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lundi 27 février 2006

Digression VI: du philosophe et de la prostituée, qui est le plus savant ?

Alciphron est certes le titre d'un livre du philosophe Berkeley mais c'est aussi le nom d' un rhéteur grec du IIème ou du IIIème siècle de notre ère à qui on doit des lettres, dont celle-ci, adressée par une courtisane, Thaïs, à son amant trop intéressé, selon elle, par la philosophie:
" Maintenant que tu t’adonnes à la philosophie, tu deviens grave et tu lèves les sourcils au-dessus du front. Ce n’est pas tout. Drapé dans le manteau traditionnel, avec un livre à la main, tu t’avances fièrement vers l’Académie (ainsi l'amant est devenu platonicien et platonique), et tu passes devant notre maison, comme ne l’ayant jamais vue. Es-tu fou, Euthydème ? Tu ne connais donc pas ce sophiste maussade, qui expose de merveilleux principes (s'agirait-il de Platon ?) ? Si tu savais depuis combien de temps il me poursuit, afin d’obtenir mes faveurs ! Il soupire aussi pour Herpyllis, la suivante de Mégara. Je ne l’ai point accueilli, car je préférais tes baisers à l’or des philosophes (ce qui singularise Thaïs, car, dans le recueil d'Alciphron, les courtisanes sont souvent indécemment cupides). Mais, puisqu’il semble te détourner de moi, je le recevrai ; et je te prouverai, quand tu voudras, que ce fameux précepteur, qui déteste tant les femmes, ne se contente pas de plaisirs habituels. Tu peux m’en croire, pauvre sot. Cet étalage d’austérité est un leurre pour exploiter la jeunesse. Trouves-tu de la différence entre un sophiste et une hétaïre ? La seule qui existe est dans les moyens de persuasion ; leurs efforts ont le même but : le gain. Et encore, nous valons mieux, nous avons plus de religion. Nous ne nions point les Dieux, nous croyons aux serments de nos amoureux, quand ils jurent qu’ils nous adorent. Nous empêchons aussi les hommes de commettre des incestes et des adultères. Mais, parce que nous ignorons l’origine des nuées et la théorie des atomes (Thaïs confond-elle l'Académie avec le Jardin ?), nous te paraissons inférieures aux philosophes ? Détrompe-toi, j’ai été leur élève, j’ai conversé avec beaucoup d’entre eux. La vérité est qu’aucun de ceux qui fréquentent les courtisanes, ne rêve la tyrannie ni ne trouble les républiques ( indirecte visant Platon et ses tentatives syracusaines ? ). On se contente de boire la nuit et de dormir le jour. Notre éducation n’est-elle pas moins dangereuse pour les jeunes gens ? Compare, si tu veux, l’hétaïre Aspasie et le sophiste Socrate ; examine qui forme les meilleurs citoyens : tu verras Périclès, disciple de l’une ( Thaïs identifie la relation de la courtisane avec son ami à celle du maître avec son disciple ) et Critias, de l’autre ( cousin de la mère de Platon, il fut un des Trente Tyrans qui ont opprimé Athènes' '). Quitte cette folie, change ce visage désagréable, Euthydème, mon trésor ; la sévérité ne te convient guère. Accours plutôt chez ta maîtresse comme autrefois, lorsque tu arrivais du Lycée ( diantre, Euthydème a donc été aussi péripatéticien...'') tout en sueur. Viens, nous nous livrerons ensemble à une douce ivresse et aux plaisirs de la volupté. Tu reconnaîtras alors combien je suis savante ! D’ailleurs, la Divinité nous accorde peu de jours à vivre ; ne les perds point sottement à chercher des énigmes. Adieu." (Lettres de pêcheurs, de paysans, de parasites et d’hétaïres trad. de Stéphane de Rouville)
Au fond ce que Thaïs reproche aux philosophes, c'est précisément de ne pas en être et de viser autre chose que la connaissance de la vérité. Sa manière d'inciter son amant à jeter le masque n'est pas sans ressembler quelque peu à celle d'Épictète quand il dénonce les pseudo-philosophes et répond en même temps aux critiques de Thaïs:
" " Voici un philosophe. " Pourquoi ? " Il porte le manteau grossier et la barbe. " Et que portent les mendiants ? Et alors, si l'on voit un mendiant manquer aux bienséances, on dit tout de suite: " Regarde ce que fait le philosophe. " Mais de cette indécence même on aurait plutôt dû conclure qu'il n'était pas philosophe." En effet, si c'était la définition et le signe assuré du philosophe de porter un manteau grossier et de la barbe, on aurait raison; mais si sa définition, c'est d'être impeccable, pourquoi ne retire-t-on pas le titre de philosophe à cet homme qui ne satisfait pas à la promesse de ce titre ? On procède ainsi s'il s'agit des autres métiers. Lorsqu'on voit un homme mal travailler à la hache, on ne dit pas: " A quoi bon l'art du charpentier ? Vois comme les charpentiers travaillent mal. ", on dit au contraire: " Ce n'est pas un charpentier; il se sert mal de la hache." De même, si l'on entend quelqu'un mal chanter, on ne dit: " Voyez comment chantent les musiciens ", mais plutôt: " Ce n'est pas un musicien. " C'est à propos de la philosophie seule qu'on a cette impression; en voyant un homme agir d'une manière contraire à ce que promettait le titre de philosophe, on ne lui enlève pas ce titre, mais on pose qu'il est philosophe, puis ayant tiré du fait même cette mineure: "Il est inconvenant ", on conclut que la philosophie ne sert à rien. " (Entretiens IV VIII trad. de E. Bréhier revue par P. Aubenque)
Qui écrira la réponse de Thaïs à Epictète ?