mercredi 27 janvier 2010

Un jugement de Pierre Hadot sur Michel Foucault.

Afin de mettre en perspective la position de Martha Nussbaum, voici tiré des entretiens avec Arnold Davidson et Jeannie Carlier un passage éclairant le jugement que Hadot portait sur Foucault :
" A.D. : Pouvez-vous résumer vos divergences philosophiques avec Foucault, et notamment votre critique de ses idées de culture de soi, sur l'esthétique de l'existence ?
Il faut dire tout d'abord que nos méthodes étaient très différentes. Foucault était sans doute, en même temps que philosophe, un historien des faits sociaux et des idées, mais il n'avait pas pratiqué la philologie, c'est-à-dire tous les problèmes liés à la tradition des textes anciens, le déchiffrement des manuscrits, le problème des éditions critiques, le choix des variantes textuelles. En éditant et traduisant Marius Victorinus, Ambroise de Milan, les fragments du commentaire du Parménide, Marx-Aurèle, certains traités de Plotin, j'ai acquis une certaine expérience qui me permettait d'aborder les textes anciens dans une tout autre perspective que lui. Notamment, je me suis toujours attaché à l'étude attentive du mouvement de la pensée de l'auteur et la recherche de ses intentions. Il n'attachait pas beaucoup d'importance à l'exactitude des traductions, utilisant souvent de vieilles traductions peu sûres.
Ma première divergence se trouve dans la notion de plaisir. Pour Foucault, l'éthique du monde gréco-romain est une éthique du plaisir que l'on prend en soi-même. Cela pourrait être vrai pour les épicuriens, dont Foucault parle finalement assez peu. Mais les stoïciens auraient rejeté cette idée d'une éthique du plaisir. Ils distinguaient soigneusement le plaisir et la joie, et la joie, pour eux - la joie, et non pas le plaisir -, se trouvait non pas dans le moi tout court, mais dans la meilleure partie du moi. Sénèque ne trouve pas sa joie dans Sénèque, mais dans Sénèque identifié à la Raison universelle. On s'élève d'un niveau du moi à un autre , transcendant. Par ailleurs, dans sa description de ce qu'il appelle les pratiques de soi, Foucault ne met pas suffisamment en valeur la prise de conscience de l'appartenance au Tout cosmique, et la prise de conscience de l'appartenance à la communauté humaine, prises de conscience qui correspondent aussi à un dépassement de soi. Enfin, je ne pense pas que le modèle éthique adapté à l'homme moderne puisse être un esthétique de l'existence. Je crains que cela ne soit finalement qu'une nouvelle forme du dandysme." (La philosophie comme manière de vivre p.214-215 2001)
La critique centrale, la question de la compétence philologique laissée de côté, touche juste. Post-kantien et nietzschéen, Foucault ne pouvait pas prendre au sérieux le grandiose et bien fragile cadre métaphysique qui fonde l'éthique stoïcienne (le problème intéressant est précisément de savoir que garder alors du stoïcisme et comment le justifier). Pierre Hadot est donc en mesure de reprocher à Michel Foucault son refus de toute transcendance et de toute métaphysique ayant une portée cosmologique, sa méfiance vis-à-vis d'un concept aussi chargé métaphysiquement que celui d'humanité et donc une forme de nominalisme porté à prendre en compte les hommes concrets plutôt que l'Homme (à ce niveau l'héritage marxiste est aussi manifeste). On peut alors appeler dandysme une doctrine de la mise en forme de soi qui n'est pas en mesure de s'adosser sur une métaphysique, au sens classique de ce terme (et non au sens rajeuni que lui donnent certains philosophes analytiques).
Comme Martha Nussbaum, Pierre Hadot, à la différence de Foucault, ne décontextualise pas les éthiques antiques de leur arrière-plan métaphysique. À coup sûr, c'est le stoïcisme qui avec son finalisme providentiel semble le plus difficile à mettre en harmonie avec nos connaissances. L'épicurisme, rejetant le finalisme, dépeignant un univers sans raison et explicable exclusivement par des causes atomiques, sensible avec Lucrèce à l'évolution, paraît moins lourd à défendre dans la perspective d'un rationalisme post-Lumières. Ceci dit, c'est à condition de ne pas prendre non plus au sérieux l'affirmation épicurienne de l'existence des Dieux.

vendredi 22 janvier 2010

Michel Foucault jugé par Martha Nussbaum

Dans l'introduction de Therapy of desire(1994), Martha Nussbaum présente ainsi la critique qu'elle fait de l'approche que Foucault a eue des philosophies hellénistiques:
" There is one reclaiming of Hellenistic texts within philosophy -perhaps the most widely known to the general public- that seems to me, though exciting, also deeply problematic. This is Michel Foucault's appeal to the Hellenistic thinkers, in the third volume of his History of Sexuality, and in lectures given toward the end of his life, as sources for the idea that philosophy is a set of techniques du soi, practices for the formation of a certain sort of self. Certainly Foucault has brought out something very fundamental about these philosophers when he stresses the extent to which they are not just teaching lessons, but also engaging in complex practices of self-shaping. But this the philosophers have in common with religious and magical/superstitious movements of various types in their culture. Many people purveyed a biou techne, an "art of life." What is distinctive about the contribution of the philosophers is that they assert that philosophy, and not anything else, is the art we require, an art that deals in valid and sound arguments, an art that is commited to the truth. These philosophers claim that the pursuit of logical validity, intellectual coherence, and truth delivers freedom from the tyranny of custom and convention, creating a community of beings who can take charge of their own life story and their own thought. (Skepticism is in some ways an exception, as we shall see; but even Skeptics rely heavily on reason and argument, in a way other popular "arts" do not.) It is questionable whether Foucault can even admit the possibility of such a community of freedom, given his view that knowledge and argument are themselves tools of power. In any case, his work on this period, challenging though it is, fails to confront the fundamental commitment to reason that divides philosophical techniques du soi from other such techniques. Perhaps that commitment is an illusion. I believe that it is not. And I am sure that Foucault has not shown that it is. In any case, this book will take that commitment as its focus, and try to ask why it should have been thought that the philosophical use of reason is the technique by which we can be truly thinking and truly flourishing." (p.5-6)
On peut lire ce texte comme une défense, dans la tradition des Lumières, de la raison comme moyen d'émancipation réelle. En dehors de tout relativisme et de toute herméneutique du soupçon, Martha Nussbaum prend position en faveur de la valeur non seulement gnoséologique mais aussi éthique de la cohérence et du respect de la vérité. Elle tient ainsi à établir une frontière nette entre l'usage de la raison à des fins libératrices et l'usage de techniques irrationnelles, par exemple, religieuses. Il va de soi que le camp visé par Martha Nussbaum pourra juger avec condescendance ce plaidoyer en faveur de la raison qu'il taxera alors de naïf et illusoire. Mais aura-t-il raison ?

jeudi 21 janvier 2010

Martha Nussbaum et la conception de la philosophie comme thérapeutique.

Le livre de Martha Nussbaum The therapy of desire. Theory and practice in hellenistic ethics (1994) vient d'être réédité avec une nouvelle introduction. J'y trouve un passage qui clarifie le sens qu'elle donne à l'expression "philosophie thérapeutique". Je le transcris ici avec la volonté non seulement d'accéder, de faire accéder à la pensée de Martha Nussbaum mais aussi à celles - que je ne suppose pas d'emblée être tout à fait identiques sur ce point à celle de Nussbaum - de Pierre Hadot et de Michel Foucault - qui elles-mêmes bien sûr se distinguent entre elles ! - :
" The point of saying that philosophy should be therapeutic is not to say that philosophy ought to subordinate its own characteristic commitments to some other norms (e.g., flourishing, calm); it is, rather, to say that you can get the good things you are searching for (flourishing, calm) only through a lifelong commitment to the pursuit of argument. Other figures in the culture - soothsayers, magicians, astrologers, politicians - all claim to provide what people want , without asking them to think critically and argue. The philosophers say : no, only in the life devoted to reason will you really get what you want (Here, as I say in Therapy, I locate a major deficiency of Michel Foucault's otherwise illuminating writing on self-fashioning in the Hellinistic period. Self-fashioning can take many forms; the form it takes in the philosophers is a lifelong dedication to argument and analysis.)
So if teachers of philosophy avoid Hellenistic texts because they think of them as texts that persuade primarily through nonargumentative means, they are incorrect; they have misunderstood what Hellenistic therapy is about. Nonetheless, there are genuine difficulties involved in teaching these texts to students who are used to more familiar argumentative strategies. Therapeutic arguments have their own rhetoric and their own literary style. They cannot be decoded by someone who simply ignores those aspects of the argument, as much teaching of philosophy is apt to do. Only if one reads these arguments with sensitivity to their therapeutic purpose will on be able, after quite a lot of work, to see how good, as arguments, they really are." (p.XI)
En 1995, un an après la publication de The therapy of desire , Pierre Hadot, qui me mentionne pas le livre de Nussbaum dans sa bibiographie, écrivait des lignes qui paraissent aller dans la même direction, par exemple :
" Il ne faudrait pas non plus opposer mode de vie et discours, comme s'ils correspondaient respectivement à la pratique et à la théorie. Le discours peut avoir un aspect pratique, dans la mesure où il tend à produire un effet sur l'auditeur ou le lecteur (...) Il s'agit de montrer que le discours philosophique fait partie du mode de vie (...) Le discours du maître de philosophie pouvait d'ailleurs prendre lui-même la forme d'un exercice spirituel, dans la mesure où ce discours était présenté sous une forme telle que le disciple, en tant qu'auditeur, lecteur ou interlocuteur, pouvait progresser spirituellement et se transformer intérieurement." (Qu'est-ce que la philosophie antique ? p.20-21-22)
Ce que je note chez Martha Nussbaum est l'insistance sur la durée et la difficulté de l'effort requis pour la compréhension des arguments ("life-long commitment" "after quite a lot of work") ainsi que sur la sensibilité requise pour un tel effort intellectuel.
À première vue, ce qui distingue cette pensée de celle de Foucault est son engagement réaliste au sens philosophique du terme : les bonnes choses que les hommes recherchent (l'épanouissement, le calme) existent réellement et ne sont pas simplement des objets de croyance ; non seulement elles existent mais peuvent être aussi atteintes. Je fais l'hypothèse que Foucault aurait jugé une telle ontologie trop simple et naïve. Il n'aurait sans doute pas distingué les bonnes choses du discours et du training qui les visent. Ces points sont très largement à préciser.

lundi 18 janvier 2010

Philosophie et neurologie: Epicure et la SLA.

Je veux rappeler en premier lieu le rôle que la philosophie épicurienne donne à la mémoire. Deux textes canoniques sont ici éclairants. D'abord la lettre adressée par Épicure à Idoménée et rapportée par Diogène Laërce (X 22):
" Je vous écris cette lettre alors que je passe et achève en même temps le bienheureux jour de ma vie ; les douleurs que provoquent la rétention d'urine et la dysenterie se sont succédé sans que s'atténue l'intensité extrême qui est la leur ; mais à tout cela la joie qu'éprouve mon âme a résisté, au souvenir de nos conversations passées." (ed. Goulet-Cazé p.1252)
La sentence vaticane 17 , elle, ne présente pas le souvenir comme un remède à la souffrance physique mais comme la condition nécessaire et suffisante du bonheur de l'homme âgé :
" Ce n'est pas le jeune qui est bienheureux, mais le vieux qui a bien vécu : car le jeune, plein de vigueur, erre, l'esprit égaré par le sort ; tandis que le vieux, dans la vieillesse comme dans un port, a ancré ceux des biens qu'il avait auparavant espérés dans l'incertitude, les ayant mis à l'abri par le moyen de la gratitude"
Marcel Conche, auteur de la traduction, commente ainsi :
" Le vieillard n'est pas seulement heureux, comme le jeune, au moyen de la philosophie, peut l'être, mais "bienheureux", grâce à la mémoire qui lui permet de puiser dans ses souvenirs heureux comme dans une réserve de bonheur. Le plaisir joui, et de plus recueilli, médité, approprié par la gratitude, est principe d'une suite illimitée de plaisirs. Car revivre en pensée, avec reconnaissance, le plaisir joui, est un nouveau plaisir ; et par le plaisir je me suis créé du plaisir pour toute la vie." (Épicure Lettres et Maximes 1987)
On peut cependant se demander si la sentence 17 justifie un tel commentaire. Au fond rien en elle ne semble exiger une référence à la mémoire. On pourrait aussi bien comprendre que le vieillard possède les biens que jeune il craignait de ne pas avoir et que la gratitude qu'il ressent à leur égard - gratitude causée par le plaisir fourni par ces biens - est la raison pour laquelle il ne risque pas de les abandonner. Ainsi on peut se demander si on a raison de lire la sentence 17 à la lumière de la Lettre à Idoménée. Reste certes cette lettre qui me suffit pour mon propos d'aujourd'hui.
Je souhaite en effet mettre en rapport ces textes canoniques, qui donnent comme un mode d'emploi de la mémoire, avec l'usage que Tony Judt dit faire de ses propres souvenirs. En effet, dans l'édition du Monde du 17 Janvier, l'historien anglais communique aux lecteurs l'expérience qu'il a de la terrible maladie neurologique dont il souffre, la sclérose latérale amyotrophique ou maladie de Charcot. Privé de la possibilité de tout contrôle de son propre corps, l'auteur décrit ainsi l'usage qu'il est parvenu à faire de ses souvenirs :
" Imaginez un instant que vous soyez obligé de rester allongé absolument immobile sur le dos pendant sept heures d'affilée et de trouver le moyen de rendre ce calvaire supportable non seulement pour une nuit, mais pour le restant de votre existence. La solution que j'ai trouvée consiste à faire défiler mentalement ma vie, mes pensées, mes fantasmes, mes souvenirs, mes faux souvenirs et autres, jusqu'à ce que je tombe par hasard sur des événements, des gens ou des récits dont je peux me servir pour détourner mon esprit du corps dans lequel il est enfermé. Ces exercices mentaux doivent être assez intéressants pour captiver mon attention et me faire oublier une démangeaison insupportable à l'intérieur d'une oreille ou au bas des reins. Mais ils doivent être également assez ennuyeux et prévisibles pour servir de prélude et d'incitation efficace au sommeil. Il m'a fallu un certain temps pour découvrir que cette méthode constituait une alternative possible à l'insomnie et à l'inconfort physique, et aussi qu'elle n'était pas infaillible.
Mais de temps à autre, quand j'y pense, je suis stupéfait par la relative facilité avec laquelle je surmonte ce qui était autrefois une épreuve nocturne presque insupportable. Je me réveille exactement dans la même position, la même disposition d'esprit et le même état de désespoir en sursis que la veille."
Entre la théorie épicurienne et la pratique réelle de Tony Judt, on relèvera les différences suivantes : d'abord la valeur du recours que le malade fait à sa mémoire n'est pas conditionnée par la sagesse de la vie antérieure, ce qui est plutôt une bonne nouvelle, vu que nombreux sont ceux qui pensent que l'idéal de vie épicurien a un côté, disons, livresque ou, plus clairement dit, est irréalisable psychologiquement ; ensuite le souvenir n'a pas une fonction différente du faux souvenir ou du fantasme, ce qui là aussi ouvre les horizons de ceux qui, donnant une valeur prioritaire au réellement vécu, pourraient se désespérer de la pauvreté du leur ; ajoutons que la recherche de l'élément utile n'obéit à aucune méthode difficile car il suffit d'inventorier ce dont on dispose mentalement jusqu'au moment où on est absorbé par le contenu au point de ne prêter attention qu'à lui (ce qui est remarquable ici, c'est que Tony Judt décrit l'exploration de son esprit comme une découverte jamais déçue et non comme une routine répétitive et passablement obsessionnelle : on peut supposer que joue sur ce point un rôle majeur l'excellente qualité de sa mémoire). Enfin la finalité de l'exercice pratiqué par le malade est bien distincte de celle visée par le philosophe puisqu'il s'agit dans son malheureux cas de fuir dans le sommeil alors que la pratique épicurienne est une conscience pleine et plaisante d'une béatitude stable et gagnée pour toujours.
Néanmoins le point commun à l'expérience réelle et à la théorie épicurienne saute aux yeux : quelque chose d'insupportable est évacué de la conscience. Certes l'insupportable a des degrés et il va de soi que cette méthode a donc des limites qui peuvent d'ailleurs tout à fait varier selon les individus et les circonstances. Reste que cette pratique volontaire de la mémorisation systématique parvient à donner l'impression de pouvoir échapper à l'infortune physique de laquelle on est victime. Je dis infortune physique car l'infortune morale doit placer dans un état psychique qui rend inapte à un tel inventaire des ressources mémorielles.
Les dernières lignes du texte cité mettent cependant en évidence les limites de l'exercice : il détourne momentanément de la conscience du malheur mais est impropre à changer l'état d'esprit du malade. Ce serait sans doute demander beaucoup trop à un exercice spirituel que de compter sur lui pour opérer un tel changement. On passerait alors de la réalité psychologique au mythe (sans qu'on sache d'ailleurs tracer la frontière avec certitude, ce qui n'est pas pour rien, je crois, dans l'attrait continuel que représentent les sagesses pour nos vies plus ou moins réussies).

lundi 11 janvier 2010

Philosophie antique et Wittgenstein.

Il est arrivé qu'on me demande s'il y a un lien entre mon intérêt pour la philosophie antique et celui que je porte à Wittgenstein. Or, je trouve dans le dernier livre de Sandra Laugier Wittgenstein. Les sens de l'usage (Vrin 2009) un passage assez bien adapté à cette question:
" P. Hadot a mis en évidence dès les années 1960 un lien entre la philosophie antique comme pratique et exercice spirituel et la visée thérapeutique de Wittgenstein. Le Tractatus est bien un exercice où l'on atteint la transformation de soi par un effort de lucidité et un travail sur soi et ses perceptions.
Je me suis rendu compte que j'avais essayé de proposer une attitude philosophique qui soit indépendante, d'abord, de toute philosophie particulière et, ensuite, de toute religion. Quelque chose qui se justifie par soi-même (Qu'est-ce que l'éthique ? Entretien avec P.Hadot, Cités, nº 5,2001)
En articulant l'approche de Wittgenstein à une conception de la philosophie comme éthique du langage et perfectionnement de soi, Hadot a légitimé une ouverture ultérieure des interprétations de Wittgenstein. Les limites du langage sont les limites de mon monde, et de ma vie : reconnaître ma forme de vie dans le langage, c'est reconnaître ma finitude. L'exercice spirituel consisterait à comprendre ma situation dans le langage et est un apprentissage de la mort, comme de la vie, dont les limites sont celles de mon monde.
Cette éthique wittgensteinienne définit alors une forme non religieuse d'exercice spirituel : il n'y a pas d'en-dehors du langage, et comprendre l'auteur du livre (TLP, 6.54) c'est comprendre que le livre est dénué de sens. Cette insistance finale et inattendue sur l'auteur dans un ouvrage aussi impersonnel ("celui qui me comprend") montre bien le statut du Tractatus, qui est de transformer le lecteur. En ce sens, la lecture de Wittgenstein sera aussi, comme le dit Hadot dans sa préface aux Exercices spirituels à propos du Tractatus, une forme d'exercice de compréhension de soi. Il est important de noter qu'un tel exercice de compréhension prend toute sa valeur s'il est spécifiquement compréhension d'autrui." (p.67-68)
Le rapprochement entre la dimension thérapeutique et des philosophies antiques et des réflexions de Wittgenstein ne doit pas cependant éclipser une différence essentielle : scepticisme à part, les philosophies antiques bâtissent leur éthique (dont la fonction thérapeutique est explicite par exemple dans l'épicurisme) sur une base métaphysique alors que Wittgenstein (du moins dans l'interprétation que donne Laugier du Tractatus) nie et la valeur et la nécessité de toute métaphysique (concernant le stoïcisme j'ai développé ce point ici).
D'ailleurs, sauf à me tromper, Hadot n'a jamais réduit les philosophies antiques à des éthiques, il a juste assuré qu'elles étaient irréductibles à des théories et que leur finalité pratique est essentielle à la compréhension des éventuelles contradictions théoriques qu'elles renferment

Commentaires

1. Le mardi 12 janvier 2010, 00:36 par Nicotinamide
Il me semble que je vous l'avais déjà signalé mais je le répète en commentaire du billet. Après avoir présenté mon projet de recherche (sur le cynisme antique et ses prolongements), celui qui allait être mon directeur de recherche, spécialiste d'Aristote, me parla, une fois ma présentation terminée, il me parla de Wittgenstein. Je masquai la surprise déclenchée par l'incongruité de son premier commentaire. Il insistait sur la vie philosophique. Et d'après vos billets, je découvre effectivement que Wittgenstein s'attache à un conseil d'Antisthène. Antisthène d'après un stoicien précisait que philosopher consistait en partie à l'examen des mots.
(Epictète I 17 10 "Antisthène a écrit que l'examen des mots est le principe de la formation philosophique)
2. Le mardi 12 janvier 2010, 06:24 par xpavie
En thèse sur les exercices spirituels, Wittgenstein prend une place non négligeable au titre d'une mise en oeuvre et d'un discours faisant sens avec les exercices des Anciens.
3. Le mardi 12 janvier 2010, 12:14 par JohnDoe
Merci à Philalèthe de reprendre la réflexion en ce début d'année sur un sujet aussi important :
"Cette éthique wittgensteinienne définit alors une forme non religieuse d'exercice spirituel" dit Hadot. D'où, en effet, la tâche chez lui de travailler la notion de "conversion", (particulièrement emblématique), comme s'il s'agissait de ramener ce mot même (un mot de la religion s'il en est) à la maison.
J'aimerais dire que la formule est beaucoup plus simple que l'"exercice" justement qu'il demande et je me demande si l'exercice en question n'est pas en fin de compte un exercice d'écriture et de lecture, chez Hadot qui rejoint ainsi toute l'écriture philosophique moderne comme une tentative de retrouver des mots plus purs aux mots de la religion.
C'est ce qui expliquerait cet investissement dans le langage qu'il va chercher chez Wittgenstein.
Mais alors c'est complètement en tant que "moderne" qu'il se réfère au modèle antique...
Autre chose qui me convainc de cette perspective et qui fait que je ne comprends pas toujours bien Hadot. Il parle d'"exercice spirituel" mais il ne nous donne aucunement les clés d'une telle pratique (il y en a des dizaines les plus actuellement pratiquées) et c'est ce qui me déçoit un peu et qui fait qu'a priori on peut camper Wittgenstein en à peu près tout : du disciple de Loyola au maître Zen..
4. Le mardi 12 janvier 2010, 14:48 par philalèthe
1 Nicotinamide
C'est un plaisir de vous lire de nouveau !
Le passage d'Épictète que vous citez est intéressant: il y défend la valeur de la logique contre l'idée que le plus pressant est de guérir ses passions et que la logique est stérile. L'éthique est donc subordonnée à une connaissance du vrai, que garantit la logique. C'est vrai qu'à la fin du passage cette position est attribuée à Antisthène, mais il faut noter que cette référence ne place pas le cynique en position d'autorité originaire, celle-ci étant identifiée à Socrate. Plus précisément Épictète remonte vers l'origine en partant des premiers stoïciens (Chrysippe, Zénon, Cléanthe) pour aboutir à Socrate, point d'arrivée, et ceci via Anstithène, placé donc en position intermédiaire entre Socrate et les stoïciens, ce qui est conforme en tout cas à l'ordre chronologique (la question de l'ordre logique est plus difficile à trancher).
Dans ce contexte, on doit moins parler d'un examen des mots que d'un examen des critères de la vérité des propositions et des raisonnements.
Je me permets cependant d'attirer votre attention sur une différence majeure entre une telle position et ce que veut dire Wittgenstein. En effet dans une telle perspective, la logique conditionne la formulation de jugements moraux vrais. Or, c'est une thèse majeure du TLP (Tractatus logico-philosophicus) qu'il n'y a pas de propositions éthiques vraies (ni fausses, ni douteuses). Cette position sur laquelle Wittgenstein ne reviendra jamais y compris dans sa seconde philosophie crée une distance considérable entre le cynisme, le stoïcisme, l'épicurisme etc et ce que veut dire Wittgenstein. Dans son cas, l'exercice spirituel se réalise dans la prise de conscience du non-sens des énoncés moraux. On voit en revanche bien nettement que si les cyniques s'opposent tant à leurs contemporains, c'est sur la base de la certitude absolue de posséder la vérité absolue en morale.
5. Le mardi 12 janvier 2010, 15:21 par philalèthe
3 John Doe
Votre post éveille en moi plusieurs interrogations:
1) d'abord si on reconduit le mot conversion de son usage métaphysique à son usage quotidien (cf Recherches 116), comment va-t-on s'y prendre pour déterminer son usage quotidien ? N'y a-t-il pas des usages quotidiens ? J'entends par usage quotidien non pas un usage fréquent mais un usage qui n'implique aucune croyance renvoyant à quelque chose d'extérieur à la vie humaine dans l'immanence de sa quotidienneté.
2) plus généralement se référer à des mots plus purs ne revient-il pas à reconstituer un mythe de la pureté (au sens où une telle pureté serait largement illusoire) ? Cf à ce sujet la fin de mon dernier billet.
3) sauf à me tromper, quand Hadot lit les philosophies antiques comme essentiellement pratiques, il vise justement à ne pas les lire en moderne mais à les comprendre selon leurs propres intentions. Je doute aussi que la pratique se limite pour lui à une écriture. Quand par exemple il en parle comme d'une attention centrée sur le présent, il envisage autant un état d'esprit qu'un état d'âme.
4 ) les exercices spirituels dont Hadot parle me paraissent assez précisément déterminés par leur définition stoïcienne (sur ce sujet, cf La philosophie comme manière de vivre 2001: ce sont des entretiens de Hadot avec Carlier et Davidson)
5 ) du point de vue de Wittgenstein (je n'envisage pas ici le pt de vue de Hadot sur Wittgenstein), la transformation de soi n'est pas du tout imaginable dans le cadre de Loyola ou du bouddhisme zen, pour la bonne raison que ce sont des cadres métaphysiques (qui n'ont pas reconduit les mots de leurs usage métaphysique à leur usage quotidien).
6. Le mardi 12 janvier 2010, 20:14 par ichimizen
A Philalète
Le zen "cadre métaphysique" ?
Voyez cela :
«Si vous voulez
comprendre la Voie, vous devez comprendre que le corps-esprit ordinaire est la Voie.
Le corps-esprit ordinaire est quelque chose qui ne demande
aucun effort», même si cela est parfois difficile et douloureux.
Le corps-esprit ordinaire n’est ni vrai, ni faux, ni hier, ni demain. On ne peut pas l’attraper, on ne peut pas le rendre,
il n’y a pas de consistance, ni d’inconsistance. Il est liberté.
Le corps-esprit ordinaire demeure dans notre présence, ici et maintenant.
7. Le mercredi 13 janvier 2010, 10:31 par philalèthe
6 Ichimizen
Le passage que vous citez (d'où est-il tiré ?) est un parfait exemple de non-sens du moins selon les critères du Tractatus. Je comprends que vous le citiez car le texte mentionne "le corps-esprit ordinaire" et donc on peut y voir une évacuation de la transcendance ; mais le texte reste métaphysique au sens où "la métaphysique exploite, en faisant mine de la rejeter, la grammaire du langage ordinaire, qu'elle sollicite en dehors de ses conditions d'application sans s'en expliquer"(Wittgenstein Sandra Laugier 2009 p.64).
8. Le mardi 26 janvier 2010, 11:14 par JohnDoe
"Les limites du langage sont les limites de mon monde, et de ma vie : reconnaître ma forme de vie dans le langage, c'est reconnaître ma finitude. L'exercice spirituel consisterait à comprendre ma situation dans le langage et est un apprentissage de la mort, comme de la vie, dont les limites sont celles de mon monde."
En relisant ces lignes par lesquelles vous décrivez l'intention de P. Hadot, je me dis que j'étais mal informé et l'avais lu trop rapidement. Merci donc de cette rectification.
C'est la notion d'"exercice spirituel" sans doute qui me gênait. En fait, Hadot parle de la "connaissance de soi". Cette connaissance implique un exercice de soi sur soi.
Je ne comprends toujours pas cela dit la relation, que fait A. Davidson par exemple, avec le thème d'un "souci de soi" chez M. Foucault. D'ailleurs, il me semble que Hadot s'est distancié de cette lecture. Mais ce n'est pas le sujet de ce post et ma question concerne cette "connaissance de soi". Une question Zen un peu abrupte je le reconnais:
Est-ce que cette "connaissance de soi" ne serait pas en fin de compte prise de conscience de son "conditionnement". Et s'il s'agit de cela quelle espèce de pratique ou d'exercice allez-vous mettre en place (puisque vous êtes conditionnés)?
9. Le mardi 26 janvier 2010, 14:38 par Philalèthe
D'abord une remarque préliminaire : le passage que vous m'attribuez à propos de Pierrre Hadot fait partie de la citation de Sandra Laugier.
Quant aux questions qui terminent votre post, Bourdieu y a clairement répondu dans toute son oeuvre et précisément dans l'Esquisse pour une auto-analyse (2004). Par exemple :
" Comprendre, c'est comprendre d'abord le champ avec lequel et contre lequel on s'est fait. C'est pourquoi, au risque de surprendre un lecteur qui s'attend peut-être à me voir commencer par le commencement, c'est-à-dire par l'évocation de mes premières années et de l'univers social de mon enfance, je dois, en bonne méthode, examiner d'abord l'état du champ au moment où j'y suis entré." (p.15)
Sandra Laugier défend explicitement un tel usage de la connaissance sociologique quand elle écrit dans Wittgenstein. Les sens de l'usage (2009) :
" Une façon de reformuler la question anthropologique, chez Wittgenstein, serait d'examiner à quoi nous obéissons - et comment la subjectivité elle-même se constitue par différentes connexions et contraintes. Bourdieu, dans sa préface du Sens pratique, est plus wittgensteinien encore qu'on ne l'imagine quand il dit de la sociologie qu'elle "offre un moyen, peut-être le seul, de contribuer, ne fût-ce que par la conscience des déterminations, à la construction, autrement abandonnée aux forces du monde, de quelque chose comme un sujet" (Le sens pratique p.41)" (p.302)
Ce n'est que dans le cadre d'une conception incompatibiliste de la liberté (la liberté et le déterminisme étant incompatibles, s'il y a l'un, il n'y pas l'autre) qu'on peut douter de l'existence d'une pratique émancipatrice (ici par la connaissance des déterminismes - c'est sur ce point du Spinoza pur et dur -) si notre identité a été conditionnée par des contraintes sociales (ou autres : neurologiques etc). 
Ceci dit, en termes du moins wittgensteiniens, si on fait une auto-analyse fondée sur la sociologie, on ne fait plus de la philosophie, on fait de la science appliquée. En effet c'est une connaissance de soi par la connaissance des lois ; on cherche à enrichir sa connaissance des faits, ici relatifs à soi.
10. Le mercredi 27 janvier 2010, 11:44 par JohnDoe
Merci pour cette éclairage.
Ce que je voulais dire (et je crois vous rejoindre) c'est qu'aussi intéressante que soit cette approche sociologique (qui emprunterait un tour wittgensteinnien) de la "connaissance de soi", eh bien, ça a un air de famille avec une "connaissance" de soi mais, pour moi, ce n'est pas ce que j'appelle une connaissance de "soi".
Mais c'est vrai que je me fonde sur une inspiration plutôt zen de la "connaissance de soi" (c'est pourquoi, d'ailleurs, je trouvais le post de ichimizen pertinent qui contestait le fait que cette vision était inspirée par la métaphysique) et d'exercices (méditation, visualisations) que Pierre Hadot n'évoque absolument pas.
C'est peut-être un tout autre chemin mais il est difficile pour moi d'entendre parler de tous ces thèmes en ignorant complètement (comme c'est souvent) l'Orient.
11. Le mercredi 27 janvier 2010, 12:16 par philalèthe
En effet je n'ai pas de souvenirs d'avoir lu des lignes de Pierre Hadot se référant au bouddhisme. J'ai en tête une référence au taoïsme. Voici le passage en question :
" Arnold Davidson : Récemment, vous avez commencé à vous intéresser à la philosophie dans les autres cultures, surtout à la philosophie chinoise, et c'est peut-être lié à l'idée qu'il y a quelque chose comme des attitudes philosophiques universelles, attitudes qu'on peut trouver même dans une culture chinoise, et qui représentent, dans un autre contexte, ce qui se trouve aussi dans l'Antiquité occidentale.
J'ai été longtemps très réticent à l'égard du comparatisme (par exemple au sujet des rapports entre Plotin et l'Orient). Maintenant j'ai un peu changé d'avis, en constatant des analogies indiscutables entre pensée chinoise et philosophie grecque. J'ai parlé de l'attitude d'indifférence à l'égard des choses, aussi d'une sorte d'attitude stoïcienne ; on pourrait ajouter également la notion d'illumination instantanée. Je m'explique ces analogies, non pas par des rapports historiques, mais par le fait que des attitudes spirituelles analogues peuvent se retrouver dans différentes cultures. Parfois aussi, j'ai trouvé dans la pensée chinoise des formules qui me semblaient plus éclairantes que tout ce que l'on pouvait trouver dans la philosophie grecque, par exemple, pour décrire la situation d'inconscience dans laquelle nous vivons, l'image de la grenouille au fond du puits ou de la mouche à vinaigre au fond d'une cuve, "ignorant l'univers dans son intégralité grandiose" comme dit Tchouang-Tseu. Mais je ne peux pas parler en spécialiste de la pensée chinoise." (La philosophie antique comme manière de vivre p.226 2001)
Le passage de Tchouang-Tseu est le suivant :
" Je ne connaissais du Tao que ce que peut en connaître une mouche à vinaigre prise dans une cuve. Si le maître n'avait pas soulevé mon couvercle, j'aurais toujours ignoré l'univers dans son intégralité grandiose" (ibid.p.274)

Ça me fait penser à l'Allégorie de la Caverne !
Concernant le jugement de Hadot sur Foucault (que vous évoquez dans un précédent post), j'en fais le thème d'un bref billet.
Sinon, Cavell a-t-il écrit sur le zen ?

Dissoudre ou construire ? ou Wittgenstein trop subversif pour être reconnu à sa juste valeur ?

Une familiarité minimale avec ce qui se produit aujourd'hui sous le nom de philosophie analytique met en évidence une opposition nette entre plusieurs manières de philosopher analytiquement. Un des intérêts du dernier ouvrage de Sandra Laugier (Wittgenstein. Les sens de l'usage. Vrin 2009) est de faire un tableau du champ de bataille. Est-il trop schématique ? Fait-il la place trop belle à Wittgenstein ? En tout cas, il a le mérite d'être clair. D'un côté Wittgenstein et la tradition qu'il a ouverte et qui en retour l'éclaire (au premier rang Stanley Cavell), de l'autre côté la philosophie analytique dominante (Laugier ne mentionne ici aucun nom contemporain ni d'auteur, ni d'oeuvre mais établit une filiation entre la philosophie analytique mainstream et Russell).
Sur ce champ de bataille, Sandra Laugier défend la cause de Wittgenstein: on est en effet en droit de lire cet ouvrage comme une entreprise de réhabilitation de Wittgenstein à l'intérieur même de la philosophie analytique. Pour faire bref, Wittgenstein n'aurait pas la place fondamentale auquel il a droit, Dès la deuxième phrase de l'introduction, on comprend que ce livre peut aussi être vu comme une arme dirigée contre ce que Laugier juge être la philosophie analytique dominante:
" Philosophe phare de la philosophie analytique, il ne cadre pas vraiment avec elle, qu'on la considère dans le cours de son histoire ou dans ce qu'elle est aujourd'hui devenue." (Wittgenstein. Les sens de l'usage p.9)
Délaissant en fait le cours de l'histoire, Laugier préfère se centrer sur ce qu'est la philosophie analytique mainstream: cette dernière prend la science comme modèle et, suivant Russell, pense que la philosophie doit, comme la science, se rapprocher par étapes de la vérité. Plus précisément, Laugier identifie la philosophie analytique qu'elle veut réfuter à un "scientisme naturaliste" et explique la position marginale de Wittgenstein dans le champ analytique par une mise à l'écart délibérée visant à neutraliser l'anti-scientisme de Wittgenstein. Sans qu'elle la mentionne, c'est quand même l'idée de complot qui vient à l'esprit du lecteur. Pour témoin, un des passages les plus significatifs :
" La pensée de Wittgenstein est d'emblée critique, et une critique de la science comme de la philosophie, par une mise en évidence de différences essentielles entre science et philosophie. Différences qui chez Wittgenstein ne sont pas normatives, mais descriptives, et jamais associées à une survalorisation de l'une ou de l'autre. C'est plutôt quand la philosophie veut ressembler à la science, et y cherche la réponse à ses questions, qu'elle tombe dans la mythologie ou dans la métaphysique. La pensée de Wittgenstein est à contre-courant de la philosophie telle qu'elle s'est développée depuis quelques décennies dans le champ "analytique", dans l'exacte mesure où la philosophie prétend s'y modeler sur la science. D'où les résistances fréquentes à Wittgenstein dans la philosophie analytique même, et l'absence quasi complète de Wittgenstein dans la philosophie des sciences actuelle, assez curieuse si l'on se rappelle le caractère central de la référence au Tractatus dans la première moitié du XXème siècle, mais compréhensible si l'on garde à l'esprit que la pensée de Wittgenstein est d'une subversion redoutable, non contre la science elle-même, mais contre le scientisme, dont il a très clairement démonté les motivations, critiqué l'idéologie et moqué les conséquences. (Il n'est pas surprenant que la philosophie analytique dans sa version dominante, veuille ignorer ou minorer l'importance de ses critiques et donc le maintenir dans une forme de marginalisation)." (p.74-75)
Sandra Laugier reproche ainsi à la philosophie analytique dominante de continuer à faire ce qu'a toujours fait sans succès jusqu'à présent la philosophie en général : produire des théories vraies. À ses yeux, Wittgenstein ne construit pas un énième système philosophique :
" Ce qu'on laisse de côté dans beaucoup de discussions sur Wittgenstein, sans doute parce que cela rappellerait à une exigence qu'elle a oubliée depuis un moment, c'est que ce qui l'intéresse, c'est d'abord la philosophie. Ce qui n'est pas du tout la même chose que les théories ou les thèses en philosophie. "Le philosophe, écrit Wittgenstein, n'est pas citoyen d'une communauté de pensée. C'est ce qui fait de lui un philosophe" (Z, 455). Un des points les plus difficilement perceptibles, ou acceptables aujourd'hui, de la pensée de Wittgenstein est son refus de donner la moindre importance aux opinions et doctrines philosophiques, ou d'en soutenir aucune. Une des preuves les remarquables du fait qu'il n'est pas un philosophe du langage est la façon, rapportée par Wisdom, de conclure les discussions philosophiques par "Dites ce que vous voulez !". Tant que vous voyez ce qu'il en est." (p.108-109)
Ainsi voir ce qu'il en est aurait deux sens : quand c'est dans la bouche d'un scientifique, c'est formuler des hypothèses testables , quand c'est dans la bouche d'un philosophe, c'est, selon Laugier, suivant Wittgenstein et Cavell, prêter attention aux détails de la réalité que transporte notre langage ordinaire.
Je me demande alors comment distinguer le langage ordinaire dont on attend visiblement tant de ce que la philosophie a désigné sous le nom de doxa. À première vue, ce sont désormais les constructions philosophiques qui joueraient le rôle négatif de la doxa, consistant à cacher la réalité. Mais le langage ordinaire n'a-t-il pas incorporé une partie des concepts philosophiques ? Où trouver ce langage ? Ce qu'on trouve ne porte-t-il pas toujours les marques de cultures, d'histoires, d'ethnies ? Est-ce traductible dans une autre langue ? Je me souviens avoir fait une telle remarque en lisant les subtiles analyses qu' Austin fait des articulations de la réalité véhiculées par la langue anglaise.
En somme comment définir le langage ordinaire sans constituer un nouveau mythe, précisément celui du langage ordinaire ?

Commentaires

1. Le mercredi 20 janvier 2010, 16:46 par JohnDoe
Je pense comprendre bien votre interrogation insistante sur un langage ordinaire qui serait non-doxa.
Cela rejoint votre réflexion sur le mythe de la pureté dans un de nos posts récents qui concernaient plutôt les mots de la religion.
Cela me fait penser, une fois de plus, à Stanley Cavell qui dit à peu près en ces termes que la dimension "vers le bas" , vers un langage partagé (disons ordinaire) et aussi une dimension qui va "vers le haut" (disons la religion ou l'otherness d'Emerson).
Je reconnais qu'il y a là une position difficile à tenir, un risque et comme un pari si vous voulez mais que c'est le principe d'une lecture perfectionniste de Wittgenstein (et d'autres) chez Cavell, auquel répond Sandra Laugier.
2. Le mercredi 20 janvier 2010, 17:05 par philalèthe
Merci pour ce post très éclairant.
La position n'est-elle pas difficile à tenir pour la raison suivante ? Alors que le recours à l'ordinaire nous dirige vers une source immanente à l'homme de l'humain, de l'éthique, le recours à quelque chose qui va vers le haut semble réintroduire la transcendance et ceci dans un cadre délibérément non-métaphysique. Est-ce cohérent ?
3. Le mardi 9 février 2010, 08:52 par gus
Comme le suggère le titre du livre de Laugier, c'est l'usage qui est le plan d'immanence des significations.
Les usages ne sont pas intemporels et anhistoriques, ils sont des constructions sociales. La morale (voir l'engueulade entre Wittgenstein, avec un timonier, et Popper à ce sujet, p.ex.) est une construction sociale historiquement située.
Wittgenstein multiplie les historiettes ethnographiques pour montrer le relativisme ontologique (pour reprendre le terme de Quine). - ceci par rapport à vos remarques en évoquant Austin.
Le langage ordinaire, tel que je comprend wittgenstein, n'est pas synonyme de langage des gens ordinaires, mais le langage simple, qui ne fait pas la fête dans des délires philosophiques. Les gens ordinaires se prennent par moment pour des philosophes et veulent donner des explications de ce qui ne devrait que se clarifier. Un jeu de langage est inextricable d'une forme de vie. Il n'est pas un mythe, il est au contraire ce que l'on a.
Par contre, un jeu de langage contient des certitudes primitives (premières au sens logiques) qui le fondent, qui sont le lit sur lequel court les flots de langage. Ce sont des croyances , pas des savoirs. (voir De la certitude).
A part cela, je pense que Laugier a raison, la philo analytique est en train de faire à Wittgenstein ce que le Komintern a fait à Marx: une réduction falsificatrice.
Je suis surpris que Laugier dise que pour Wittgenstein la science "formule des hypothèses testables" - qu'il soutienne la testabilité de la science, ce qui ressemble à une thèse vérificationniste, me laisse dubitatif... Etes-vous sûr qu'elle est écrit cela ??
4. Le mardi 9 février 2010, 08:54 par gus
PS. Je parle du second Wittgenstein. Mais le premier (du Tractatus) ne thématise pas l'usage comme forge du sens...
(et désolé pour les fautes)
5. Le mardi 9 février 2010, 16:38 par philalèthe
Merci de votre visite et votre post, avec lequel je suis d'accord (en vous laissant pourtant la responsabilité de l'analogie philo analytique / Wittgenstein = Komintern / Marx ).
Je ratifie cette distinction entre langage ordinaire et langage des gens ordinaires, mais reste tout de même la tâche difficile (voire impossible) de sa détermination. J'avais l'idée que les restes des délires philosophiques comme vous dites font partie du langage simple. Qui l'a donc jamais parlé ce langage-là ? On peut cependant le voir aussi bien comme le nom donné à l'idéal régulateur dans le cadre d'une dissolution des énigmes philosophiques. Il est bien possible alors que la présence dans une phrase usuelle d'un concept philosophique n'enlève alors rien à sa dimension ordinaire tant que la phrase utilisée dans un contexte donné a un sens limpide (analogiquement, dire "si Dieu le veut" ne présuppose pas une thèse théologico-métaphysique mais est l'expression d'une certaine impuissance humaine et d'une espérance humaine). J'aimerais bien vous lire un peu sur ce point, si vous avez le loisir ! Mais je n'ai peut-être pas été assez clair...
Quant aux propos que je prête à Laugier, ils se limitent à la référence à la philosophie:
"quand c'est dans la bouche d'un philosophe, c'est, selon Laugier, suivant Wittgenstein et Cavell, prêter attention aux détails de la réalité que transporte notre langage ordinaire"
Ce que vous jugez contestable d'attribuer à Wittgenstein est une idée mienne. Elle mériterait sans doute d'être discutée.
6. Le mercredi 10 février 2010, 14:12 par gus
Si je mets en contexte votre exemple : deux amis font le projet d'aller à la pêche et l'un des deux conclue le dialogue par "si dieu le veut". En faisant partie de la forme de vie occidentale actuelle (et de ce jeu de langage), on comprend qu'il n'y a là aucune thèse métaphysique. Ce n'est qu'une expression utilisée comme ritournelle sociale pour dire qql chose comme "j'espère vraiment que nous arriverons à faire notre projet". C'est un acte de langage qui vise un effet en le disant.
Par contre, quelqu'un qui tenterait d'expliquer que Dieu non seulement existe mais qu'il a en plus une volonté, et que explique ce qui arrive, sortirait du langage ordinaire.
W ne rejette pas la possibilité de croire. Mais, il insiste sur le fait que croire n'est pas savoir. Et c'est quand on essaie de faire passer pour du savoir nos croyances que l'on se met à délirer.
Il y a dans la bio écrite par Norman Malcolm, une anecdote qui me semble éclairante (et qui rejoint votre billet sur la transformation de sa démarche par les clarifications que propose W). Je la résume de mémoire (et je l'ai lu il y a longtemps). Malcolm et W avaient l'habitude de faire des ballades ensemble, lors de l'une d'entre elles, ils passent devant un kiosque à journaux et voient une manchette parlant du caractère germanique et de sa déloyauté. Malcolm acquiesce à cela et W pique une colère furieuse évoquant l'inutilité de suivre ses cours pour continuer à penser des imbécilités pareilles.
Les maladies philosophiques que vise à dissoudre le discours wittgensteinien ne passe pas par une censure de vocabulaire, c'est lorsque le langage se met à délirer en voulant donner des explications qui invoque des éléments métaphysiques, fait des hypostases. C'est un type de pensée (et de discours) qui est visé.
J'y vois une accointance avec la critique du fétichisme : au lieu d'expliquer un phénomène à partir de ce que l'on a, les pratiques des humains, on invoque une force surnaturelle, un principe métaphysique... (au passage, la critique du fétichisme, reprise de manière critique par Marx, provient de Stirner qui dit explicitement se mettre dans la ligne des cyniques grecs - en rapport avec l'autre billet et Antisthène).
Si je ne délire pas moi-même, le terme ordinaire est définitionnel, est du langage ordinaire ce qui n'est pas sophistiqué. Ce n'est pas qu'il y a un langage ordinaire, à découvrir, figé et éternel, il y a des jeux de langages qui peuvent être caractéristiquement ordinaire.
Que tout langage ordinaire repose sur des croyances, W non seulement l'accepte mais le démontre dans De la certitude. En premier lieu, nous ne savons pas (c'est impossible à prouver) mais nous ne pouvons pas non plus douter (nous ne pourrions plus agir) que la réalité existe. C'est une certitude primitive (au sens première logiquement, comme présupposition) nécessaire à toute forme de vie et à son inextricable jeu de langage. Et il y a tout un tas d'autres certitudes primitives dans notre langage (mais pas forcément toutes nécessaires, mais c'est un point qui me reste pas clair chez W). c'est le projet philosophique de donner une explication (et qui est souvent une justification) absolue de celles-ci qui relève des maladies philosophiques.
Pour résumer et conclure. Le langage est ordinaire lorsqu'il reste simple, dans l'usage social. Il n'y a pas un seul et unique langage ordinaire, il y a des jeux de langage qui répondent de ce caractère définitionnel. La démarche de clarification permet d'éviter de partir en vrille et faire des hypostases, faire passer ses croyances pour des explications... rejeter une aliénation linguistique qui fétichise des éléments qui proviennent des pratiques sociales (des formes de vie).
J'espère qu'on arrive à comprendre qql chose de de post...
7. Le mercredi 10 février 2010, 14:46 par philalèthe
Merci pour ce post très éclairant qui me paraît très bien contribuer à clarifier la question du langage ordinaire.
Concernant la manière dont Wittgenstein sauve, si on peut dire, les croyances religieuses de l'attaque sceptique en les vidant de toute portée gnoséologique, de tout contenu ontologique, leur gardant juste une sorte d'efficacité morale, ne trouvez-vous pas qu'une telle défense est en contradiction avec ce qui soude les communautés religieuses réelles, précisément un engagement ontologique, certes injustifiable rationnellement - sauf à croire à la validité des preuves de l'existence de Dieu - mais néanmoins donnant accès à un niveau transcendant de réalité ? D'où, à mes yeux, un isolement de ce défenseur-là des croyances religieuses. Il ne parle pas comme les athées mais ne fait que semblant de parler comme les croyants. Inadmissible révision à la hausse des croyances en question du point de vue de l'athée et sacrilège révision à la baisse du point de vue des croyants.
Concernant l'idée que ce que vous appelez les certitudes primitives (les gonds, les propositions non fluides - pour reprendre des expressions de Über Gewissheit - ) ne sont pas toutes nécessaires, elle est justifiée par exemple par l'idée donnée par Wittgenstein que les hommes ne sont jamais allés sur la lune. Cette hétérogénéité des certitudes primitives qui englobent autant "la Terre n'est pas apparue 5 mn avant ma naissance " que la proposition que je viens d'évoquer est une des portes ouvertes au scepticisme, au sens où cela me pousse à me demander si j'ai bien raison de dire que j'ai trouvé le roc quand j'en ai fini avec la présentation des raisons - pour reprendre une autre métaphore de Wittgenstein -.
8. Le jeudi 11 février 2010, 02:47 par gus
A mon sens, W se contente de montrer que l’on peut croire en Dieu (ou en des Dieux) sans pour autant tomber dans les maladies philosophiques qu’ils dénoncent. Ce n’est peut-être pas à proprement parler une défense des religions, et j’ai l’impression que vous avez raison sur le fait que bon nombre de croyants seraient choqués d’une telle conception. Mais les conceptions de W ne choquent pas uniquement les croyants…
Il me semble qu’il faut préciser que l’athée est un croyant, il croit que dieu n’existe pas. Et il est aussi « bousculé » par W.
J’ai tendance à voir dans le second W un agnostique, mais c’est possible que je tire l’interprétation vers mes propres convictions à ce propos.
Cependant, je pense qu’il faut vraiment prendre au sérieux que W propose des clarifications en vue d’une manière de vivre assagie, libérée d’hypostases qui prennent le pouvoir sur nos vies. Dans ce processus de clarification, il ne condamne pas les croyances religieuses ou mystiques comme incompatibles avec un langage simple ou ordinaire. Cet ordinaire du langage se situe à mon sens à un niveau « grammatical » et non pas sociologique. En ce sens, il me semble que W pose des éléments pour dire qu’il y a une pluralité de jeux de langage possibles (et de formes de vie concomitantes), qui peuvent être incompatibles entre eux (au moins sous l'aspect de leurs divergences - penser à lorsqu’il dit que la discussion entre un croyant et un athée tournerait court), mais qui seraient tous de l’ordre de l’ordinaire.
Ce caractère ordinaire n’est pas un dénuement ontologique. Par exemple son historiette sur le tas de bois, où il imagine une forme de vie où le prix du bois n’est pas établie selon son volume mais selon sa surface (en m2 et non en m3), montre l’engagement ontologique d’une forme ordinaire de langage. C’est bien une manière de concevoir la façon d’être que d’établir de telle ou telle façon le prix du tas de bois. C’est lorsque l’on tente de donner une explication absolue à une manière de concevoir le monde que le langage s’autonomise de sa pratique et s’enivre de lui-même.
Sur l’expression certitudes primitives, je reprends le terme de mon (ex) prof K. Mulligan, qui utilise un texte d’Ortega y Gasset pour identifier les croyances-gonds du langage à cette expression de certitudes primitives.
Je n’ai pas le texte français De la certitude sous la main, mais l’anglais. Je suis allé farfouiller dedans car je n’interprète pas que la proposition que personne ne soit allé sur la lune soit une certitude-gond. Au contraire.

§108. "But is there then no objective truth ? Isn't it true, or false, that someone has been on the moon?" If we are thinking within our system, then it is certain that no one has ever been on the moon. Not merely is nothing of the sort ever seriously reported to us by reasonable people, but our whole system of physics forbids us to believe it. For this demands answers to the questions "How did he overcome the force of gravity?" "How could he live without an atmosphere.?" and a thousand others which could not be answered. But suppose that instead of all these answers we met the reply: "We don't know how one gets to the moon, but those who get there know at once that they are there; and even you can't explain everything." We should feel ourselves intellectually very distant from someone who said this.
Tel que je comprend ce §108, W nous dit qu’une proposition à propos d’un fait a une valeur de vérité dans un jeu de langage donné. Dans notre jeu (our system) nous savons que personne n’a été sur la lune. Et une personne qui soutiendrait qu’il est le cas que qql y est allé sans pouvoir l’expliquer nous paraîtrait étrange, « dérangée ». Car une telle proposition n’est pas une certitude primitive – dont on ne peut pas donner d’explication, ou de justification – mais bien une proposition pour laquelle on peut donner une explication. D’ailleurs, W le précise plus loin :
§171. A principal ground for Moore to assume that he never was on the moon is that no one ever was on the moon or could come there; and this we believe on grounds of what we learn.
On est certain que personne n’a été sur la lune, car nous savons, nous avons appris que n’avons pas (à l’époque) les moyens techniques pour y aller (vaincre la gravité). Et ce fait a changé en 1969. Rien d’inébranlable donc. Ce qui semble être un gond, c’est que je suis certain de ne jamais être allé sur la lune (moi, tout comme W).
§111. "I know that I have never been on the moon." That sounds quite different in the circumstances which actually hold, to the way it would sound if a good many men had been on the moon, and some perhaps without knowing it. In this case one could give grounds for this knowledge. Is there not a relationship here similar to that between the general rule of multiplying and particular multiplications that have been carried out ? I want to say: my not having been on the moon is as sure a thing for me as any grounds I could give for it.
Cela sonne assez différemment de la certitude que personne ne soit allé sur la lune, nous dit W. Et oui, aucunement besoin de motif fondant cette certitude. En douter ne semble même pas vraiment possible.
§226. Can I give the supposition that I have ever been on the moon any serious consideration at all ?
Et c’est l’impossibilité de douter à leur propos - dans le cadre d’une attitude saine au sein de la communauté linguistique, i.e. qql qui doute que la réalité existe, ou qui se demande s’il est allé ou non sur la lune… tombe dans la catégorie des gens bizarres, pour pas dire fous… ou philosophes - qui caractérise les certitudes primitives. Alors que les certitudes sur les faits, des propositions à contenu épistémiques, peuvent être mises en doute.
En ceci, cela ferme la porte aux sceptiques. Leur attitude n’est pas consistante pour vivre. Comment vivre en doutant de l’existence de la réalité, peut-on faire un pas avec ce doute ? Le sceptique se retrouve dans une posture sophistiquée incapable de vivre en respectant son principe de doute.
Et telle que je la comprends, la discussion de W est bien pour montrer plutôt que la pratique incorpore des présuppositions, est une mise en acte ipso facto de certitudes primitives, ou pour le dire comme Hadot (et les marxiens) une praxis. Car en fait, dans la pratique, nous ne nous répétons pas à chaque pas que nous somme persuadé que la réalité existe. Mais marcher implique au niveau logique de présupposer l’existence de la réalité, de le croire dans nos attitudes, notre agir (§204).
§404. I want to say: it's not that on some points men know the truth with perfect certainty. No: perfect certainty is only a matter of their attitude.
La certitude que le monde a une durée historique, qu’il ne s’est pas créé 5 mn avant notre naissance, est du même ordre. Mais là, un problème reste pour moi ouvert : la présupposition réaliste est nécessaire à toute forme de vie, on ne peut vivre sans croire être dans le monde, mais par contre est-il tout aussi nécessaire de croire à sa durée historique ? Ne peut-on imaginer une forme de vie qui aurait la certitude primitive que le monde se crée à la naissance de chacun de ses membres ? Ca parait étrange, mais est-ce vraiment inimaginable ? Et d’autres certitudes de notre communauté linguistiques paraissent plus facilement avoir des alternatives. Nous sommes persuadés d’avoir des mères et des pères, mais il existe des peuplades où le lien de causalité entre la sexualité et l’enfantement n’est pas une certitude primitive. Il n’y pas à proprement parler de père biologique (mais il y a une parenté sociale – nous identifions parentés biologiques et sociales, ce n’est pas le cas dans nombre d’ethnies).
En reprenant le texte, j’ai trouvé un § où W est clair sur le fait que les certitudes primitives ne sont pas toutes nécessaires.
§284. People have killed animals since the earliest times, used the fur, bones etc. etc. for various purposes; they have counted definitely on finding similar parts in any similar beast.
They have always learnt from experience; and we can see from their actions that they believe certain things definitely, whether they express this belief or not. By this I naturally do not want to say that men should behave like this, but only that they do behave like this.
Autrement dit, W ne pense pas que les certitudes primitives, ou au moins certaines d’entre elles, soient le fruit d’un déterminisme historique strict. Il y a une pluralité de jeu de langage possible fondés sur des certitudes primitives divergentes. De fait, l’ethnologie a montré que c’est non seulement possible, mais qu’il y a des cas. Mais cela n’est-il pas au moins en tension avec le caractère inébranlable (§86 & 103) que W prête aux certitudes primitives, ces croyances dont on ne peut douter raisonnablement ? Il me semble qu’il y a là, effectivement comme vous le remarquez, qql chose comme une tension… Le thème de l’hétérogénéité des certitudes primitives mérite d’être encore creusé, ou bêché…
9. Le jeudi 11 février 2010, 16:48 par philalèthe
Merci beaucoup pour votre post très éclairant.
Il me fait réagir sur plusieurs points. Je suivrai votre ordre.
1) Concernant les croyances de l'athée, il va de soi qu'il en a si on définit croire par tenir pour vrai. Mais qui n'en a pas alors ? Si on entend par croire tenir pour vrai sans justification, on doit se demander si la condition de la rationalité de la proposition "Dieu n'existe pas" vient de ce qu'on est rationnellement obligé d'y croire ou de ce qu'on n'est pas rationnellement obligé de ne pas y croire. Dans le premier cas, j'accorde que la croyance de l'athée n'est pas rationnelle (à la différence de la croyance dans la vérité du théorème de Pythagore) ; mais dans le second, elle l'est car rien ne m'oblige à croire que "Dieu n'existe pas" est une proposition fausse.
2) Concernant le mysticisme, je ne peux pas le sauver sans un engagement ontologique reconnaissant la réalité d'un être transcendant auquel le mystique s'unit (et non pas croit s'unir). Adoptant ce que je juge pour l'instant être la perspective wittgensteinienne sur ces questions, je peux identifier le discours mystique à des phrases pourvues d'une fonction expressive mais dépourvues de toute référence (je ne parlerai donc de dénuement ontologique - l'expression est heureuse - que dans le cadre d'expressions faisant ordinairement référence à des entités non situables dans l'espace / temps comme Dieu mais révisées à la baisse quant à leur portée ontologique ).
3) Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez me donner la référence du texte d'Ortega. Merci.
4) Je vous donne raison concernant la distinction que vous faites entre "les hommes ne sont jamais allés sur la lune" et "je n'y suis jamais allé". Une remarque cependant concernant 171 : Wittgenstein a éprouvé le besoin de souligner "konnte" traduit par "could"et "pourrait". Cela suggère qu'il y a vu une impossibilité empirique absolue, mais dans la mesure où la proposition est explicable sur la base d'un savoir , c'est incontestable qu'elle ne peut pas prétendre au titre de "certitudes primitives".
5) Pourriez-vous expliciter votre raccourci "Hadot (et les marxiens)" ?
6) Peut-on parler de certitudes primitives quand on se réfère à des propositions que le sujet n'a conscience d'avoir que quand il rencontre un philosophe sceptique ("je ne suis pas sûr que mes parents soient bel et bien mes parents mais je suis absolument certain que j'ai des parents !") ? La pratique est-elle une mise en acte de certitudes primitives ? Cela suggère comme une antériorité psycho-chronologique des certitudes par rapport à la pratique alors que ces "certitudes primitives" naissent après la pratique et ne l'expliquent pas (elle est expliquée par la pratique elle-même, l'imitation, le dressage, le training et des certitudes non-primitives). Il ne faut pas que les certitudes primitives se substituent aux règles dans le compte-rendu qu'on fait de la régularité des pratiques. Mais je pense qu'au fond vous êtes d'accord là-dessus.
7) Je ne lis pas 284 comme vous. À mes yeux le passage porte sur les connaissances induites et non sur les certitudes primitives. Il établit aussi une relation entre ces connaissances induites et une forme de vie (d'où la contingence de ces connaissances qui ne sont nécessaires que relativement à la forme de vie de ces chasseurs, ce qui ne revient pas à dire que la réalité à laquelle se réfèrent ces connaissances n'existe que pour eux - c'est un point que j'aimerais clarifier : dans quelle mesure on peut défendre un engagement réaliste dans le cadre de la seconde philosophie de Wittgenstein ?-). La certitude de l'induction ne se dit pas mais se montre dans la pratique.
10. Le lundi 15 février 2010, 12:15 par gus
Salut,
Je vous remercie également de prendre le temps de la discussion.
Sur 1) Il me semble que l’a-thée affirme que dieu n’existe pas. La seconde variante que vous proposez me parait revenir à une suspension (ou une absence) de croyance (et du discours qui va avec), autrement dit une a-gnose. Je pense qu’il y a une différence entre s’affirmer être sans dieu et s’en tenir à ce qu’on ne peut rien dire de sûr à ce propos (ne pas croire ni que dieu existe ni que dieu n’existe pas). Votre proposition me semble rejoindre une posture agnostique et non pas athée. Ceci dit, il y a différentes façons de justifier son athéisme (croyance à la science / croyance à l’irréductibilité de la liberté de l’individu, p.ex.), et de vivre son agnosticisme (notamment, plus ou moins ouvert au mysticisme), tout comme sa religion…
Sur 2) Le problème que vous posez à W me semble pertinent, et je ne suis pas sur de savoir y répondre… je lance quand même qqles vagues pistes. Badiou dans son cours sur le Tractatus montre qu’en délimitant le champ du dicible, W crée en creux l’espace de l’indicible dont le mystique.
Comme je le comprends, pour W le mystique ne se dit pas mais se ressent simplement et un discours à son propos se limite à montrer (l’éthique et l’esthétique sont une seule chose). A travers l’œuvre artistique, l’artiste peut montrer des éléments mystiques qui enjoignent à une éthique, une manière de se comporter envers la vie, éléments que celui qui regarde ce montrer (mais cela peut être de l’écrit ou de la musique…) peut ressentir.
W affirme dans le Tractatus que l’éthique et l’esthétique sont transcendantales, elles ne disent pas comment est le monde mais amène à toucher au mystique de l’existence de ce monde (que le monde soit). A mon sens, la coupure avec ce « premier » W dans la suite est qu’il ne soutient plus cette thèse de transcendance, qu’il attribuait également à la logique (la forme logique reflète la structure du monde dans nos pensées-images). Et ceci reposait sur des présupposés métaphysiques qu’il démonte dans les Investigations (notamment la croyance que chaque mot correspond une chose, que le substantif renvoie à une essence). Cela ne « tue » pas la possibilité du mysticisme, mais réduit sa portée. D’autant plus, quand dans De la certitude il montre que l’existence du monde n’est finalement qu’une croyance de base. Reste que cette certitude primitive n’est pas arbitraire – on ne peut pas ne pas y croire en vivant -, ce qui fait que cela reste tout de même un mystère.
Mais il est juste que les mystiques en général ne se contentent pas d’une thèse de ce genre et ont fortement tendance à affirmer la vérité de leur ressenti mystique…
3) C’est un passage d’Idées et croyances (mais cela remonte à trop longtemps pour me souvenir où se situe le passage dans le texte).
4) Nous sommes d’accord sur le point central. Ce que vous signalez est effectivement troublant, W semble dire qu’il est impossible à un homme d’aller sur la lune. Et ça parait bizarre qu’il ait cru dans les années 50 en étant à Cambridge à une impossibilité stricte de développer des moyens techniques d’y aller à l’avenir. Je me suis demandé s’il ne voulait pas dire que l’homme sans aide technique ne pouvait pas aller sur la lune, ce qui reviendrait à dire que l’homme ne peut pas voler. Mais cela semble biscornu… cette phrase reste un peu mystérieuse pour moi…
5) C’est plutôt un signalement. Hadot parle de praxis à propos de la conception de W (c’est dans un de vos billets). A ma connaissance W n’a lui-même pas utilisé ce terme, mais ça me parait effectivement pertinent. Et « parallèlement » (sans que ce soit tout à fait clair si ce sont des parallèles euclidiennes ou non-euclidiennes), des exégètes de Marx ont abondamment parlé de praxis (Gramsci notamment). J’ai utilisé le terme de marxiens, pour distinguer du marxisme orthodoxe qui a donné une interprétation de Marx très matérialiste et mécaniste, où la praxis était occultée ou au mieux « aplatie » à un déterminisme matérialiste sans qu’il y reste beaucoup de théorie en acte. Et sans identifier (égaliser) les discours, il y a un voisinage de régions explorées autour de la praxis entre W et Marx (et certains de ses exégètes).
C’est vrai que mis comme ça entre ( ), c’était assez énigmatique (et ça mériterait discussion et comparaison de textes pour clarifier et asseoir ce que j’avance…).
Sur 6). §509. I really want to say that a language-game is only possible if one trusts something (I did not say "can trust something").
En fait, non au fond je ne suis pas d’accord. La « trouvaille » de De la certitude, c’est que certaines propositions qui ont l’apparence superficielle d’être empiriques et épistémiques ne le sont pas. Autrement dit, elles ne font pas partie de la partie vive du langage, elles sont dans la structure qui encadre le flot linguistique. Elles sont des règles grammaticales. On a vu que ces certitudes fondamentales ne sont pas un savoir, mais une croyance.
§401. I want to say: propositions of the form of empirical propositions, and not only propositions of logic, form the foundation of all operating with thoughts (with language).
Il faut avoir en tête que les règles grammaticales ne se présentent pas forcément comme telles de manière évidente. Le mètre-étalon se présente comme un objet à première vue, mais il est en fait une règle grammaticale du jeu du langage de la mesure, celui que l’on ne peut pas mesurer mais qui permet la mesure.
Mais d’où proviennent ces certitudes primitives ? Là je pense qu’il y a plusieurs sources (et cela est lié à la question de leur hétérogénéité évoquée dans nos posts précédents).
La « première » certitude basique que l’on a c’est que « je vis ». Et que je vis dans une réalité, et que ce vivre est pratique, des relations avec des choses, et que ces choses sont différentes de moi… Difficile de donner un statut à ces certitudes, W a des passages où il les rapproche de quelque chose de l’ordre de l’instinctif, mais en même temps elles sont d’ordre logiques. Des exégètes parlent d’anthropo-logique, ça me semble assez bien vue (Laugier doit d’ailleurs faire partie de ces exégètes si je ne m’abuse). Vivre génère un certain nombre de certitudes primitives qui règlent ce vivre.
Il y a ensuite des certitudes acquises, mais jamais par la raison, toujours dans une pratique, un dressage aux règles (ou training, imitation…). Et tant que ces règles non pas été incorporées par le sujet, il n’a pas un comportement adéquat, selon les critères de sa communauté. Mais ceci n’explique pas les règles, cela les impose.
A un niveau synchronique – quand on observe les pratiques -, il me semble qu’il y a effectivement, dans l’analyse de W, une antériorité des certitudes qui règlent les activités. Elle s’incarne dans un psychologique, mais leur existence fondamentale est de l’ordre du social. Car elles règlent les pratiques de ceux qui les portent, mais une grande partie d’entre elles sont transmises socialement. Elles perdurent dans le social (et je pense notamment par leur répétition dans le langage et en acte). A la différence des pragmatistes qui vont vers les pratiques – une pensée est élaborée en vue d’être utile dans le champ des pratiques sociales -, W part des pratiques et y retourne – une pensée s’appuie sur des certitudes socialement imposées et les reproduit implicitement dans les relations sociales -.
Au niveau diachronique, l’émergence des certitudes se passe aussi dans la vie, et c’est ce point qui me semble en jeu au § 284…
Sur 7) votre lecture de §284 se tient et me fait douter de ma lecture, sauf que W parle d’un processus historique qui abouti à des « croyances définitives » - from their actions that they believe certain things definitely - à propos de similarités entre des êtres particuliers. A mon sens, W parle ici d’une histoire naturelle (une sorte d’anthropogenèse) des certitudes primitives. Il y a d’autres passages où il parle de sédimentation de morceaux de langage qui deviennent des certitudes.
8) « dans quelle mesure on peut défendre un engagement réaliste dans le cadre de la seconde philosophie de Wittgenstein ? »
Question épineuse où les exégètes ne sont pas d’accord et elle mérite(rait) un travail précis pour donner une réponse argumentée. Je ne peux pas le faire et je vais être plus lapidaire…
A mon sens, se poser la question de la relation entre notre langage et la réalité revient à vouloir prendre un point de vue divin hors du langage pour observer cette relation. Et ça W montre sans ambiguïté que c’est absurde. Les limites de mon langage sont les limites de mon monde. En sortir, me laisserait sans voix. Les métalangages ne sont en fait que des simulacres de sortie, ils font encore partie du langage qu’ils décrivent. Derrière ce point, il y a l’argument que pour comprendre un langage, et a fortiori pour l’analyser, il faut maîtriser ce jeu de langage, être de sa forme de vie. Quand Tarsky dit que « « It’s raining on london » est vrai si et seulement si il pleut sur londres, (en date et lieu déterminés), dans le langage du locuteur. », il doit comprendre le langage du locuteur, pas seulement cette phrase mais tout le jeu qui va avec, notamment son ontologie (pour savoir ce que ce signifie raining, ce qu’indique london). Autrement dit, ce n’est pas une analyse dans un métalangage, mais plutôt une périphrase. Si on ne comprend pas le langage, on ne peut pas dire que la phrase correspond au fait qu’il pleuve. La correspondance entre langage et réalité ne peut pas se soutenir de l’intérieur du langage – elle n’est alors qu’un présupposé métaphysique improuvable -, ni se soutenir de l’extérieur du langage, puisqu’on ne peut en sortir.
La thèse réaliste d’une correspondance isomorphique entre langage et réalité est donc une thèse métaphysique. En suivant le W des investigations, on ne peut se prononcer sur cette correspondance. Mais votre question portait sur un « engagement réaliste », ce qui est différent que soutenir la thèse réaliste.
Le début des investigations (ou recherches) montre que la réflexion sur le langage qui présuppose implicitement que le problème est la dénomination d’un objet, comme s’il était déjà constitué comme tel par la réalité, est à coté de la plaque. C’est la pratique qui va ontologiser, découper le réel et accorder des statuts aux morceaux pour en faire tel ou tel objet. Il y a un processus pratique qui va accrocher les étiquettes de mots sur des choses. Sans l’aide du langage, il y a une inscrutabilité ontologique (l’expression est de Quine, mais l’idée me semble pouvoir être attribuée à W). Le langage institue une manière de voir le monde.
Les conventions sur les significations sont arbitraires (au sens philosophique de non nécessaires) pour une bonne part, mais certaines sont nécessaires, contraintes par l’environnement, à un niveau disons naturel. Mais il y a aussi une part de contrainte d’ordre historico-social. L’accent porté sur le contexte pour saisir le sens n’est à mon avis pas seulement dans une dimension usuelle de comprendre un dialogue en situation, c’est aussi introduire une part de réel dans la production du sens au niveau historique (ou diachronique). Un réel qui est en partie indépendant des hommes, et une part de réalité socialement construite (que les hommes s’imposent à eux-mêmes, pas forcément de manière consciente). Un jeu de langage qui serait par trop « irréaliste » serait mis en échec. Cette contrainte n’est pas une détermination au sens strict ; le flou de bon nombre de nos expressions, la pluralité des jeux de langages sont l’indice d’une souplesse de ce rapport.
En somme, je vois un certain « engagement réaliste » dans la conception du langage chez W2, mais dont la teneur exacte ne peut être qu’opaque. Et il me parait important de souligner qu’une partie non négligeable correspond à un engagement vis-à-vis d’une réalité socialement construite.
11. Le mercredi 17 février 2010, 11:32 par philalèthe
Merci d'abord d'avoir pris le temps d'écrire ce post.
1) Si on demande à l'athée comment il justifie sa croyance que Dieu n'existe pas, il peut répondre que son inexistence est déductible de principes de base indiscutables (il est rationnellement obligé d'y croire, la perspective est fondationnaliste). Il peut aussi défendre que rien de ce qui est de l'ordre du savoir ne l'oblige à croire que Dieu existe ; il n'est pas agnostique, il juge seulement que la croyance dans l'athéisme, n'étant pas clairement interdite, est permise (elle est rationnelle parce que son irrationalité n'est pas mise en évidence). Certes on n'exclut pas qu'elle puisse l'être, d'où peut-être votre objection.
2) Il y a au moins deux interprétations de la référence au mysticisme dans le Tractatus. Selon l'interprétation "austère" du non-sens récemment reprise à Cora Diamond par Sandra Laugier dans Les sens de l'usage, les phrases qui sont des non-sens ne peuvent pas "indiquer quelque chose de ce qui ne peut être dit" (p.51). "Il n'y a pas d'intermédiaire entre la pensée et le galimatias" (p.49), position commune à W. et à Frege. "Il faut noter aussi que le montrer et le voir (...) s'ils ne sont pas de l'ordre de la connaissance (scientifique), n'ont rien à voir avec une révélation ou une intuition, malgré la séduction des discours sur le Mystique. Il s'agit d'éveiller une capacité à voir ce qui est sous nos yeux, pas hors du monde." (p.57). À cette conception "austère" du non-sens s'oppose une conception positive, "substantielle" du non-sens qui identifie un certain non-sens à "un non-sens intéressant, utile", qui pourrait "indiquer quelque chose de ce qui ne peut être dit". Interpréter le non-sens des énoncés du Tractatus de cette manière conduit à ne pas prendre au sérieux "la radicalité antimétaphysique" (p.63) de W. dès le Tractatus. D'après ce que vous écrivez, vous semblez - et Badiou aussi - adopter interprétation substantielle du non-sens. Or, sur ce point, je doute.
3) Merci pour la référence à Ortega y Gasset.
4) Réflexion faite, je crois qu'il ne vaut mieux pas qualifier certitude de primitive d'abord parce que sauf à me tromper - je n'ai pas systématiquement vérifié - W. n'emploie pas le mot (primitive Gewissheit ?) dans Über Gewissheit, la référence au Grund, au Fundament, elle ne manquant pas (fondement qu'il faut cependant définir dans une perspective non fondationnaliste bien sûr) -, ensuite parce que l'adjectif donne une homogénéité à un ensemble de certitudes dont W.explore et interroge la diversité. Ceci dit, si on veut un adjectif, "fondamental" me paraît plus conforme à la lettre du texte (cf par exemple 512)
5) Concernant la pratique, Marx et W., je suis spontané porté à dire que W. enracine plus que Marx la pratique dans le biologique (on devrait pouvoir mobiliser sur ce point l'évolutionnisme pour rendre compte de la nature humaine à laquelle W. se réfère). Certes W. est attentif aux usages mais dans le prolongement de la nature (la nature humaine limite les usages possibles).
6) Je suis à peu près d'accord avec ce que vous écrivez ici ; dans ma remarque je voulais prendre au sérieux la référence à Goethe "au commencement était l'action" et écarter clairement toute identification de la certitude (fondamentale) à un axiome mathématique (même si les axiomes doivent bien reposer sur des certitudes de ce type). Concernant la transmission sociale des pratiques, les fameuses certitudes ne sont pas dites (le prof de piano ne dit pas à l'élève "commençons par le commencement : ces deux choses sont mes mains etc").
7) sur 284, vous me faites douter. Pour clarifier le point, il faudrait clarifier la relation entre l'expérience (die Erfahrung) et la certitude fondamentale. En effet 284 se référe à qqch qui est appris de l'expérience ("aus der Erfahrung gelernt").
8) Merci pour cette clarification. C'est clair qu'on ne peut pas attendre de lui une thèse métaphysique (réaliste ou non). Dans De la certitude, on trouve des expressions clairement réalistes comme par exemple en 552:
" Même s'il est vrai qu'on ne le dit pas, n'en est-il pas moins ainsi ?"
Ce n'est pas anodin car W. a souligné est (ist).
J'interprète dans le même sens 594 et 595 :
"594. Mon nom est "L.W.". Et si quelqu'un contestait cela, je le relierais aussitôt à d'innombrables choses qui le rendent certain.
595 "Toutefois je peux m'imaginer quelqu'un qui fait tous les ces liens sans pour cela qu'ils ne correspondent à la réalité. Pourquoi ne serais-je pas dans un cas similaire ?"
Lorsque je m'imagine une telle personne, je m'imagine également une réalité (eine Realität), un monde (eine Welt) qui l'entoure ; et la manière dont lui, pense (et parle) en contradiction avec ce monde (dieser Welt zuwider) ."
À noter que la dernière expression s'engage en faveur d'un accord entre ce qui est dit et le monde (ce n'est pas une thèse métaphysique mais une expression ordinaire dont on ne peut sans doute pas se défaire même si on ne soutient pas la thèse de la vérité-correspondance).
En revanche 609-610-611 sont "anti-réalistes" et encouragent une interprétation relativiste. Ceci dit on peut bien dire que dans certaines situations la réalité départage, dans d'autres non.
12. Le mercredi 17 février 2010, 18:59 par gus
Sur 1) mon propos ne portait pas sur sa justification mais sur le fait que l’athée croit que non-existence de Dieu.
2) oui, en l’état de ma compréhension, je suis plutôt « old school » sur ce point. Mais peut-être est-ce parce que je n’ai pas bien compris la thèse des « news » wittgensteiniens. Il me semble tout de même qu’il y a une rupture entre le W du Tractatus et la suite de son œuvre. Son intro des Investigations où il cible explicitement l’auteur du Tractatus me conforte là-dessus.
Dans ce que je ne comprends pas dans l’interprétation d’un seul W anti-métaphysique radical, il y a notamment comment cette interprétation se dépatouille des points du Tractatus où W dit que, non seulement la logique est transcendantale (ce qui me semble déjà une thèse métaphysique, un discours sur la nature du rapport entre langage et réalité), mais aussi – cela concerne plus précisément notre propos sur ce point – que l’éthique et l’esthétique sont transcendantales.
6.421 It is clear that ethics cannot be put into words. Ethics is transcendental. (Ethics and aesthetics are one and the same.)
Sur « les phrases qui sont des non-sens ne peuvent pas "indiquer quelque chose de ce qui ne peut être dit" ». Oui les phrases qui sont des non-sens n’indiquent rien. Mais ce n’est pas là tout le hors sens. La logique en elle-même n’a pas de signification, elle est une condition de possibilité du sens, elle est la structure, la mise en forme qui permet l’articulation de la signification des mots.
Les tautologies et contradictions (4.46 et ss) ne sont pas des non-sens, mais pourtant elles ne représentent rien dans le monde. Elles ont un certain « manque de sens », elles montrent qu’elles ne disent rien. A strictement parler, elles n’ont pas non plus de sens. Et les propositions de la logique sont des tautologies (6.1). Elles sont les limites, les cas extrêmes du langage.
4.461 Propositions show what they say; tautologies and contradictions
show that they say nothing. A tautology has no truth-conditions, since
it is unconditionally true: and a contradiction is true on no condition.
Tautologies and contradictions lack sense. (Like a point from which two
arrows go out in opposite directions to one another.) (For example, I
know nothing about the weather when I know that it is either raining or
not raining.)
4.462 Tautologies and contradictions are not pictures of reality. They
do not represent any possible situations. For the former admit all
possible situations, and latter none. In a tautology the conditions of
agreement with the world--the representational relations--cancel one
another, so that it does not stand in any representational relation to
reality.
Parler du langage n’est-il pas alors indiquer ce qui est la limite entre sens et non sens, mais où cette frontière elle-même n’est ni dans le monde - et dans le sens qu’on lui donne par nos représentations propositionnelles -, ni dans le non-sens ? Ce point aveugle qui est source structurante de la vision ?
6.13 Logic is not a body of doctrine, but a mirror-image of the world.
Logic is transcendental.
Lorsque W se demande où peut se trouver le sujet métaphysique, il répond que la situation est similaire à la vision dans laquelle ne se trouve pas l’œil qui voit.
5.633 Where in the world is a metaphysical subject to be found? You will
say that this is exactly like the case of the eye and the visual field.
But really you do not see the eye. And nothing in the visual field
allows you to infer that it is seen by an eye.
Rien dans le monde ne permet d’inférer le sujet métaphysique, autrement dit on ne peut pas en parler de manière empirique, le discours scientifique parle d’autre chose que de ce sujet métaphysique. Mais pour autant, ne peut-on rien n’indiquer à son propos ? Ce que l’on dit du monde, nos propositions qui correspondent à des états de faits, ne peut pas être a priori. Mais le sujet métaphysique semble bien être une condition de possibilité nécessaire de la vie, du monde comme mon monde. Il en est sa limite.
5.641 Thus there really is a sense in which philosophy can talk
about the self in a non-psychological way. What brings the self into
philosophy is the fact that 'the world is my world'. The philosophical
self is not the human being, not the human body, or the human soul, with
which psychology deals, but rather the metaphysical subject, the limit
of the world--not a part of it.
L’éthique et l’esthétique ne montrent-elles pas cette transcendance vers ce « point aveugle » de la vie qu’est le mystique, non pas comment est le monde, mais que le monde soit – en se souvenant que le monde est la vie, et que le monde est mon monde - ? Le mystique, pour le W du Tractatus, n’est-il pas cette fine frontière entre sens et non sens à propos de la vie, la condition de possibilité de donner sens à sa vie via une éthique qui se montre dans l’esthétique ?
6.522 There are, indeed, things that cannot be put into words. They make
themselves manifest. They are what is mystical.
En somme, j'ai bien du mal effectivement à prendre au sérieux que le Tractatus soit une oeuvre anti-métaphysique, et que le W de cette époque rejette le mystique.
Sur 4) oui, le qualificatif primitive est une importation made in Ortega y Gasset. Mais le terme est à comprendre dans un sens logique, ce qui fait qu’il est quasi synonyme de fondamentale. Et oui aussi, subsumer les certitudes sous ce terme tend à les homogénéiser, mais le même problème se pose en les nommant certitudes fondamentales… Il faut se battre contre cette tendance à trop homogénéiser (une tendance qui amène aux erreurs typiques de la philo selon W), mais elles ont aussi un caractère commun qui autorise à les regrouper sous un terme unique… Ceci dit, peut-être est-ce plus clair avec le mot fondamental, mais il offre aussi le flanc à un contresens fondationnaliste…
Sur 5), humm… Je pense que W est très « prudent » (et c'est plutôt un euphémisme) vis-à-vis de la portée des sciences, y c. l’évolutionnisme de Darwin (Cf. Tractatus 4.1121 – 4.1122). Tel que je le comprends, le sens en jeu dans la praxis est irréductible à une description purement empirique – on ne comprend rien à un match de foot, si on se limite aux mouvement physiques des joueurs, le sens émerge de la grammaire du jeu -.
De l’autre coté, et même si je « milite » contre les lectures purement matérialistes de Marx, il ne met pas la part de matérialité physique hors-jeu de l’existence. P.ex. sur la question de la praxis de l’exploitation, il montre que le travail abstrait est la forme fétichisée, à travers ou par la grammaire de l’économie, du travail concret, qui est, sans s’y réduire, une dépense d’énergie du corps au travail. Et de manière (très, trop?) lapidaire, c’est là que, pour Marx, se situe une source des contradictions propres au capitalisme : l’irréductibilité de ce donné, qui a des aspects notamment physiques ou biologiques, que tente d’arraisonner la logique du capital (p.ex. le taux d’exploitation bute sur des limites physiques en terme de temps – extension en heures de l’exploitation – et en terme de force – intensification de la productivité du travail -, au-delà desquelles le travailleur ne résiste pas physiologiquement (et psychologiquement comme le montre le taux de dépression liées au travail).).

Pour aller plus loin sur la question il faudrait mobiliser un gros travail que je ne puis faire là...
Sur 6) oui, d’accord avec ce que vous dites. J’ajoute tout de même que l’apprentissage commence dans l’action, mais il y une différence entre le moment où on commence à apprendre, et le moment où une pratique est devenue un savoir-faire incarné – savoir faire du vélo, ou du ski, p.ex -.
7) ma remarque précédente me semble la piste…
8) oui. Je crois qu’avec ce point je peux « boucler » avec le début de notre conversation. A mon sens, la différence entre « l’engagement réaliste » des § 594-595 et l’antiréalisme des § 609-610-611, auquel j’ajouterais le § précédent 608 qui livre le sujet mis en discussion - à savoir si la physique est un bon fondement à mon action -, cette différence se situe entre langage ordinaire - au sens d’une qualité qui concerne sa grammaire (ce qui était ma réponse à votre question au début de la conversation) – et le langage non ordinaire, sophistiqué, (en tirant le trait) le fétichisme linguistique hypostasiant des illusions métaphysiques (le scientiste joue le même rôle pour notre civilisation que l’oracle dans une (autre) forme de vie animiste).
13. Le jeudi 18 février 2010, 16:46 par philalèthe
Merci beaucoup de ces remarques éclairantes.