Affichage des articles dont le libellé est Freud. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Freud. Afficher tous les articles

mercredi 7 avril 2021

Les limites des bienfaits apportés au " sac de peau " ou ne pas tout miser sur le système vaso-dilatateur.

Il y a plusieurs manières de nier l'âme et ses raisons. On ne voudra pas dire par là que l'âme (je pourrais aussi bien dire ici l'esprit) est indépendante du cerveau, qu'elle lui survit, etc. On suggérera plus tôt que le bonheur ne peut pas compter que sur les mille et une techniques du corps qui fleurissent, sous leurs versions laïques ou religieuses. La méfiance présentée ici vis-à-vis d'une réduction matérialiste de la personne est d'inspiration religieuse, elle est donnée ici pour sa part de vérité, que la religion soit vraie ou non, et pour sa troublante ressemblance avec les versions psychanalytiques, ortho- ou hétérodoxes (mais combien de fois on a déjà insisté sur la parenté entre les examens chrétien et freudien de ses osbcurités !). C'est Georges Bernanos qui formule cette révision à la hausse des raisons animiques dans un roman de 1927, L'imposture :

" Par malheur, et pour le scandale de la Bête matérialiste, il n'est pas bon, ni sûr, de se croire tout à fait à l'abri, dans son sac de peau, des entreprises de l'âme. Éviter de scruter les intentions, se contraindre à ne connaître de l'événement moral que son contrecoup sur le système vaso-dilatateur mène à une déception très amère. L'homme peut bien se contredire, mais il ne peut entièrement se renier. L'examen de conscience est un exercice favorable, même aux professeurs d'amoralisme. Il définit nos remords, les nomme, et par ainsi les retient dans l'âme, comme en vase clos, sous la lumière de l'esprit. À les refouler sans cesse, craignez de leur donner une consistance et un poids charnels. On préfère telle souffrance obscure à la nécessité de rougir de soi, mais vous avez introduit le péché dans l'épaisseur de votre chair, et le monstre n'y meurt pas, car sa nature est double. Il s'engraissera merveilleusement de votre sang, profitera comme un cancer, tenace, assidu, vous laissant vivre à votre guise, aller et venir, aussi sain en apparence, inquiet seulement. Vous irez ainsi de plus en plus secrètement séparé des autres et de vous-même, l'âme et le corps désunis par un divorce essentiel, dans cette demi-torpeur que dissipera soudain le coup de tonnerre de l'angoisse, l'angoisse, forme hideuse et corporelle du remords. Vous vous réveillerez dans le désespoir qu'aucun repentir ne rédime, car à cet instant même expire l'âme. C'est alors qu'un malheureux écrase d'une balle un cerveau qui ne lui sert plus qu'à souffrir." (Le Livre de Poche, 1965, p. 27-28)

Loin de m' encourager à un tournant tala, ce texte à mes yeux insiste sur le danger (cognitif, eudémonique, peut-être éthique) de réduire tous les malaises à des causes, les raisons n'étant pas vraiment prises au sérieux et sans doute, sans la multiplication des stages de " développement personnel ", je ne l'aurais pas mis ainsi en valeur.
Bernanos engage en fait à se soucier d'avoir les raisons vraies de ses états, mettant ainsi en évidence les limites des gymnastiques purement physiques (on pourrait dire aussi bien neurologiques). Que Dieu n'existe pas et que l'inconscient soit une autre idole, voire une drôle d'idole, n'enlève rien à cette défense du sérieux des raisons de l'âme, envisagées dans leur contenu (sont-elles vraies ?) et dans leurs effets (sont-elles bénéfiques ?), Bernanos suggérant bien sûr le bénéfice des raisons vraies - ce qu'un athée mutatis mutandis peut  aussi, à sa façon, accepter, ou nier s'il croit que les raisons vraies ne laissent place à  aucune espérance justifiée, et n'apportent même pas le bien-être de leur possession...

Mais qu'on n'aille pas maintenant tomber dans les outrances à la Groddeck... Il y a une réalité des causes malgré l'autonomie des raisons ! 
Il y a en somme deux morts de l'âme, par aveuglement : ne pas voir les raisons, ne pas voir les causes. D'ailleurs la possibilité du divorce suppose bien le couple !



samedi 6 janvier 2018

Ce que la philosophie ne doit pas être !

Dans Véracité et vérité (2002), Bernard Williams s'en prend aux négateurs (deniers) ; ce ne sont pas des sceptiques qui, selon lui, se contentent de douter de la possibilité de la connaissance de la vérité ; non, les négateurs, eux, mettent en question l'existence même de la vérité. À vrai dire, Bernard Williams prend au sérieux ces négateurs même s'il pense qu'ils ont tort. En effet ils réalisent lucidement et entre autres qu'on ne peut pas faire l'économie de l'interprétation dans certains domaines comme les sciences historiques par exemple, mais, au lieu de prendre la mesure de la difficulté de distinguer entre interprétations raisonnables et interprétations tendancieuses, " ils ont l'impression que cela a quelque chose à voir avec la vérité et (...) ils étendent leur inquiétude à la notion de vérité elle-même." (Gallimard, 2006, p.19).
Ce qui m'intéresse aujourd'hui est ce qui, d'après Bernard Williams, pousse ces négateurs à ne pas s'en tenir à une simple méfiance épistémique quant aux interprétations :
" (...) animés du désir bien connu de dire quelque chose qui soit à la fois immensément général, profondément important et rassurant de simplicité (...) " (ibidem)
Williams ne le dit pas, mais ce désir n'est-il pas satisfait aussi par la religion ? L'idée me vient au souvenir de ce qu'écrit Freud dans L'avenir d'une illusion (1927). Traitant des dogmes religieux, Freud écrit :
" Comme ils nous renseignent sur ce qui, dans la vie, nous semble le plus important et le plus intéressant, ces dogmes sont estimés particulièrement haut." (trad. Marie Bonaparte, PUF, Paris, 1973, p.35)
Freud a été aussi sensible à l'excessive généralité de tout système philosophique, même s'il a jugé que la philosophie, à cause de son élitisme et de sa difficulté, n'était pas, à la différence de la religion, une menace sérieuse pour la science :
" (...) la philosophie s'accroche à l'illusion de pouvoir livrer une image du monde cohérente et sans lacune, qui doit pourtant s'écrouler à chaque nouveau progrès du savoir." (Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, Paris, p.214-215).
Mais ce désir pointé par Bernard Williams, n'est-il pas possiblement et plus couramment au sein des classes, au coeur même de l'enseignement basique de la philosophie, d'autant plus que l'auditoire est jeune, avide de formules bouleversantes, systématiques et simples à la fois ? Dans ces conditions, apprendre à philosopher sérieusement, c'est cultiver, à contre-courant, dans l'auditoire l'amour du particulier, le souci du secondaire, l'acceptation de la complexité. L'élève devra comprendre que, pour éviter d'être un bullshiter, il aura à se casser la tête sur un problème particulier qui, une fois clarifié, ne clarifiera pas tout. Or, c'est difficile à transmettre car, même s'il a acquis dans sa scolarité un réel esprit scientifique et pas seulement des connaissances scientifiques (ce qui est rare), l'élève attend de l'enseignement philosophique qu'il lui donne accès à de quoi satisfaire le désir repéré par Bernard Williams. S'il est porté à aimer la philo, c'est souvent, sinon contre la science, du moins pour cesser d'être contraint par la discipline qu'elle exige. Comment lui faire accepter que la vérité ne fait pas de cadeau, nulle part, et qu'on ne s'en approche que si on a discipliné le désir de l'avoir toute et tout de suite ?

Commentaires

1. Le dimanche 7 janvier 2018, 18:28 par Geels Clanap
Freud ne connaissait, en matière de philosophie, que la philosophie universitaire de son époque, très élitiste en effet. Des gens comme Spengler ou Keyserling n'étaient pas vraiment tenus comme philosophes, même s'ils sont des précurseurs de nos philosophes pour foules. Mais s'il avait connu les Onfray, Badiou, et autres, il n'aurait pas dit que la philosophie n'est pas comme la religion une menace pour la science
2. Le dimanche 7 janvier 2018, 20:11 par Philalèthe
Oui, la nuisance de la philosophie, je veux dire sa capacité à nuire aux progrès de la raison, est  proportionnelle à sa popularité et inversement proportionnelle à sa qualité...

jeudi 28 janvier 2016

La croyance dans l'inconscient freudien, un possible handicap cognitif.

Il m'est arrivé que certains de mes élèves soient transformés par un cours sur la psychanalyse.
Tant qu'ils ne disposaient pas des opinions freudiennes sur l'inconscient, leurs argumentations ayant comme objet l'esprit étaient peut-être laborieuses mais restaient prudentes, appuyées tantôt sur la psychologie commune un peu systématisée, tantôt sur l'introspection un peu rigoureuse.
Mais, après avoir découvert l'existence possible de l'inconscient, là où ils cogitaient humblement, les voilà qui, face à toute énigme relative à l'esprit, triomphants, s'écrient " Bon Dieu ! mais c'est l'inconscient, bien sûr ! "
Finie la recherche personnelle, commence la religion de l'inconscient.
Aussi ai-je lu avec plaisir ces lignes d'´Élie Rabier dans la partie de sa Psychologie où en 1884, donc bien avant le freudisme, il argumente contre l'idée que les phénomènes psychologiques conscients peuvent être aussi inconscients, toutes choses égales par ailleurs :
" L'inconscient n'est qu'un Deus ex machina qu'il est commode de faire intervenir chaque fois qu'on trouve des phénomènes un peu difficiles à expliquer. La philosophie de l'inconscient est en somme une philosophe paresseuse qui coupe court à la recherche de ce que Newton appelle les verae causae, c'est-à-dire des causes dont on peut constater l'existence et déterminer la nature. Autrefois on se dispensait de chercher les causes réelles en rapportant tout à Dieu. La philosophie de l'inconscient suit au fond la même méthode, ce qui lui est d'autant plus facile, que l'inconscient, étant de sa nature indéterminable, ne répugne à rien, se prête à tout et qu'on peut l'invoquer indifféremment à tout propos. Tant vaudrait dire avec les Gnostiques que la raison suprême de tout, c'est l'Abîme et le Silence." (Leçons de philosophie, p.67)
Je n'irai pas jusqu'à soutenir que la philosophie de l'inconscient est paresseuse, mais pour sûr, elle favorise quelquefois la paresse de l'esprit chez qui en prend connaissance.

Commentaires

1. Le mercredi 3 février 2016, 09:00 par Arnaud
1°)L'inconscient, un Deus ex machina qu'on invoque lorsqu'on est confronté à des phénomènes difficiles à expliquer ? Pourquoi pas, mais on pourrait dire aussi bien qu'on y fait appel à propos de phénomènes d'observation courante auxquels on tient à donner une profondeur qu'ils n'ont pas au regard de la psychologie ordinaire : tous ceux qui relèvent de la "psychopathologie de la vie quotidienne". Il est vrai que la "fausse reconnaissance" est un phénomène qui paraît plus complexe qu'un simple lapsus...
2°) Les élèves ne sont-ils pas refroidis très vite dans leur enthousiasme lorsqu'on étudie avec eux des critiques de la pensée freudienne solidement argumentées ?
2. Le mercredi 3 février 2016, 18:41 par Philalethe
1) La question est de savoir si la profondeur est requise pour expliquer les phénomènes en question. La découvre-t-on ou l'invente-t-on ? Cela dit, cette profondeur dote à tort ou à raison l'intériorité d'une richesse et d'une complexité qui peuvent être sources de plaisir narcissique. Chacun se sent important d'abriter un combat de géants. Wittgenstein a aperçu cela.
2) Sans doute mais je suis surpris de voir que, critiquée ou pas, la psychanalyse fait recette auprès de la plupart des lycéens. Ils y trouvent, comme je viens de l'écrire, un bénéfice et, comparée à elle, la sociologie est une sacrée douche froide. L'exposé de la psychanalyse est favorable aussi aux complicités libidinales alors que la référence aux champs, aux habitus etc n'est vraiment pas sexy.
3. Le mercredi 3 février 2016, 21:06 par Elias
Concernant le danger que la profondeur dont les explications freudiennes dote notre intériorité soit une illusion, le parallèle qu'établit Freud entre sa démarche et les interprétations superstitieuses devrait mettre la puce à l'oreille :
"je crois au hasard extérieur (réel), mais je ne crois pas au hasard intérieur (psychique). C’est le contraire du superstitieux : il ne sait rien de la motivation de ses actes accidentels et actes manqués, il croit par conséquent au hasard psychique ; en revanche, il est porté à attribuer au hasard extérieur une importance qui se manifestera dans la réalité à venir, et à voir dans le hasard un moyen par lequel s’expriment certaines choses extérieures qui lui sont cachées. Il y a donc deux différences entre l’homme superstitieux et moi : en premier lieu, il projette à l’extérieur une motivation que je cherche à l’intérieur ; en deuxième lieu, il interprète par un événement le hasard que je ramène à une idée. Ce qu’il considère comme caché correspond chez moi à ce qui est inconscient, et nous avons en commun la tendance à ne pas laisser subsister le hasard comme tel, mais à l’interpréter."
Psychopathologie de la vie quotidienne
L'inconscient freudien ou la théorie du complot intérieur ...
4. Le jeudi 4 février 2016, 11:06 par Philalethe
La théorie du complot unifie trop pour bien correspondre à l'esprit selon Freud.
C'est plutôt l' État engagé et dans une guerre civile et dans une guerre internationale (la Syrie par exemple serait alors une bonne métaphore de l'esprit)
5. Le samedi 6 février 2016, 20:16 par clodoweg
Si j'ai bien compris le texte cité, l'inconscient est un handicap cognitif par rapport à la croyance en Dieu qui constitue le handicap cognitif de référence.
Mais, justement, les voies de l'inconscient ne sont pas impénétrables et le fait de l'invoquer ne dispense pas de faire le travail d'interprétation qui constitue la raison d'être de la Psychanalyse.
6. Le dimanche 14 février 2016, 21:29 par Philalethe
Bien sûr, je parlais seulement d'un usage scolaire dont j'ai eu l'expérience.

jeudi 4 décembre 2014

Même Freud savait qu'il est rationnel de ne pas toujours chercher le sens de ce qui se passe.

Je dois à Max Schur le billet d'aujourd'hui. Le médecin de Freud, dans son ouvrage, La mort dans la vie de Freud (1972), rapporte que pendant l'hiver 1910-1911, Freud a souffert pendant plusieurs semaines de migraines avec l'esprit confus et des difficultés de concentration. Consulté, son ami et disciple Carl Jung qualifie de "psychogéniques" les symptômes en question - "le maître n'aura peut-être pas mené assez loin son auto-analyse" se dira alors le lecteur jungien-.
En fait, ces malaises n'ont pas de raisons, que des causes, c'est ce que le maître apprend au disciple dans une lettre du 17 Février 1911 :
" Cher ami,
(...) Il me faut (...) vous donner de plus amples détails. De jour on ne pouvait pas sentir l'odeur du gaz parce que le robinet étant fermé, il ne s'échappait pas. Mais quand, le soir, j'étais assis auprès de la lampe de mon bureau, de dix heures à une heure, le gaz s'échappait par une dislocation entre le tuyau métallique du gaz et l'embout du caoutchouc qui mène au tuyau revêtu de la lampe. À cet endroit, à l'examen, s'est élevée une flamme. Je ne sentais rien parce que j'étais assis là enveloppé de fumée de cigares, tandis que le gaz se mélangeait lentement à l'atmosphère. Je suis encore maintenant très fier de ne pas avoir rapporté à une névrose les maux de tête particuliers qui apparaissaient ou se renforçaient justement pendant le travail du soir, et la détestable peine à me souvenir que j'avais pendant le jour, qui me faisait constamment me demander : mais qui donc a dit cela, quand cela s'est-il produit, etc. Je conviens en revanche que je m'étais résigné à des états artériosclérotiques. Maintenant toute la fantasmagorie a disparu sans laisser de traces. Les maux de tête se sont lentement retirés dans les trois jours qui ont suivi le remplacement de l'embout." (Tel Gallimard, 1975, p.315)
Alain aurait aimé à coup sûr l'anecdote, lui qui a nié l'existence de raisons inconscientes.Il écrivait dans un propos du 8 décembre 1922, intitulé Bucéphale :
" Lorsqu'un petit enfant crie et ne veut pas être consolé, la nourrice fait souvent les plus ingénieuses suppositions concernant ce jeune caractère et ce qui lui plaît et déplaît ; appelant même l'hérédité au secours, elle reconnaît déjà le père dans le fils ; ces essais de psychologie se prolongent jusqu'à ce que la nourrice ait découvert l'épingle, cause réelle de tout."
Texte à méditer car qui de nous n'a pas tété, bambin, le catéchisme freudien ?

mardi 24 juin 2014

Révision à la baisse conjointe des rois et de la raison.

En Espagne, certains voudraient abolir la monarchie.
Freud dans Une difficulté de la psychanalyse en donnait en tout cas, déjà il y a presque un siècle, une image pitoyable (c'est la psychanalyse en personne qui s'adresse au lecteur) :
" Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. "
Aristote, lui, dans l' Éthique à Nicomaque faisait un usage de cette même métaphore politique tout en l'honneur des rois. Dans son analyse de la délibération (III, 5), il identifie la partie dominante de l'homme, son intellect, au roi et celui qui réalise le choix délibéré au peuple :
" Chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a ramené à lui-même le principe de son acte, et à la partie directrice de lui-même, car c'est cette partie qui choisit. Ce que nous disons là s'éclaire encore à la lumière des antiques constitutions qu'Homère nous a dépeintes : les rois annonçaient à leur peuple le parti qu'ils avaient adopté." (113 a)
Avant Aristote, Platon dans La République avait eu l'idée de comprendre la cité juste sur le modèle de l'homme juste, le philosophe-roi de l'une étant la raison de l'autre. Mais je ne sais pas si, antérieurement à lui, cette métaphore a été cultivée.
Ajout du 25-06-14 :
" L'intelligence n'est plus cette reine majestueuse qui, étrangère aux accidents de la vie individuelle, dicte à la pensée des lois souveraines. Elle rentre dans le circuit vital et elle n'est pleinement elle-même intelligible que par là." (Émile Bréhier, Transformation de la philosophie française, Flammarion, 1950, p.88)

vendredi 13 avril 2012

Locke contre la thèse : l' âme pense toujours ou Il arrive qu'en visant Descartes on atteigne sans le savoir Freud !

Après avoir nié la réalité des idées innées, John Locke continue d'argumenter contre le cartésianisme en refusant à l'âme la propriété de penser toujours. À cette fin, il invoque l' expérience commune selon laquelle on n' a pas conscience de penser toujours : le souvenir du sommeil sans rêves. Or, de manière amusante, on peut lire (anachroniquement bien sûr) certaines de ses lignes comme jetant aussi le soupçon - mais pour nous seulement- sur la croyance freudienne dans une pensée inconsciente. Par exemple, ce passage :
" Réveillez un homme d'un profond sommeil, et demandez-lui à quoi il pensait dans ce moment. S'il ne sent pas lui-même qu'il ait pensé à quoi que ce soit dans ce temps-là, il faut être grand devin pour pouvoir l'assurer qu'il n' a pas laissé de penser effectivement. Ne pourrait-on pas lui soutenir avec plus de raison, qu'il n'a point dormi ? C'est là sans doute une affaire qui passe la philosophie ; et il n' y a qu'une révélation expresse qui puisse découvrir à un autre, qu'il y a dans mon âme des pensées, lorsque je ne puis point y en découvrir moi-même. Il faut que ces gens aient la vue bien perçante pour voir certainement que je pense, lorsque je ne le saurais voir moi-même, et que je déclare expressément que je ne le vois pas" (Essai sur l'entendement humain, I, II, 19, trad. Coste)
On réalise que, si on peut voir, à la rigueur, ce passage comme critiquant la psychanalyse, c'est parce qu' au-delà de leurs différences Descartes le rationaliste et Locke l'empiriste partagent la thèse que " thinking consists in being conscious that one thinks", ce qui conduit Locke à soutenir que la proposition " l'homme pense et n'en a pas conscience" est aussi inintelligible que cette autre " l'homme a faim et n'en a pas conscience".

mardi 21 février 2012

Copernic et l'humiliation cosmologique (Freud) : la marquise n'est pas d'accord.

C'est Freud qui écrit :
" Je voudrais exposer que le narcissisme universel, l'amour-propre de l'humanité, a subi jusqu'à ce jour trois grandes vexations de la part de la recherche scientifique.
a) L'homme croyait au début de ses recherches, que son lieu de résidence, la Terre, se trouvait immobile au centre de l'Univers, tandis que le Soleil, la Lune et les planètes se mouvaient autour de la Terre suivant des trajectoires circulaires (...) La destruction de cette illusion narcissique se rattache pour nous au nom et à l'oeuvre de Nicolas Copernic au XVIème siècle (...) Lorsque la grande découverte de Copernic fut reconnue de manière universelle, l'amour-propre humain avait subi la première vexation, la vexation cosmologique " ( Une difficulté de la psychanalyse, 1916, trad. Bertrand Féron).
Bouveresse dans une intervention récente reprend l'idée :
"La recherche de la connaissance scientifique provoque une forme de décentrement, qui s’est d’ailleurs manifesté de façon spectaculaire avec ce qu’on a appelé les grandes blessures narcissiques. Que l’on songe à la façon dont il a fallu accepter l’idée que la Terre n’était pas au centre du monde, et bientôt après l’idée que, tout compte fait, l’homme n’était peut-être pas non plus au centre de la Terre. On cite toujours, sur ce point, Copernic, Darwin et Freud, et il y aura sans doute encore d’autres expériences du même genre."
Mais la marquise, elle, dit :
" J'aime la lune de nous être restée lorsque toutes les autres planètes nous abandonnent. Avouez que si votre Allemand eût pu nous la faire perdre, il l'aurait fait bien volontiers ; car je vois dans tout son procédé qu'il était bien mal intentionné pour la terre. Je lui sais bon gré, lui répliquai-je, d'avoir rabattu la vanité des hommes qui s'étaient mis à la plus belle place de l'univers, et j'ai du plaisir à voir présentement la terre dans la foule des planètes. Bon, répondit-elle, croyez-vous que la vanité des hommes s'étende jusqu'à l'astronomie ? Croyez-vous m'avoir humiliée, pour m'avoir appris que la terre tourne autour du soleil ? Je vous jure que je ne m'en estime pas moins. Mon Dieu, Madame, repris-je, je sais bien qu'on sera moins jaloux du rang qu'on tient dans l'univers, que de celui qu'on croit devoir tenir dans une chambre, et que la préséance de deux planètes ne sera jamais une si grande affaire que celle de deux ambassadeurs. Cependant la même inclination qui fait qu'on veut avoir la place la place la plus honorable dans une cérémonie, fait qu'un philosophe dans un système se met au centre du monde, s'il peut. Il est bien aise que tout soit pour lui : il suppose peut-être, sans s'en apercevoir, ce principe qui le flatte, et son coeur ne laisse pas de s'intéresser à une affaire de pure spéculation. Franchement, répliqua-t-elle, c'est là une calomnie que vous avez inventée contre le genre humain. On n'aurait donc jamais dû recevoir le système de Copernic lui-même, puisqu'il est si humiliant." (Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes habités, Premier soir, 1686)

Commentaires

1. Le mercredi 22 février 2012, 19:02 par Florian Cova
Excellent ! Merci pour porter à notre connaissance ce dialogue.

mercredi 11 mai 2011

À peu près au même moment, Freud, Musil et Russell tirent sur la philosophie et ses systèmes.

Freud dans une lettre du 22 Avril 1928 :
" Vous n'imaginez probablement pas combien me sont étrangères toutes ces cogitations philosophiques. La seule satisfaction que j'en tire est de savoir que je ne participe pas à ce lamentable gâchis de pouvoirs intellectuels. Les philosophes croient sans doute qu'ils contribuent par de telles études au développement de la pensée humaine, mais il y a un problème psychologique ou même psychopathologique derrière chacune d'entre elles."
Plus modéré, en 1932, dans les Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse :
" La philosophie n'est pas contraire à la science, elle se comporte elle-même comme une science, travaille en partie avec les mêmes méthodes, mais elle s'en éloigne dans la mesure où elle s'accroche à l'illusion de pouvoir livrer une image du monde cohérente et sans lacune, qui doit pourtant s'écrouler à chaque nouveau progrès de notre savoir."
Musil en 1930 dans L'homme sans qualités (mais ce texte est bien connu) :
" Les philosophes sont des violents qui, faute d'une armée à leur disposition, se soumettent le monde en l'enfermant dans un système."
Enfin Russell dans La conquête du bonheur (1930) :
" L'enfant qui, pour une raison ou pour une autre, est privé de l'affection de ses parents, va certainement devenir timide et timoré, prêt à s'effrayer de toutes choses et à s'apitoyer sur son sort et il ne pourra plus affronter le monde avec un esprit joyeux et aventureux. Cet enfant se mettra, extrêmement jeune, à méditer sur la vie, la mort et la destinée humaines. Il devient un introverti et, ayant commencé par être mélancolique, il finit par rechercher les consolations irréelles de quelque système de philosophie ou de théologie. Le monde est une véritable pagaille où des choses plaisantes et déplaisantes se succèdent en désordre. Et le désir d'en faire un système ou un dessin intelligible n'est, au fond, qu'un résultat de la peur, n'est en réalité qu'une sorte d'agoraphobie ou peur des espaces découverts. L'étudiant timide se sent en sécurité entre les quatre murs de son cabinet de travail. S'il peut arriver à se persuader que l'univers est ordonné, d'une façon analogue il se sentira tout aussi protégé en s'aventurant dans les rues. Un tel homme, s'il avait reçu plus d'affection, craindrait moins le monde réel et ne devrait pas se forger un monde idéal qui prendrait sa place parmi ses croyances." (p.163-164)

jeudi 2 septembre 2010

Freud, rationaliste ou chauvin épistémique ?

Voici un texte archi-connu écrit par Freud dans L'avenir d'une illusion en 1927 :
" Les doctrines religieuses sont soustraites aux exigences de la raison ; elles sont au-dessus de la raison. Il faut sentir intérieurement leur vérité ; point n'est nécessaire de la comprendre. Seulement ce credo n'est intéressant qu'à titre de confession individuelle ; en tant que décret, il ne lie personne. Puis-je être contraint de croire à toutes les absurdités ? Et si tel n'est pas le cas, pourquoi justement à celle-ci ? Il n'est pas d'instance au-dessus de la raison. Si la vérité des doctrines religieuses dépend d'un événement intérieur qui témoigne de cette vérité, que faire de tous les hommes à qui ce rare événement n'arrive pas ? On peut réclamer de tous les hommes qu'ils se servent du don qu'ils possèdent, de la raison, mais on ne peut établir pour tous une obligation fondée sur un facteur qui n'existe que chez un très petit nombre d'entre eux. En quoi cela peut-il importer aux autres que vous ayez, au cours d'une extase qui s'est emparée de tout votre être, acquis l'inébranlable conviction de de la vérité réelle des doctrines religieuses ? "
Voici maintenant un texte moins connu du philosophe William P. Alston tiré d'un article "Perceiving God" (Percevoir Dieu) publié en 1986 dans The journal of philosophy et traduit par Roger Pouivet dans Philosophie de la religion. Approches contemporaines Vrin 2010 :
" Pourquoi devrions-nous supposer qu'un accès cognitif dont jouit seulement une partie de la population est moins probablement fiable qu'un autre, universellement distribué sur toute la population ? Pourquoi devrions-nous supposer qu'une source comportant des croyances moins détaillées et moins facilement intelligibles est plus suspecte qu'une autre plus détaillée ? A priori, il semble tout aussi vraisemblable que certains aspects de la réalité ne soient accessibles qu'aux personnes qui satisfont certaines conditions, des conditions qui ne sont pas satisfaites par tous les êtres humains, et que cependant d'autres aspects soient également accessibles à tous. A priori, il semble aussi vraisemblable que certains aspects de la réalité ne puissent être appréhendés par des êtres humains que de façon fragmentaire et opaque, et que d'autres puissent l'être de façon presque complète et claire. Pourquoi l'une des prétentions cognitives devrait-elle être considérée avec plus de suspicion que l'autre ? J'accorde que la distribution hasardeuse de ER (expérience religieuse) appelle une explication, tout comme les caractéristiques peu satisfaisantes épistémiquement de ce qu'elle nous apprend. Mais la distribution universelle et la richesse cognitive de PS (perception sensible) appelle également une explication. Dans les deux cas, des explications sont disponibles, puisque, dans un cas comme dans l'autre, ce qui vient des pratiques est utilisé comme explication. Pour ER, la distribution limitée peut être expliquée par le fait que de nombreuses personnes ne sont pas préparées à réunir les conditions morales et existentielles que Dieu a établies pour qu'on prenne conscience de Lui. Et les caractéristique cognitivement insatisfaisantes de ce qui vient de ces croyances s'explique par le fait que que Dieu excède nos pouvoirs cognitifs." (pp. 367-368)
À la lumière de ce texte, Freud peut être accusé de " chauvinisme épistémique - quand on juge de formes de vie étrangères selon leur conformité à une situation familière - une manière de procéder qu'il convient de déplorer aussi bien dans la sphère épistémique que dans la sphère politique." (ibid. p.372)

Commentaires

1. Le vendredi 3 septembre 2010, 11:28 par Mael
Freud ne considère pas l'extase dont il parle comme un "accès cognitif". D'ailleurs je trouve le raccourci assez infondé.
Si l'expérience religieuse est l'ouverture à une nouvelle source de connaissance dans le sens où elle ouvre à de nouvelles interprétations, elle n'est pas une "capacité", et encore moins cognitive.
Ou alors il faut classer les "vraies" ER des "fausses", en expliquant que ceux qui en ont vécues mais qui ont apostasié leur foi ont cru accéder à l'extase, ou se sont trompés. Mais dans ceux qui croient, combien se sont trompées ? Quel critère objectif permet-il de qualifier une ER de vraie ou de fausse ?
On peut constater objectivement (eg. scientifiquement) un "sixième sens" chez certains malgré que tous n'en soient pas pourvu. On peut même l'expliquer.
Par contre on ne peut le faire d'une ER, probablement par ce que c'est avant tout une disposition intellectuelle et émotionelle. Cela étant dit sans dénigrer son importance. Quelle autre expérience personnelle peut-elle prétendre à une telle intensité ?
2. Le vendredi 3 septembre 2010, 12:00 par Philalèthe
1) C'est clair que Freud ne considère pas l'extase comme un accès cognitif. C'est parce qu'ils s'opposaient que j'ai présenté ces deux textes.
2) Concernant la distinction entre les vraies et les fausses ER, le texte suivant, tiré du même article, est éclairant 
" Si nous prenons une communauté religieuse particulière, avec une base commune suffisante, doctrinale et cultuelle, alors un système contradictoire plus ou moins défini s'établira. Plus concrètement, pensons à la communauté chrétienne en général. (J'utiliserai maintenant l'expression "ER" pour la pratique de former des croyances- M en cours dans cette communauté - Alston plus haut a appelé croyances-M "celles qui concernent la façon dont Dieu est à un moment donné relié à un sujet ("M" pour manifestation) - Dans la communauté chrétienne en général, un ensemble de doctrines s'est développé au sujet de la nature de Dieu, de ses Intentions et de Ses interactions avec l'humanité, y compris la façon dont Il nous apparaît. Si une croyance-M contredit ce système, c'est une raison de la juger fausse. Il y a de plus une histoire longue et multiple de nos rencontres avec Dieu; on la trouve aussi bien dans des écrits que dans la transmission orale. Cela fournit des bases pour tenir certaines expériences particulières comme vraisemblablement véridiques, à des degrés fivers, étant données les conditions, psychologiques ou autres, dans lesquelles elles surviennent, le caractère de la personne qui a l'expérience et ce qu'il en résulte dans sa vie, Une pratique doxastique religieuse socialement établie, comme l'est "ER", donne des ressources pour vérifier l'acceptabilité d'une croyance-M particulière." (p.369-370)
3) " On peut constater objectivement (eg. scientifiquement) un "sixième sens" chez certains malgré que tous n'en soient pas pourvu. On peut même l'expliquer. " ???
3. Le vendredi 3 septembre 2010, 12:46 par Philalèthe
Pour appuyer le point 2, ces lignes de John Greco sont très claires :
" Par exemple, si un individu croit que Dieu lui demande de tuer ceux qui ne sont pas chrétiens, la tradition de l' Église joue un rôle important pour expliquer pourquoi cette croyance n'est pas raisonnable." (ibidem p.346)
4. Le vendredi 3 septembre 2010, 13:11 par mael
Sur le point de l'ER la suite du texte confirme finalement qu'il n'y a pas de critère absolu mais uniquement relatif à un contexte culturel pour juger de sa vérité ou de sa fausseté. Ainsi il ne pourrait y avoir de vérité en religion, seulement une multiplicité de croyances justifiées par elle même.
Je suis étonné de voir ces raisonnements circulaires perdurer. Sans compter la discalification de l'argument de Freud qui fait pourtant montre pour une fois d'un souci épistémologique rigoureux.
Pour mon exemple du 6e sens ça n'est peut être pas le plus clair. Pour faire court, si on découvre une mutation chez certains, cela ne veut pas dire que ses observateurs ne penvent pas en donner une définition.
5. Le vendredi 3 septembre 2010, 13:14 par mael
Je parle d'Alston bien sur, en décriant l'argumentaire.
6. Le samedi 4 septembre 2010, 14:49 par Philalèthe
1) Si on défend une conception absolutiste de la vérité - mais il y en a bien d'autres -, vous avez raison.
2) Un raisonnement circulaire est un raisonnement qui affirme dans ses prémisses ce qu'il prétend conclure. C'est un défaut. Mais il ne faut pas confondre avec un raisonnement qui se fait à partir de croyances qu'il ne justifie pas. Par exemple, c'était le cas des raisonnements de Saint- Anselme de Canterbury qui raisonnait afin de prouver rationnellement l'existence de Dieu à une communauté de moines qui y croyait déjà (qui avait la foi en Dieu). On peut raisonnablement douter de la capacité à raisonner sans un arrière-plan de croyances qui précèdent et fondent les raisonnements justificateurs. C'est un des enseignements qu'on tire de la lecture de De la certitude de Wittgenstein. Quant à l'argument de Freud, il n'est recevable que sur la base de la prémisse que seule la raison donne accès à la vérité, ce qui ne peut pas être justifié par le raisonnement sans tomber dans un cercle vicieux, comme l'a expliqué Karl Popper.
3) Je ne vois pas la relation entre 6ème sens et mutation. Et d'abord de quelle mutation parlez-vous ? Génétique ? Sociale ? Autre ?
7. Le samedi 4 septembre 2010, 16:55 par mael
Une religion comme le christianisme est fondamentalement universaliste. Si j'emploie une telle conception de la vérité, c'est précisément parce que la révélation que Dieu existe est une vérité de cette portée.
"Dieu existe" est une connaissance justifiée par la croyance de certains, et Saint Anselme serait bien en peine d'en faire celle de tous.
Wittgenstein et Popper ne me contrediraient pas, ils auraient plutôt tendance considérer que si de l'excès de formalisme ne découle qu'une scolastique stérile, user de la raison sans lois générales est une source d'ignorance...
De manière générale ce qui me gène dans le texte d'Alston, ce n'est pas tant la querelle épistémique que la manie de certains penseurs chrétiens de considérer les athées comme des handicapés intellectuels. C'est un tic qui ne peut pousser qu'à l'agacement et à faire chuter les conversions dans les rangs des agnostiques les plus influençables !
Un sain esprit de triomphe serait suffisant pour clamer sa fierté. Il ne faut pas confondre amour de Dieu et mépris des athées.
(Pour revenir brièvement sur la mutation, je la suppose génétique, mais pourquoi pas psychologique; simplement ce que je cherche à mettre en défaut c'est cette idée que "l'ER" est une capacité)
8. Le dimanche 5 septembre 2010, 13:15 par Philalèthe
1) C'est clair que ni Wittgenstein ni Popper ne légitiment le raisonnement à des fins de clarification des questions religieuses. Pour dire vite, un wittgensteinien identifie les croyances religieuses à des croyances en mesure d'aider à s'orienter dans la vie et non à des connaissances qu'on pourrait justifier par le raisonnement ou par autre chose. Quant au poppérien, il accusera les croyances religieuses d'être des énoncés qui sont irréfutables (infalsifiables), ce qui les distingue des croyances scientifiques qui sont réfutables, l'énoncé vrai étant celui qui est en mesure de résister aux tests qui pourraient le réfuter.
2) Qu'un philosophe raisonne en vue de clarifier des problèmes religieux n'implique pas qu'il pense que les athées ne raisonnent pas ! En plus dire que certaines personnes peuvent avoir un accès cognitif que d'autres n'ont pas ne veut pas dire que l'on est méprisant. Sinon de simplement dire qu'il existe des gens qui ont par exemple l'oreille dure reviendrait à les mépriser.
3) Une ER n'est pas une capacité mais pour avoir une expérience, quelle qu'elle soit, il faut la capacité de l'avoir ! Quant aux capacités, elles peuvent en effet être causées par des mutations sélectivement avantageuses.

lundi 14 décembre 2009

Freud, spinoziste.

A F., qui connaît déjà bien les fins de vie.
Arthur Koestler a rendu visite à Freud à Londres pendant l'automne 1938. Rendant compte de cet entretien, il rapporte le passage suivant:
" J'avais prononcé je ne sais quel lieu commun sur les nazis. Freud regardait d'un air lointain la fenêtre et les arbres, et avec un peu d'hésitation dit :
- Vous savez, ils n'ont fait que déclencher la force d'agression refoulée dans notre civilisation. Un phénomène de ce genre devait se produire, tôt ou tard. Je ne sais pas si, de mon point de vue, je peux les blâmer."
Koestler ajoute :
" Il employa probablement des mots tout différents, mais il ne pouvait y avoir méprise sur le sens. Il n'avait fait que donner une expression normale à la neutralité éthique inhérente au système freudien - et à toute science strictement déterministe. Pas même "tout comprendre, c'est tout pardonner" - car le pardon implique un jugement éthique, mais simplement : "Tout comprendre, c'est tout comprendre."" (Hiéroglyphes 1955 p.495)
Bien sûr on pense à :
" Je veux revenir à ceux qui préfèrent maudire les Affects et actions des hommes, ou en rire, plutôt que de les comprendre (intelligere). Ceux-là, sans aucun doute, trouveront étonnant que j'entreprenne de traiter les vices et inepties des hommes à la façon géométrique, et que je veuille démontrer de façon certaine (certa ratione demonstrare) ce qu'ils ne cessent de proclamer contraire à la raison (rationi repugnare), vain, absurde et horrible." (Spinoza Éthique III Préface trad. Bernard Pautrat)
Mais cette attitude est à mettre en perspective avec la suivante, relative à son cancer et rapportée aussi par Koestler:
" Je demandai à Freud s'il voyait à Londres beaucoup d'amis et de confrères. Il dit que "les docteurs" ne lui permettaient pas de voir beaucoup de monde, à cause de "cette chose sur ma lèvre". Il continua en disant qu'on le traitait aux rayons X et au radium. Puis le regard absent et lointain reparut dans ses yeux. il reprit : "Les docteurs disent qu'ils peuvent guérir cela. Mais sait-on s'il faut les croire ?"
Freud savait que la "chose" sur sa lèvre était un cancer. Mais le mot ne fut jamais mentionné par lui ni dans ses discours ni sans ses lettres à des amis; et personne ne le prononça jamais en sa présence. Il savait qu'il n'y avait pas d'espoir et que "les docteurs" le savaient. L'homme qui, plus qu'aucun autre mortel, connaissait les tours de la tromperie de soi-même, avait choisi d'entrer dans la nuit un voile transparent sur les yeux." (ibid. p.496)
Est-ce pesant de rapporter encore deux autres fins, bien différentes malgré un commun silence ?
Roger Vailland (1965):
" "J'ai eu (c'est Claude Roy qui parle) une seule et franche conversation sur le sujet de la "vérité" avec Élisabeth (la compagne de Vailland). Je lui ai dit : "Tout ce qu'était, voulait et disait Roger avant de tomber malade penche vers le choix de dire la vérité. C'est à lui (d'une certaine manière) et à toi (en définitive) qu'incombe la responsabilité de choisir l'illusion ou la vérité. Je t'approuverai dans l'un ou l'autre cas, mais il faut tout bien peser." Nous décidâmes que je consulterais le docteur Mario Bianchi. Celui-ci me dit : "Même si un malade, avant ou après être tombé malade, a professé et professe la volonté de savoir, il ne faut pas se fier à ce qu'il dit, mais à ce qu'il veut inconsciemment. Si Roger a accepté en quelques instants une explication "illusoire" de sa maladie, si le professeur Jean Bernard a décidé en quelques instants de lui donner cette version, c'est que tout en Roger, malgré ses dires, malgré sa volonté de "vivre et mourir en fauve de la Renaissance", montrait le refus de dévisager la réalité. Il faut donc respecter son choix vital. Il a besoin pour vivre sa mort de ne pas la nommer. Aidons-le dans cette voie." Et jamais plus je n'ai parlé du problème avec Élisabeth, encore moins présenté d'éternelles suppliques."
Jamais Claude Roy n'oublia cette rencontre avec Roger Vailland au célèbre Bar Vert de la rue Jacob, une heure avant que son ami rencontrât le professeur Jean Bernard. - Si c'est un cancer, lui dit-il, je choisirai ma mort. Sortant de chez l'illustre cancérologue, Vailland téléphona aussitôt à son vieux copain : - J'ai une veine inouïe... C'est bien un virus." (Roger Vailland ou un libertin au regard froid Yves Courrière 1991 p.939)
Michel Foucault (1984):
" Il n'avait pas peur de la mort, il le disait à ses amis lorsque la conversation en revenait au suicide (en bon samouraï, il portait les deux sabres dont le plus court sert à se donner la mort), et les faits ont prouvé qu'il ne se vantait pas. Les tout derniers mois de sa vie, il travaillait à écrire et récrire ses deux livres sur l'amour antique, à liquider cette dette envers lui-même. Il me faisait quelquefois vérifier une de ses traductions et il se plaignait d'une toux tenace et d'une légère fièvre incessante ; par courtoisie, il me faisait demander des conseils à ma femme qui est médecin et qui n'en pouvait mais. "Tes médecins vont sûrement croire que tu as le sida", lui dis-je par plaisanterie (les taquineries mutuelles sur la différence de nos goûts amoureux étaient un des rituels de l'amitié)."C'est précisément ce qu'ils pensent, me répondit-il en souriant, et je l'ai bien compris aux questions qu'ils m'ont posées." Mon lecteur aura peine à croire qu'en ce mois de février 1984 une fièvre et une toux ne donnaient de soupçons à personne ; le sida était encore un fléau si lointain et ignoré qu'il en devenait légendaire et peut-être imaginaire (à cet endroit, on lit la note suivante: "aucun de ses familiers ne s'est douté de quelque chose ; nous n'avons su qu'au lendemain de sa mort. Au témoignage de Daniel Defert, lui-même avait noté dans son calepin : "Je sais que j'ai le sida, mais, avec mon hystérie, je l'oublie.") "Au fait, lui demandais-je par simple curiosité, ça existe réellement, le sida, ou c'est une légende moralisatrice ?" -"Eh bien, écoute, me répondit-il après une seconde de réflexion, j'ai étudié la question, j'ai lu pas mal de choses là-dessus : oui, ça existe, ce n'est pas une légende. Les médecins américains ont étudié cela de près." Et il me donna des détails techniques en deux ou trois phrases. "Après tout, me dis-je, il est historien de la médecine." Des entrefilets d'origine américaine sur le "cancer des homosexuels" paraissaient alors dans les journaux, où la réalité de ce fléau était mise en doute.
Rétrospectivement, son sang-froid lors de ma sotte question me coupe le souffle ; lui-même à dû prévoir qu'il en serait ainsi un jour, méditer la réponse qu'il m'avait faite et compter sur ma mémoire." (Foucault, sa pensée, sa personne Paul Veyne 2008 p.210-211)
De ces trois illustres personnages, y a-t-il un candidat au titre d'exemplum ?
Paul Veyne, qui reprend dans ce livre un article paru dans le numéro spécial de Critique, août-septembre 1986, n'avait pas hésité alors à ajouter immédiatement après le passage que je viens de citer:
" Donner de vivants exempla était une autre tradition de la philosophie antique."
22 ans après, il n'a pas jugé bon de reprendre la phrase. Visiblement il préfère la figure du samouraï (le titre du dernier chapitre est en effet "Portrait d'un samouraï"). À cause de la référence à l'hystérie ?

Commentaires

1. Le samedi 19 décembre 2009, 09:54 par philalèthe
Merci beaucoup d'avoir attiré mon attention sur ce texte très intéressant.
2. Le dimanche 18 novembre 2012, 07:33 par frans tassigny
Avec votre accord j'ai insérer vos info sur mon micro dossier : http://fr.calameo.com/books/001343388afcee51c3943
Cordial
ft
3. Le dimanche 25 novembre 2012, 20:23 par Philalethe
Pas de problème mais comment avez-vous eu mon accord avant que je ne vous le donne ?!
Cordialement