’une certaine surhumanité mais pour mettre en évidence que cette surhumanité-là n’est pas à chercher du côté du succès politique mais de la prouesse éthique, de l’héroïsme moral. Que la grenouille se ridiculise à se prendre pour le bœuf ne veut pas dire que toutes les manières d’être grenouille se valent ! C’est l’ambiguïté d’une certaine référence au divin : celui qui se prend pour un dieu n’est qu’un pauvre homme, à qui il faut montrer sa misère ; en revanche celui qui prend au sérieux l’idée qu’il est un homme tend vers la divinité. Diogène ajoute que « Plutarque dit que c’est Alexandre lui-même qui dit cela à ses amis. » (ibid.). Si c’est vrai, j’imagine que c’est parce que « notre Anaxarque fut le compagnon d’Alexandre. » (IX, 58) Alexandre aurait été rendu lucide sur sa nature par la fréquentation d’un philosophe. A ce propos, c’est étrange d’apprendre que Nicocréon, qui est décrit dans la vie d'Anaxarque comme une brute sadique, fréquentait pourtant les philosophes si l’on en croit ce que rapporte Diogène à propos de Ménédème d’Erétrie :
« Sa franchise en fait faillit lui faire courir des dangers à Chypre alors qu’il était avec son ami Asclépiade chez Nicocréon (une note savante m’apprend qu’il a régné de 331 à 310). Le roi célébrait en effet une fête mensuelle à laquelle il les avait conviés comme il avait convié les autres philosophes ; Ménédème dit alors que si c’était une bonne chose de réunir de tels hommes, il fallait que la fête eût lieu chaque jour ; mais que si ce n’était pas le cas, dans la circonstance présente aussi c’était superflu (il semble qu’ici Ménédème défende à sa manière la thèse platonicienne du philosophe-roi). A quoi le tyran répondit en disant que c’était ce jour-là qu’il avait du loisir pour écouter les philosophes ; Ménédème insista en s’obstinant de plus belle, démontrant au beau milieu du sacrifice (voici chez ce philosophe mégarique un trait fort cynique : considérer que l’accomplissement d’un sacrifice ne suspend pas l’exercice du raisonnement juste ) qu’il fallait écouter les philosophes en toute circonstance, au point que si un joueur de flûte ne les avait pas fait partir, c’en était fini d’eux (merci à cet anonyme musicien d’avoir empêché le « meunier de malheur » de broyer aussi Ménédème) Aussi, comme ils étaient aux prises avec la tempête sur le bateau qui les ramenait, Asclépiade dit, à ce qu’on raconte, que si l’art du joueur de flûte les avait sauvés, la franchise de Ménédème les avait perdus. » (II, 129-130 traduction de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Ainsi les dieux ne prennent pas le parti du philosophe et donnent raison à cette brute de Nicocréon qui, s’il n’aime pas s’exercer dialectiquement avec les philosophes, accomplit néanmoins impeccablement les rites… Ce Nicocréon qui n’apparaît que deux fois dans les Vies y est bizarrement toujours lié à la tempête : quand elle ne lui rend pas le service de lui apporter sur ses côtes un Anaxarque dont il veut se venger, elle malmène en signe des dieux et à sa place le raisonneur sacrilège. On peut lire aussi la remarque d’Asclépiade comme un avertissement fort classique : si on échappe aux pouvoirs humains, en revanche pas moyen de se mettre à l’abri des puissances divines.

dimanche 24 avril 2005

Pyrrhon, disciple d'Anaxarque (1)

C’est à Pyrrhon que je vais désormais m’intéresser mais sans me détourner de cette source bien- aimée que sont les Vies et doctrines des philosophes illustres que Diogène Laërce a écrite au début du 3ème siècle et qui est publiée à la Pochothèque dans une édition magnifique par son exactitude et sa précision. Après les Épicuriens, les Cyniques et les Stoïciens, c’est le temps de quelques chroniques consacrées au scepticisme. Cependant, avant de me concentrer sur les faits et gestes du fondateur du scepticisme, je dois quelques lignes à la vie exemplaire d’un de ses deux maîtres : Anaxarque (de l’autre, Bryson , fils ou disciple de Stilpon, on ne sait rien). Sa pensée nous est inconnue, même si, comme le dit Jacques Brunschwig (qui est le traducteur des textes que je vais commenter librement), « il représente un chaînon intéressant entre la tradition démocritéenne et Pyrrhon » (p.1038). Comme le même Brunschwig en fait l’hypothèse, c’est sans doute par sa tenue morale qu’il s’est fait du jeune Pyrrhon un disciple. Voyez plutôt :
« Notre Anaxarque, donc, fut le compagnon d’Alexandre ; il était dans sa pleine maturité pendant la cent-dixième Olympiade. Il se fit un ennemi de Nicocréon, tyran de Chypre. Un jour, dit-on au cours d’un banquet, Alexandre lui ayant demandé ce qu’il pensait du dîner, il répondit : « Tout est somptueux, ô roi ; à ceci près qu’il aurait fallu y servir la tête d’un certain satrape » ; ce qui était une pique contre Nicocréon. Ce dernier lui en garda une rancune durable : après la mort du roi, Anaxarque ayant été, au cours d’un voyage en mer, jeté contre son gré à Chypre, Nicocréon s’empara de sa personne, le fit jeter dans un mortier et meurtrir avec des pilons de fer. Mais lui, sans se soucier de la torture, prononça le mot célèbre : « Broie le sac d’Anaxarque ; mais Anaxarque, tu ne le broies pas. » Nicocréon ayant alors ordonné qu’on lui coupât la langue, on raconte qu’il se la coupa avec ses dents et la lui cracha au visage. » (IX, 58-59)
Cracher sa langue au visage d’un tyran, c’est aussi ce qu’a fait Zénon d’Elée (IX, 27), en devançant le supplice qui attend celui qui n’a pas su tenir sa langue. L’un et l’autre, sans être stoïcien, illustrent hyperboliquement ce détachement par rapport au corps, idéal antique qui dépasse largement le stoïcisme. Cela ne revient pas nécessairement à penser constamment son corps comme n’étant rien de plus qu’un sac ; cette pensée qui vide le corps de la personne se présente comme une arme dans le contexte d’une attaque où le corps est pris pour la personne (quoi de plus naturel d’ailleurs ?). Alors le philosophe se retire de son corps, au point que se défaire de sa propre langue n’est pas se priver de manière surhumaine de la possibilité de parler mais juste donner à celui qui le veut un morceau de cadavre.(1) Cette fin sanglante inspire à Diogène Laërce le poème suivant :
« Broyez donc, Nicocréon, et broyez encore plus fort : ce n’est qu’un sac. Broyez toujours : Anaxarque est depuis longtemps chez Zeus. Et toi, Perséphone te déchirera un moment avec ses pointes de fer, En te disant ces mots : « Puisses-tu crever, meunier de malheur ! » (ibid.)
Je relève ce bonheur d’expression « meunier de malheur » : on pourrait qualifier ainsi tous les tortionnaires si l’on parvenait à penser qu’ils ne détruisent que des sacs de peaux et d’os. Mais pour nous ce sont des personnes qui souffrent et ces textes ne nous offrent que de belles et illusoires fins, de ces fins qui n’en sont pas car celui qui finit a jusqu’au bout le dernier mot même s’il y perd …la langue.
(1) Ajout du 26-10-14 : " Quiconque n'est pas inférieur au plaisir, à la peine, à la réputation, à la richesse, et qui peut s'en aller lorsqu'il lui plaît, en crachant son corps entier à la face de quelqu'un, de qui est-il l'esclave ? À qui est-il soumis ?" (Épictète, Entretiens, III, XXiV, 71, La Pléiade, p.1028)

samedi 23 avril 2005

Les sophismes de Chrysippe.

« Contre un dialecticien qui s’était mis à attaquer Cléanthe et lui soumettait des sophismes, il dit : « Cesse de soustraire le vieil homme aux sujets plus sérieux qui lui incombent ; c’est à nous autres les jeunes que tu dois proposer de tels sophismes. » (VII, 182)
C’est donc aux apprentis qu’il convient de repérer dans un raisonnement ce qui sous sa justesse apparente en fait une argumentation vicieuse. En guise de conclusion de ces chroniques consacrées à Chrysippe, voici quelques sophismes qu’il proposait à ses élèves. Je laisse aux lecteurs la tâche d’en repérer les embûches. Je ne cache pas que ce qui m’étonne est leur facilité, j’imagine que ceux qui exigent un peu plus de sagacité ont été perdus. Je commence par le plus grossier :
1)« Si tu parles de quelque chose, cela sort de ta bouche ; or, tu parles d’un char ; donc un char sort de ta bouche. »
2) « Celui qui dévoile les mystères aux profanes commet un acte impie ; or l’hiérophante dévoile les mystères aux profanes ; donc l’hiérophante commet un acte impie. »
3)« Ce qui n’est pas dans la cité, cela n’est pas non plus dans la maison ; or il n’y a pas de puits dans la cité ; donc il n’y en a pas dans la maison. »
4)« Il y a une tête, mais tu n’as pas cette tête-là ; or il y a une tête que tu n’as pas ; donc tu n’as pas de tête. »
5)« Si quelqu’un est à Mégare, il n’est pas à Athènes ; or il y a un homme à Mégare ; donc il n’y a pas un homme à Athènes. »
6) « Ce que tu n’as pas perdu, tu le possèdes ; or tu n’as pas perdu de cornes ; donc tu as des cornes. »
Il s’agit donc de confronter le disciple à des raisonnements que certes personne ne défend ordinairement et dont l’incorrection saute généralement aux yeux, de façon à le conduire à articuler clairement les raisons pour lesquelles ils sont absolument indéfendables. Il est amené ainsi à opérer de précieuses clarifications. De cette manière, le sixième sophisme aide par exemple à réaliser que « perdre quelque chose » implique « l’avoir possédé ». La deuxième prémisse du syllogisme correspond à un mauvais usage du mot (on ne peut pas perdre ce qu’on n’a jamais eu) et conduit à une conclusion fausse. Le raisonnement reste formellement correct comme on le voit si on le transcrit ainsi : Tout ce qui n’est pas perdu est possédé Or, x est n’est pas perdu Donc x est possédé. La faiblesse du raisonnement ne vient donc pas ici de son incohérence formelle mais d’un usage de « perdre quelque chose » qui n’est pas, comme on dirait en termes wittgensteiniens, conforme à sa grammaire. Je laisse à chacun le soin, s’il en a le désir, de débrouiller les autres fils. Pour ceux qui sont déçus par la facilité de la tâche, voici une énigme supplémentaire transmise par Lewis Carrol dans sa Logique sans peine :
« Tout philosophe est logique Un homme illogique est toujours têtu Quelques personnes têtues ne sont pas philosophes »
Chrysippe aurait-il jugé qu'il s'agit ici d'un sophisme ?

Commentaires

1. Le mardi 24 janvier 2017, 17:42 par Gerbert d'Aurillac
Vous avez bien vu que, dans le syllogisme cornu, le mot « perdu » n’a pas le même sens dans les deux prémisses. Dans la première prémisse, si elle est vraie et doit donc être admise, « ce que tu n’as pas perdu » veut dire en effet strictement « ce que tu as eu et n’a pas depuis lors cessé d’avoir ». Dans la deuxième prémisse, si elle est vraie et doit donc être admise, « ce que tu n’as pas perdu » a un sens différent et plus large qui peut être « ce qu’il ne t’est pas arrivé de perdre, que tu l’aies pu, parce que tu avais la chose, ou que tu ne l’aies pas pu, parce que tu ne l’avais pas ». Or ce deuxième emploi est parfaitement légitime. Je peux dire que je n'ai pas eu d'accident de moto, même si je n'ai jamais fait de moto et bien que le fait d'avoir un accident de moto implique d'avoir fait au moins une fois de la moto. Ce faux syllogisme n'est-il donc pas tout simplement un paradoxe, c’est-à-dire un jeu de mots ? On est en présence de l'emploi d'un mot dans un sens inattendu, ce caractère inattendu dans le contexte n'étant pas signalé, ni par conséquent perçu comme tel. Son caractère de sophisme ne tient-il pas seulement à l'intention de son auteur (et à la connaissance qu'il a du jeu de mot qui fait tout le sel de sa formule) ? Quelle est la différence entre un jeu de mot et un paradoxe ? Entre un paradoxe et un sophisme ?

vendredi 22 avril 2005

Chrysippe, pornographe.

Commençons par répéter l’hommage ironique que je rends de temps en temps à Robert Genaille :
« Dans son livre Sur les physiologies antiques, Chrysippe raconte des saletés sur Héra et sur Zeus, écrivant en 600 vers, des choses que personne ne pourrait dire honnêtement. C’est là, disent-ils, une histoire éhontée qu’il a écrite, et, bien qu’il la loue comme naturelle, qui convient mieux à des débauchés qu’à des dieux. » (VII, 187)
Richard Goulet rectifie :
« Dans l’ouvrage Sur les anciens physiologues , il décrit de façon obscène une représentation des rapports entre Héra et Zeus, disant vers les lignes 600 ce que personne ne répéterait sous peine de se souiller la bouche. Il décrit en effet, à ce qu’on rapporte, cette histoire de la façon la plus obscène, même s’il en fait l’éloge comme porteur d’un enseignement physique ; elle convient en effet davantage à des prostituées qu’à des dieux. »
D’une traduction à l’autre, Chrysippe perd en prolixité mais reste accusé d’avoir décrit les dieux comme s’ils n’en étaient pas. Cependant son récit ne porte pas directement sur le couple divin, mais sur un tableau le représentant : la dimension sacrilège diminue déjà, même s’il semble ne pas avoir utilisé des euphémismes mais des mots crus pour rendre compte de cette peinture. J’aimerais bien savoir de quel enseignement physique est porteuse cette histoire (au passage pourquoi Goulet choisit-il donc le masculin « porteur » ?) Si quelque lecteur a accès au Stoicorum Veterum Fragmenta de H. von Arnim, qu’il me dise ce qu’il trouve à ce sujet dans le deuxième volume p. 1072-1074 ! Mais que signifie sous la plume d’un stoïcien la description osée d’un tableau osé ? S’il s’agissait d’un disciple d’Epicure, je serais perplexe car l’école épicurienne a dépeint les dieux comme d’éternels sages unis par l’amitié, modèles des hommes (cf la note du 14-02-05). Un épicurien ignorerait une telle image qui le confirmerait seulement dans la certitude que le commun des hommes se représente les dieux sur leur modèle. Mais le stoïcisme, lui, est allé plus loin dans la mise en question du polythéisme : les dieux n’existent pas. La représentation du couple divin est en réalité la représentation de rien du tout car il n’y a pas de personne divine. La dénonciation de l’anthropomorphisme naïf est radicale :
« Dieu est un être vivant immortel, rationnel, parfait ou bien un être intelligent vivant dans la béatitude, ne pouvant recevoir en lui rien de mauvais, exerçant une providence sur le monde et sur les êtres qui sont dans le monde. Il n’a cependant pas de forme humaine. » (VII, 147)
Ce Dieu vivant « qui pénètre à travers toutes choses » reçoit des noms différents selon la partie de la nature qu’il organise : s’il s’agit de l’air (qui se dit en grec aera), on l’appellera Hera. La déesse n’est donc qu’une personnification de l’air. Il en va de même pour Héphaïstos, allégorie du feu, Poséidon qui symbolise l’eau et Déméter, image de la terre. Quant à Zeus (Zena), il est la cause de la vie (zen). Le tableau de Zeus et d’Hera faisant l’amour n’est pas sacrilège aux yeux du stoïcien, puisque ces noms ne renvoient à aucune personne divine (qu’on pourrait rabaisser au rang des prostituées alors qu’elle mériterait une représentation à sa hauteur). J’imagine que dans ce tableau Chrysippe n’a vu qu’une description d’un comportement amoureux humain possible, qu’il fallait décrire en termes humains et duquel il a, en pédagogue faisant feu de tout bois, tiré une leçon de science naturelle.

jeudi 21 avril 2005

Chrysippe, nécrophage.

C’est juste une ligne, discrète mais si intrigante :
« Au troisième livre de son traité Sur le juste vers la ligne 1000, il prescrit de manger même les morts. »(VII, 188)
Genaille se ridiculise en associant le contre-sens au comique involontaire :
« Il emploie jusqu’à mille vers à dire qu’il faut manger les morts»
Comment comprendre qu’il soit juste de manger les morts ? C’est simplement le cynique en Chrysippe qui parle. Ici on est loin en effet du respect des devoirs qui vont de pair avec l’accomplissement de telle ou telle fonction sociale. Plus tard les stoïciens abandonneront cette partie de l’héritage cynique, quitte à détourner de leur sens les pratiques usuelles. Il faut bien relever que l’anthropophagie est ici prescrite et non seulement licite. Ce serait une fausse piste de penser qu’il s’agit ici de ce que Lévi-Strauss appelle une anthropophagie positive, comme celle décrite par Pierre Clastres dans la Chronique des Indiens Guayaki. Dans cette ethnie, d’ailleurs sévèrement réprimée par les missionnaires chrétiens, les morts sont mangés par leurs proches afin de les préserver des mauvaises influences. Il ne s’agit pas ici d’une forme inhabituelle d’inhumation mais du refus de tout rite funéraire. Quel qu’il soit, le rite est un usage arbitraire qui n’a en lui-même aucune valeur éthique. La participation aux rites civiques n’est pas une garantie de vie bonne. Cette étrange prescription n’est donc pas à identifier à une affirmation de la valeur de l’anthropophagie mais à une négation de la valeur des rites funéraires. Alors s’éclaire l’acceptation de l’inceste :
« Dans son ouvrage Sur la république, il dit qu’on peut s’unir avec sa mère, ses filles et ses fils. » (ibid.)
Si la prohibition de l’inceste est ce qui unifie toutes les cultures quelle que soit leur diversité, comme Lévi-Strauss l’a pensé, la pratique de l’inceste n’est en aucune manière le refus de la répression, mais bien la disqualification du social dans ses fondements même. Le modèle ici n’est pas le libertin mais l’animal qui au hasard des rencontres satisfait ses besoins. Encore une fois il s’agit de mettre en relief que ce qui donne de la valeur à la vie est la vertu et que celle-ci n’est pas identifiable au respect des usages matrimoniaux ou familiaux. C’est aussi l’homosexualité qui devient équivalente à l’hétérosexualité, toutes deux radicalement neutres du point de vue moral. L’homosexualité incestueuse n’est pas doublement scandaleuse mais doublement innocente. Mais reste une énigme. Pourquoi Chrysippe n’a-t-il pas commandé la pratique de l’inceste ? Est-ce la répulsion éveillée ordinairement par la nécrophagie qu’il faut contre balancer par un commandement ? L’ordre de transgression est-il justifié là où le franchissement de l’interdit n’est en rien facilité par les tendances spontanées ? Faut-il se faire un devoir de ne pas respecter les rites s’ils ont pour eux le dégoût et la répulsion ?

mardi 19 avril 2005

Humain, trop humain, cet âne.

Je vais faire mourir un peu tôt Chrysippe mais je ne veux pas perdre de vue la vieille femme ; or, elle joue un certain rôle dans la seconde version de sa mort. En effet on sait déjà depuis longtemps que ces philosophes antiques meurent plusieurs fois : il y a, n’est-ce pas, plusieurs manières de mourir sagement et deux, voire trois morts sont tout de même d’une meilleure pédagogie. La première leçon est lumineuse :
« Alors qu’il enseignait à l’Odéon, à ce que dit Hermippe, il fut invité par ses disciples à un sacrifice. Dans cette circonstance, ayant absorbé un vin doux non coupé d’eau, il fut pris de vertige et quitta le monde des hommes au bout de cinq jours, ayant vécu 73 ans. » (VII, 184)
C’est le corps qui lâche (et déjà on savait les jambes fragiles), à part cela aucune faute, loin de là même, puisqu’il s’agit de la participation à un sacrifice. Mort dans l’exercice de ses fonctions, pourrait-on dire. En effet ce n’est pas pur conformisme de sacrifier aux dieux quand on est stoïcien :
« Les sages sont pieux, car ils ont l’expérience des coutumes qui concernent les dieux. La piété est la science du culte des dieux. De plus, les sages sacrifieront aux dieux et ils sont purs. Ils repoussent en effet toutes les fautes contre les dieux. Les dieux s’émerveillent d’eux, car ils sont sains et justes envers le divin. Seuls les sages sont prêtres, car ils ont étudié les sacrifices, les fondations, les purifications et toutes les autres institutions appropriées aux dieux (ne le prenez pas pour un bigot ! Bientôt je clarifierai ce que les Stoïciens entendent par les dieux) » (VII Exposé général des doctrines stoïciennes)
Diogène qui ne semble pas comprendre qu’on peut être sage, sans l’être à la Socrate, en monolithe imperméable à l’alcool, se moque de cette manière de quitter la scène (mais c’est systématique : à la fin de chaque vie, il se gausse, est-ce sa manière à lui de faire payer aux Illustres son obscurité ?) :
« Chrysippe eut la tête qui tourne après avoir vidé à grande gorgée la coupe de Bacchus. Il ne considéra ni le Portique, ni sa patrie, ni son âme, Mais partit vers la maison d’Hadès »( ibid.)
Ce que Diogène interprète comme une fuite à l’anglaise, c’est, pour moi, une mort fort humaine finalement, pour une fois. Mais il y l’autre. Chrysippe se rattrape ; c’est la surenchère :
« Certains cependant disent qu’il mourut atteint d’une crise de rire. Comme en effet un âne lui avait mangé ses figues, il dit à la vieille femme : « Donne maintenant à cet âne du vin pur pour faire passer les figues ». En riant trop fort il mourut. » (VII, 185)
Cet âne, c’est le contraire de l’animal que les Cyniques prenaient pour modèle et voulaient donc imiter. Alors qu’on était habitué à voir le sage jouer à l’animal frugal, voici une bête dans le rôle de l’homme gourmand. Plus exactement, Chrysippe se sert de la vieille femme pour mettre l’animal dans une situation telle qu’on dira : « Mais il se prend pour un homme cet âne ! » Un âne à qui on ferait boire du vin pur, ça serait une excellente image au fond d’un homme trop peu sage. Loin de l’identifier à l’essentielle simplicité, Chrysippe surcharge l’animal de traits humains. Si même les animaux prennent l’homme pour modèle, on peut bien rire, mais il faut avoir tous les succès d’une vie de sage derrière soi pour ne pas être troublé par cet âne fait homme. « Tout le contraire du bon âne Cléanthe, mon vénéré maître » a dû se dire Chrysippe dans un ultime hoquet.

lundi 18 avril 2005

Chrysippe et la vieille femme.

Je m’interroge sur la vieille femme qui accompagne Chrysippe dans sa vie; je ne veux pas la laisser être simplement un trait accidentel dans sa vie, une contingence. J’aimerais lui donner la nécessité d’un personnage dans un roman ou sur une toile, en n’oubliant pas que ces vies, sans doute jamais vécues, sont d’abord écrites. La première fois que Diogène la mentionne, c’est pour en faire un témoin de la fécondité littéraire de Chrysippe :
« Quant à la vieille femme qui était à son service, comme le dit Dioclès, elle prétendait qu’il écrivait chaque jour cinq cents lignes. » (VII, 181)
C’est une servante et je l’imagine sur le modèle de Céleste Albaret qui est attentive aux faits et gestes de Monsieur Proust. Elle l’aurait vu écrire beaucoup et régulièrement. Quoi de plus ordinaire ! Mais est-ce encore elle qui témoigne que Chrysippe, quand il boit, ne s’affaiblit que physiquement ?
« Dans les soirées où l’on buvait, il restait tranquille, bien que ses jambes le fissent tituber ; ce qui amenait la servante à dire : « Seules les jambes de Chrysippe s’enivrent » (183)
Elle s’exprime de manière originale, cette servante, et met bien en évidence, sans le savoir, que Chrysippe n’est tout de même ici qu’un demi Socrate ! Car ce dernier, quand il buvait, restait autant inchangé physiquement que moralement: à la fin du Banquet, après avoir parlé et bu toute la nuit, il est le seul à ne même pas s’assoupir mais à repartir au petit matin aux activités du jour qui commence. Chrysippe, lui, est à moitié homme : s’il boit trop, c’est le corps qui trinque, mais seulement le corps. Cette seule anecdote en dit long sur le stoïcisme : comment rester le même dans un corps qui change au milieu d’un monde qui change, c’est le problème de ces sages. En somme, Chrysippe, c’est l’incarnation d’une impossibilité logique : l’ivresse sobre ou la sobriété ivre. Il y aura d’autres figures du même type comme l’ému apathique ou le compatissant froid. Mais, à dire vrai, ce ne sera pas exactement pareil car l’ému apathique sera un apathique dont le devoir est de participer à l’émotion d’un ami par exemple. Il ne sera au fond qu’indifférent, dans le bon sens du terme (c’est un des apports des Stoïciens d’avoir donné un sens à l’expression « indifférence dans le bon sens du terme »). En revanche Chrysippe est réellement ivre et réellement sobre, sauf qu’en étant deux en un, ce n’est pas contradictoire. Chrysippe n’est pas une personne, c’est un esprit dans un corps et quoi de plus ordinaire qu’un phare battu par la mer ! Je reviens à la vieille femme :
« Il semble avoir été quelque peu arrogant. En tout cas, malgré tous les ouvrages qu’il composa, il n’en a dédié à aucun roi. Il se contentait seulement d’une vieille femme, comme le dit Démétrios dans ses Homonymes. » (185)
J’ai donc une définition de la vieille femme : elle était cette personne qui tout au long de sa vie a contenté Zénon. Cela reste énigmatique. Qu’apportait-elle à Chrysippe ? Le contentement s’explique-t-il par son caractère exceptionnel (ce n’est plus Céleste) ou par la simplicité de Chrysippe dont l’exceptionnalité réside dans le fait qu’il se contente de n’importe qui ? Richard Goulet ne choisit pas et préfère présenter lumineusement l’alternative :
« On peut comprendre ou bien qu’il préférait le jugement de cette vieille femme à celui des rois, ou bien qu’il n’avait à son service que cette servante et ne chercha pas à obtenir des puissants des dons qui lui eussent permis d’améliorer son train de vie. » (note 2 p. 904)
J’opte (un peu arbitrairement) pour la première hypothèse : ni l’âge ni la féminité ne sont des obstacles à la sagesse. Reste que son apparition évoque dans ce texte un personnage étrange, entre domestique et ami. Elle est toujours présente, mais jamais intime. Elle l’observe au quotidien mais ne diffuse pas de secrets. Je pense au proverbe. « Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre ». Hegel dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire justifie ainsi :
« Ce n’est pas parce que celui-là n’est pas un héros, mais parce que celui-ci n’est qu’un valet. »
Je n’exclus pas que Chrysippe ait été un héros pour la vieille femme : elle était peut-être juste un être raisonnable qui finissait de jouer le rôle de sa vie, la servante d'un philosophe.

dimanche 17 avril 2005

Chrysippe, le redécouvreur.

Comme on a perdu la fin du livre VII des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, c’est par la force des choses le dernier des anciens stoïciens auxquels je consacrerai mon feuilleton. Donc rien sur Zénon de Tarse, Diogène (encore un), Apollodore, Boéthos, Mnésarchidès, Mnasagoras, Nestor, Basilide, Dardanos, Antipatros, Héraclidès, Sosigénès, Panétius, Hécaton, Athénodore, un autre Athénodore, Antipatros, Arius et Cornutus. J’imagine que je pourrais glaner quelque part des renseignements biographiques sur eux, voire même des fragments de leur philosophie, mais la meilleure source reste définitivement tarie. J’ aime bien les derniers mots du livre VII :
« Sur ce qui est dit au sujet de… »
C’est le 162ème titre, mutilé bien sûr, des 705 livres de Chrysippe et par hasard, mais comme pour annoncer l’indétermination de tous ceux qui suivent, c’est donc un livre sur… rien en somme. Ces si nombreux ouvrages n’ont pas comme seule fonction de mettre en relief la dimension à nouveau herculéenne de cette vie : ils ont bel et bien été écrits. C’est un fait que trois cents après sa mort, au premier siècle, le philosophe Cornutus laisse en héritage au poète Perse 700 livres de Chrysippe. Ce dernier ne manquait donc pas de souffle ; d’ailleurs il était, comme son maître Cléanthe, un athlète, mais coureur de fond et non pugiliste. Ce qui en revanche le distingue radicalement de Cléanthe, c’est qu’ « il était un homme plein de dons naturels et doué d’une grande vivacité sous tous rapports. » (179). Cependant ce n’est pas un hétérodoxe. Il est convaincu de la vérité de la doctrine puisqu’il demande qu’on lui enseigne les conclusions mais il veut découvrir par lui-même les démonstrations. Je crois qu’il ne veut pas innover en justifiant de manière nouvelle la thèse consacrée, il veut seulement exercer son intelligence : il m’apparaît donc comme un excellent élève, capable de faire aussi bien que les fondateurs du savoir auquel il veut être initié. Donc Chrysippe ne trouve pas, il retrouve. J’en veux pour preuve son usage des citations, abondant si l’on en croit Apollodore d’Athènes dans son Recueil de doctrines :
« Si l’on enlevait en effet des livres de Chrysippe toutes les citations étrangères, on ne trouverait plus que des feuilles blanches » (181)
Quel usage rassurant de la citation ! Elle est mobilisée non pour présenter une position différente, mais sa propre position (qui est en plus celle de toute une communauté) déjà annoncée et soutenue avant par d’illustres témoins. Ainsi il stoïcise Euripide :
« Un jour dans l’un de ses écrits il cita la quasi-totalité de la Médée d’Euripide ; quelqu’un qui avait le livre en main dit à celui qui lui demandait ce qu’il tenait : « La Médée de Chrysippe » (180)
Ce n’est pas du tout un plagiat, c’est l’illustration de l’intemporalité de la vérité (stoïcienne). Comme les pères de l’Eglise trouveront dans le Manuel d’Epictète un christianisme avant la lettre, Chrysippe trouve dans les tragédies euripidiennes la vérité déjà dite. On est heureusement sorti de la longue époque où les philosophes pensaient que la Vérité parlait à travers leur bouche et à travers celles de tous ceux qu’avant eux elle avait habité. Aujourd’hui on serait plutôt porté à se demander pourquoi les philosophes se sont donnés si longtemps un si beau rôle.(1) Chrysippe n’est pas seulement par cela loin de nous, il est aussi très éloigné de Socrate. La philosophie n’est plus le dialogue incertain et souvent inabouti qui, au-delà des opinions, vise les Essences, elle est une tradition qui accumule les preuves d’une Vérité déjà trouvée et toujours conservée. Je pense à Schopenhauer qui reproduira bien plus tard cette représentation de la philosophie en cherchant jusque dans les Vedantas la répétition des vérités qui composent sa philosophie qui n’a bien sûr rien, mais rien du tout, de schopenhauerien :
« Cette théorie a toujours existé. D’abord elle est la première, la plus essentielle des idées contenues dans le plus vieux livre du monde, les Védas sacrés, dont la partie dogmatique, ou pour mieux dire ésotérique, se trouve dans les Upanishads. (…) Elle faisait aussi le fond de la sagesse de Pythagore (…) C’est à cela que se réduit ou peu s’en faut toute la doctrine de l’Ecole éléate : le fait est bien connu (…) De nos jours enfin, Kant ayant achevé d’anéantir le vieux dogmatisme, si bien que le monde étonné en contemple les débris fumants, la même idée a reparu dans la philosophie éclectique de Schelling : Schelling prend les doctrines de Plotin, de Spinoza, de Kant et de Jacob Boehme. » (Le fondement de la morale, IV, traduction de Burdeau)
Comment élève de Schopenhauer aurais-je pu ne pas être schopenhauerien ! Quel plus beau rêve que de s’inscrire dans une si longue Tradition de Vérité ?
(1) Ajout du 18-10-14 : mais à trop douter de la possibilité de connaître la vérité, on risque de priver la philosophie de toute fonction et de toute portée.

vendredi 15 avril 2005

Sphaïros du Bosphore.

Des 31 livres écrits par ce disciple de Cléanthe et comme d’habitude tous perdus, je ne sais donc rien, si j’excepte celui qui a pour titre Sur la semence. Si le maître avait publié Sur le plaisir, en revanche rien de lui sur la génération, qui pourtant, dans le cadre de la physique, est l’objet d’une doctrine ; comme Diogène Laërce rapporte en VII, 159 dans son exposé général du stoïcisme les thèses de l’école sur la semence en en attribuant quelques-unes à Sphaïros, j’ai donc un maigre fragment de son apport :
« Et Sphaïros dit que la semence vient des corps dans leur totalité ; de fait, elle est génératrice de toutes les parties du corps. Ils disent cependant que la semence de la femelle n’est pas féconde. Elle est en effet privée de tension, rare et pleine d’eau, comme le dit Sphaïros. »
Si, comme l’avait écrit Cléanthe la femme peut être aussi sage que l’homme, en revanche la nature féminine ne permet pas de procréer mais de recevoir seulement la semence fécondante. C’est dans le corps de la femme que l’ouvrage de l’homme prend forme, vieille thèse. Mais la semence ne désigne pas seulement le sperme humain, c’est, au plus haut niveau, Dieu lui-même qui n’est pas, comme nous sommes habitués à le penser, cet étrange Esprit infini et éternel qui a créé le monde mais bien la Semence qui ordonne et structure le monde. Aussi étonnant que cela puisse nous paraître, Dieu, alias l’Intellect, alias le Destin, alias Zeus (VII, 135) est un corps qui engendre le monde pensé comme être vivant :
« De même que la semence est contenue dans la liqueur séminale, de même Dieu est la raison séminale du monde. » (136)
On réalise que, même si le Manuel d’Epictète a été, après quelques aménagements mineurs, un ouvrage médité dans les monastères de la chrétienté, la physique stoïcienne et la physique chrétienne, si on peut dire, sont radicalement distinctes. Certes elles ont en commun de penser que le monde a un sens indépendamment de celui que les hommes donnent à leur vie. Sans aucun doute la physique contemporaine a plus d’affinités avec l’épicurisme, pour lequel la réalité n’a pas de raisons mais seulement des causes dépourvues de toute finalité. On ne sait rien de la mort de Sphaïros. Je ne doute pas en tout cas qu’il ait été rusé. On se rappelle comment Ariston de Chios, l’élève hétérodoxe, avait été la victime du vilain tour de Persaïos désireux de réfuter ainsi la thèse selon laquelle le sage n’a pas d’opinions (09-04). A malin, malin et demi : cela semble avoir été la règle de ces cercles stoïciens. A son tour, Ptolémée Philopator, roi d’Egypte et si l’on en juge par l’anecdote monarque philosophiquement éclairé, lui tend un piège de la même veine :
« Une discussion étant un jour survenue sur la question de savoir si le sage pouvait avoir des opinions et Sphaïros prétendant qu’il ne pouvait avoir d’opinion, le roi qui voulait le réfuter (et si, au fond, Ptolémée, tel Antigone Gonatas, n’avait pas agi en philosophe amateur mais en puissant politique, désireux au fond de rabattre le caquet d’un philosophe, auteur comme tant d’autres d’un ouvrage sur la royauté ?) ordonna que l’on servît des grenades de cire (j’imagine la batterie d’artisans mobilisée par le royal projet pour faire ce « trompe-l’-œil-et-la-main-et-le-nez-philosophiques »). Comme Sphaïros s’était laissé prendre, le roi s’écria qu’il avait donné son assentiment à une représentation fausse. Sphaïros lui répondit avec à-propos, disant qu’il avait ainsi donné son assentiment non pas au fait que c’étaient des grenades, mais au fait qu’il était raisonnable que ce fussent des grenades et qu’il y avait une différence entre la représentation compréhensive (le jugement objectivement vrai) et le raisonnable. » (VII, 177)
Il y a en effet une différence nette entre « juger vrai que ces objets sont des grenades » et « juger vrai qu’il est raisonnable, vues les apparences et sous réserve qu’elles soient démenties, que ces objets sont des grenades. » Une dernière anecdote le met à nouveau en relation avec le monarque mais cette fois à travers un intermédiaire :
« Comme Mnésistratos (on ne sait par ailleurs rien de lui) l’accusait d’avoir dit que Ptolémée n’était pas roi, il dit : « Tel qu’il est, Ptolémée est aussi un roi. »
Mnésistratos a-t-il compris la subtilité de cette réponse elliptique ? Si Ptolémée a le titre de roi, il n’en est réellement pas digne. Il est donc un roi sans en être un. Décidément, Ptolémée Philopator a perdu la bataille contre Sphaïros.

jeudi 14 avril 2005

Rêverie sur des titres de livres disparus.

Laërce donne 50 titres de livres écrits par Cléanthe et dont il assure qu’ils étaient très beaux. De certains, je devine le contenu. Ainsi le Contre Démocrite devait être une réfutation du hasard au nom de la Providence. D’autres sont transparents car leur titre est la thèse qui y est défendue : Que la vertu est identique pour l’homme et la femme ou Que le sage (peut) pratiquer la sophistique ( ce « peut » entre parenthèses m’intrigue d’autant plus qu’aucune note dans cette édition pourtant savante des Vies ne vient m’éclairer et que Genaille a choisi lui un titre tautologique et rassurant par sa simplification : Que le sage philosophe - un sage grec qui ne philosophe pas, c’est en effet une contradiction dans les termes, comme un cercle carré ou un jour nocturne ! ). Un intitulé, Sur Gorgippe, fait exister pour un instant un certain penseur dont on ne sait rien par ailleurs, alors que d’autres, comme les quatre livres d’Exégèses d’Héraclite, sont consacrés à des célébrités de la philosophie. Beaucoup se réfèrent à des valeurs sûres du stoïcisme ( Sur la liberté ou les trois livres Sur le devoir ) et j’ai l’idée un peu naïve que leur perte n’est pas aussi grave que celle de ceux consacrés à la jalousie, à la réputation, à l’honneur : si ces trois livres avaient été conservés, on ne se contenterait pas de dire que les stoïciens ont condamné la jalousie, ce qui certes n’est guère original (de quel point de vue autre que celui du jaloux pourrait-on en faire l’éloge ? Qui écrira une Apologie de la Jalousie ?) et ont considéré la réputation et l’honneur comme des « indifférents ». Certains titres me semblent déplacés : c’était à un épicurien, me dis-je superficiellement, d’écrire un Art d’aimer ; d’autres me laissent vraiment perplexes : qu’a-t-il pu écrire Sur les géants ou Sur l’hyménée ? Et puis pour finir j’invente des titres : Sur l’argentSur DiogèneSur les esclaves et je m’imagine écrivant un faux livre de Cléanthe ou du moins de substantiels fragments…Faussaire en philosophie, je crois que ça n’existe pas, c’est à inventer, même si ça ne serait peut-être rien de plus que du cynisme mal compris. C’est la monnaie qu’il faut falsifier, pour en dénoncer la valeur, pas la philosophie. Je vais laisser Cléanthe, un peu à regret. Son nom est si important dans la liste des pères fondateurs, mais qu’écrire de plus à son propos ! Sa mort est presque un remake de celle de son maître ; il saute sur la première occasion, qu’il interprète comme un signe du destin, pour se laisser mourir. Genaille donne au prétexte une dimension tout de même inquiétante ( c’est d’après lui une tumeur à la gencive) mais Goulet le réduit à la dimension du doigt cassé de Zénon et ce n’est plus qu’une gingivite ! Ce qui singularise cependant sa mort, c’est qu’à la différence de celle du maître qui était accablé par les maux des vieillards, elle met fin à une vie en bonne santé. La raison de ce suicide est la longueur de la vie déjà vécue, comme si, au bout d’un certain temps, le rôle joué, à toujours être joué identiquement et parfaitement, perdait de son prix. Comme ces morts de philosophes sont irréellement belles ! C’est bien souvent le point final du livre de leur vie. La mort mise comme un point sur un i. Pas de débandade, jusqu’au bout une démonstration. Mais je me rappelle Pascal, plus humain :
« Le dernier acte est sanglant, quelque que belle que soit la comédie en tout le reste » (Pensée 154, éd. de la Pléiade)
On peut compléter par la pensée 134 :
« Ce que les stoïques proposent est si difficile et si vain. »
A ses yeux, si les stoïciens ont eu raison de mettre en relief la grandeur de l’homme, ils ont été aveugles à sa misère. A ce prix-là, ils ont manqué Dieu.

mercredi 13 avril 2005

Cléanthe, âne et fier de l'être.

Ce n’est pas seulement la terre, creusée par Cléanthe, qui ne donne pas de fruits, c’est son propre esprit !
« Il travaillait beaucoup, mais il était peu doué par nature et excessivement lent. » (VII, 170).
On se moque de lui :
« Il supportait les quolibets de ses condisciples et acceptait de s’entendre appeler un âne, disant que lui seul pouvait supporter le faix de Zénon. » (VII, 171)
Malin l’imbécile ! Il détourne l’injure et en fait un compliment : de buté, il devient résistant au poids des tâches. Du devoir, il comprend l’essentiel, qu’il faut le porter. Alors devenir âne est un idéal humain difficile.
Bon, il reconnaît tout de même sa bêtise :
« Souvent il s’injuriait lui-même. L’entendant faire, Ariston lui dit : « Qui donc injuries-tu ? » Et lui dit en riant : « Un vieil homme, qui a des cheveux gris mais nulle intelligence » (ibid.)
Attention ! Ce n’est pas un portrait accablant de lui-même qu’il fait, c’est juste une proclamation : j’ai tout gagné à la force du poignet ! Pas servi par la nature, donc d’autant plus méritant. De l’art de se faire des compliments en s’insultant. Ces philosophes antiques sont de sacrés fieffés. Je ne me trompe pas. Il n’accepte que les jurons qu’il peut tourner en éloges. Face aux vraies insultes, il reste de marbre et s’illustre d’autant :
« Comme le poète Sosithéos (un illustre inconnu : je ne trouve que cette occurrence de son nom dans ces 1400 pages des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce) au théâtre s’en prenait à lui en sa présence en disant : « Ceux que la folie de Cléanthe conduit comme des bœufs » il garda sa contenance. S’émerveillant de ce fait, les spectateurs applaudirent Cléanthe et chassèrent Sosithéos ( le spectacle n’est pas sur scène mais dans la salle, on le savait, ces philosophes sont des comédiens de leur idéal ). Quand ce dernier éprouva du remords pour l’insulte (qu’il lui avait infligée), Cléanthe l’accueillit, disant qu'il serait anormal que Dionysos et Héraclès ne se fâchent pas quand ils sont moqués par les poètes, et que lui prenne mal la première diffamation venue. » (VII, 173)
Bas les masques ! Le tâcheron montre son vrai visage : un aspirant à la divinité. Le héros Hercule ne lui suffit plus, c’est d’un dieu qu’il se veut l’image.