La Rochefoucauld a écrit, c'est bien connu, que " le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement " (maxime 26, édition de 1678). Kant a précisé la raison d'une telle incapacité ; en effet, analysant pourquoi on rit de la véracité (die Wahrhaftigkeit) de qui n'a pas appris " l'art de paraître " alors qu' on devrait plutôt soupirer " à l'idée d'une nature encore exempte de perversion ", il écrit :
" C'est une gaieté momentanée, comme d'un ciel tendu de nuages qui s'ouvre en un point pour laisser passer le rayon de soleil, et se referme aussitôt afin d'épargner les faibles yeux de taupe de l'amour-propre (um der blöden Maulwurfsaugen der Selbstsucht zu schonen) " (Anthropologie du point de vue pragmatique, La Pléiade, p. 951)
La Rochefoucauld n'aurait donné sur ce point que partiellement raison à ces lignes de Kant. Certes l'amour-propre aveugle généralement mais pas toujours :
" Ce qui fait voir que les hommes connaissent mieux leurs fautes qu'on ne pense, c'est qu'ils n'ont jamais tort quand on les entend parler de leurs conduites : le même amour-propre qui les aveugle d'ordinaire les éclaire alors et leur donne des vues si justes qu'il leur faut supprimer ou déguiser les moindres choses qui peuvent être condamnées." (maxime 494)
Dans la première des maximes retranchées après la première édition, La Rochefoucauld compare l'amour non à l'oeil de taupe, mais à l'oeil tout court, qui voit ce qui lui est extérieur sans pouvoir se voir lui-même :
" (...) cette obscurite épaisse, qui le cache à lui-même, n'empêche pas qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes."
Dans la maxime posthume 26, La Rochefoucauld identifie ce qui rend l'amour-propre clairvoyant :
" L'intérêt est l'âme de l'amour-propre, de sorte que, comme le corps, privé de son âme, est sans vue, sans ouïe, sans connaissance, sans sentiment et sans mouvement, de même l'amour-propre séparé, s'il faut dire ainsi, de son intérêt, ne voit, n'entend, ne sent et ne se remue plus."
Commentaires
D’abord en précisant que le rire de ceux qui sont expérimentés dans l’art de paraître devant « l’innocence et la simplicité » n’est pas « moqueur » (pour la raison explicitement invoquée qu’ « au fond du cœur, on n’en respecte pas moins la pureté et la simplicité »), Kant montre bien que, pour que l’amour-propre s’aveugle (c’est clairement un processus d’auto-aveuglement) il faut d’abord qu’il ait clairement perçu en lui-même (et pourquoi pas, douloureusement) la perte de cette pureté, par la « confrontation » (Kant utilise ce terme) avec le spectacle de l’innocence. C’est donc la distance ou le contraste entre une nature originaire indemne de toute dissimulation et une nature désormais corrompue, brutalement mise en évidence par cette confrontation, qui conduit l’amour-propre à se détourner de cette lumière qui ne lui donne pas une image flatteuse de lui-même.
La métaphore du ciel nuageux qui se referme bien vite sur le rayon de soleil (la simplicité des manières de ceux qui ignorent l’art de paraître) se présente fort naturellement pour étayer cette idée : lorsqu’on observe la sincérité de certains individus, on mesure la perte de la sienne et c’est une découverte qu’on ne supporte pas longtemps. On se protège en feignant de ne pas voir qu'on l'a perdue (on a affaire à une manœuvre du type duperie de soi, plutôt qu’à une cécité constitutive de l’amour-propre)