Lisant les lignes suivantes, écrites en 1975, je leur trouve un air de famille avec quelques-une de celles de Freud dans L'avenir d'une illusion (1927) :
" La chose la plus difficile qui soit sans doute aux hommes est d'accepter l'idée, défendue par les matérialistes, de "l'existence" de la mort dans le monde, et du règne de la mort sur le monde. Il ne s'agit pas de dire seulement que l'homme est mortel, que la vie est finie, limitée dans le temps. Il s'agit d'affirmer qu'il existe au monde quantité de choses qui n'ont aucun sens, et ne servent à rien ; en particulier, que de la souffrance et du mal puissent exister sans aucune contrepartie, aucune compensation ni dans ce monde, ni ailleurs. Il s'agit de reconnaître qu'il existe des pertes absolues (qui ne seront jamais comblées), des échecs sans appel, des événements sans aucun sens ni suite, des entreprises et même des civilisations entières qui avortent et se perdent dans le néant de l'histoire, sans y laisser aucune trace, tels ces grands fleuves qui disparaissent dans les sables du désert. Et comme cette pensée s'appuie sur la thèse matérialiste que le monde lui-même n'a aucun Sens (fixé d'avance), mais qu'il n'existe que comme hasard miraculeux, surgi entre un nombre infini d'autres mondes qui ont péri, eux, dans le néant des astres froids, on voit que le risque de la mort et du néant assiège l'homme de toutes parts, qu'il peut en prendre peur, quand la vie qu'il mène, loin de lui faire oublier la mort, la lui rend encore plus présente.
Et si on n'oublie que derrière la question de la mort se cachent et la question de la naissance, et la question du sexe, que donc la religion s'occupe de répondre à ces trois questions (naissance, sexe, mort) qui intéressent la reproduction biologique de toute "société" humaine, on comprendra que la religion ne se réduise pas à son rôle d´"opium du peuple" dans la lutte des classes. Oui, elle est constamment enrôlée dans la lutte des classes, presque toujours au côté des puissants. Mais elle est enrôlée parce qu'elle existe, et elle existe parce que subsiste en elle ce noyau de fonctions, ce noyau de questions et de réponses qui, derrière les grandes affirmations sur l'Origine du Monde et la Fin du Monde, la rattache à la mort, au sexe et à la naissance. Ces questions, qui intéressent, je le disais à l'instant, la reproduction biologique des sociétés humaines, sont "vécues" par les hommes dans l'inconscience, dans l'angoisse ou dans une angoisse inconsciente. L'inquiétude qu'elles provoquent n'a pas disparu avec les sociétés de classe, bien au contraire, mais on ne saurait dire qu'elle s'y réduit, car elle est plus vieille qu'elles. C'est cette angoisse qui saisit l'enfant et lui fait rechercher la protection de ses parents, c'est elle qui fait trembler après coup l'homme qui a échappé à un accident, blêmir avant l'assaut les soldats engagés dans la bataille, c'est elles qui touche les vieillards à l'approche d'une fin inéluctable, que la maladie rend encore plus douloureuse.
Savoir affronter la mort toute nue, en toute lucidité et sans peur, que ce soit dans les dangers des travaux, de la guerre, de la maladie - ou même de l'amour ("on est seul devant l'amour comme devant la mort", Malraux), c'est un grand thème tragique de la sagesse populaire et de la philosophie matérialiste. Freud, atteint d'un grave cancer de la mâchoire, se savait condamné, et pourtant il a travaillé jusqu'au dernier instant, dans les pires souffrances, sachant qu'il allait mourir et sachant quand. Il traitait la mort comme ce qu'elle est : _rien_ Mais quelles souffrances pour ce rien !
Je parle de Freud, c'est un exemple, et il est connu, puisqu'il était célèbre. Mais combien de centaines de millions d'hommes obscurs n'ont atteint le calme implacable de la mort, ce qu'on appelle "la paix de la mort", qu'à travers des souffrances indicibles et interminables ? Et quand on sait que la sexualité peut, elle aussi, provoquer d'atroces angoisses, et que l'existence (la naissance), fait mystère (pourquoi moi, et pas "un autre" ?), on voit que les interventions religieuses qui sanctionnent objectivement la reproduction biologique des individus pour en faire des hommes sociaux trouvent un répondant dans l'angoisse humaine, qui ne se réfute pas par la seule Raison." (Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, PUF, 2014, p 77-78)
Et si on n'oublie que derrière la question de la mort se cachent et la question de la naissance, et la question du sexe, que donc la religion s'occupe de répondre à ces trois questions (naissance, sexe, mort) qui intéressent la reproduction biologique de toute "société" humaine, on comprendra que la religion ne se réduise pas à son rôle d´"opium du peuple" dans la lutte des classes. Oui, elle est constamment enrôlée dans la lutte des classes, presque toujours au côté des puissants. Mais elle est enrôlée parce qu'elle existe, et elle existe parce que subsiste en elle ce noyau de fonctions, ce noyau de questions et de réponses qui, derrière les grandes affirmations sur l'Origine du Monde et la Fin du Monde, la rattache à la mort, au sexe et à la naissance. Ces questions, qui intéressent, je le disais à l'instant, la reproduction biologique des sociétés humaines, sont "vécues" par les hommes dans l'inconscience, dans l'angoisse ou dans une angoisse inconsciente. L'inquiétude qu'elles provoquent n'a pas disparu avec les sociétés de classe, bien au contraire, mais on ne saurait dire qu'elle s'y réduit, car elle est plus vieille qu'elles. C'est cette angoisse qui saisit l'enfant et lui fait rechercher la protection de ses parents, c'est elle qui fait trembler après coup l'homme qui a échappé à un accident, blêmir avant l'assaut les soldats engagés dans la bataille, c'est elles qui touche les vieillards à l'approche d'une fin inéluctable, que la maladie rend encore plus douloureuse.
Savoir affronter la mort toute nue, en toute lucidité et sans peur, que ce soit dans les dangers des travaux, de la guerre, de la maladie - ou même de l'amour ("on est seul devant l'amour comme devant la mort", Malraux), c'est un grand thème tragique de la sagesse populaire et de la philosophie matérialiste. Freud, atteint d'un grave cancer de la mâchoire, se savait condamné, et pourtant il a travaillé jusqu'au dernier instant, dans les pires souffrances, sachant qu'il allait mourir et sachant quand. Il traitait la mort comme ce qu'elle est : _rien_ Mais quelles souffrances pour ce rien !
Je parle de Freud, c'est un exemple, et il est connu, puisqu'il était célèbre. Mais combien de centaines de millions d'hommes obscurs n'ont atteint le calme implacable de la mort, ce qu'on appelle "la paix de la mort", qu'à travers des souffrances indicibles et interminables ? Et quand on sait que la sexualité peut, elle aussi, provoquer d'atroces angoisses, et que l'existence (la naissance), fait mystère (pourquoi moi, et pas "un autre" ?), on voit que les interventions religieuses qui sanctionnent objectivement la reproduction biologique des individus pour en faire des hommes sociaux trouvent un répondant dans l'angoisse humaine, qui ne se réfute pas par la seule Raison." (Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, PUF, 2014, p 77-78)
Les derniers mots ne laissent pas de doute : antiques ou non, les philosophes ne nous secourent pas autant que certains l'ont prétendu...