MOI : - Mon prof de philo disait que la nature humaine, ça n'existe pas et que tout est politique.
ELLE : - Les deux affirmations n'ont pas plus de sens l'une que l'autre !
MOI : - Pourquoi donc ?
ELLE : - À quoi opposait-il la nature ?
MOI : - À la culture, bien sûr. Tout est culturel, disait-il.
ELLE : - Bonne blague ! Vous allez comprendre pourquoi tout seul. Qu'est-ce que fait l'agriculteur ?
MOI : - Il cultive une terre, un sol.
ELLE : - Bien, et le sol en question, avant que l'agriculteur ne le travaille, il était cultivé, lui ?
MOI : - Non, bien sûr.
ELLE : - Vous pouvez conclure tout seul désormais pourquoi il est impossible que tout soit culturel.
MOI : - Parce que par définition la culture suppose la nature, qui est sa matière première. D'accord, je comprends, mais ça ne veut pas dire que l'idée que tout est politique, elle, n'a pas de sens.
ELLE : - Réfléchissez un peu et vous trouverez que c'est la même chose. C'est quoi la politique ?
MOI : - Mon prof disait que c'est l'organisation artificielle de la vie en commun.
ELLE : - D'accord, et la vie avant d'être organisée, elle est politique ?
MOI : - Ah oui, je comprends. Mais mon prof disait que même les phénomènes biologiques avaient une dimension culturelle et politique. Il prenait l'exemple d'un acte sexuel : on le fait d'une certaine manière, à un certain moment, il est légal ou non, etc.
ELLE : - Oui, il avait raison mais le vivant en tant que tel, lui, il est comme le climat était avant qu'on soit entré dans l' Anthropocène : il est naturel.
MOI : - Mais sait-on ce qu'est un humain vivant antérieur à la culture et à la politique ? Même son code génétique a des causes culturelles, si on envisage le fait que l'union des gamètes, qui lui a donné naissance, s'est faite dans des circonstances sociales déterminées !
ELLE : - Certes, mais ce n'est pas la société qui a décidé des lois biologiques du processus de fécondation.
MOI : - En effet, mais quand vous disiez vous méfier de l'anarchisme, je ne pense pas que vous faisiez référence à ce qui est contenu dans les manuels de biologie humaine.
ELLE : - Vous avez raison : dans ce cas je pensais à la dimension naturelle de l'agressivité humaine, c'est pour cette raison que je crois naïf d'accuser la culture et l'État de causer à eux seuls, cette agressivité. Je crois encore une fois que cette agressivité est une matière première, comme la sexualité, matière première que la culture et l'État modèle, organise, structure, utilise.
MOI : - Mais pourquoi l'homme serait-il agressif par nature ?
ELLE : - Ah, je ne peux pas donner de causes précises, mais si on raisonne dans un cadre évolutionniste, on peut imaginer qu'une espèce humaine sans agressivité aurait perdu un avantage par rapport aux autres espèces concurrentes.
MOI : - Je vois que votre scepticisme s'arrête aussi au darwinisme !
ELLE : - C'est vrai que je ne doute pas des connaissances scientifiques établies.
MOI : - Vous êtes donc scientiste !
ELLE : - Ça dépend du sens donné au mot : si vous appelez scientiste la croyance que la connaissance scientifique est la meilleure connaissance possible, je suis scientiste. Mais si vous voulez dire par là que la seule connaissance qui existe est de type scientifique, non alors je ne me reconnais pas dans le scientisme.
MOI : - Quelle autre connaissance que la connaissance scientifique reconnaissez-vous donc ?
ELLE : - La connaissance ordinaire, celle qui dit qu'en ce moment nous nous parlons, que moi, je m'appelle un tel et vous, un tel, etc.
MOI : - Mais les sceptiques ont douté aussi de cette connaissance ordinaire ?
ELLE : - C'est vrai, mais a-t-on vraiment de bonnes raisons d'en douter ? Je peux douter de l'état de la chaussette de mon pied droit dans ma chaussure (a-t-elle un trou ou non ?), mais pas du fait que mon pied est dans la chaussure.
MOI : - Le problème, c'est qu'on a appelé autrefois connaissance ordinaire des préjugés. Pensez donc à la connaissance ordinaire d'un raciste, d'un antisémite, d'un misogyne !
ELLE : - Je reconnais que vous avez raison. Dès qu'on donne de la valeur à quelque chose, le doute doit surgir, sauf si on ne fait que constater une valeur monétaire établie, fixée, comme quand on dit que dans tel restaurant le menu est à 20 euros. C'est pour ça que par connaissance ordinaire, j'entends la connaissance perceptive, je sais par exemple que je suis blonde, que nous sommes assis, etc.
MOI : - Ça ne va pas nous mener loin.
ELLE : - D'abord, ça se discute car la perception, associée à l'attention, peut nous faire découvrir beaucoup de choses qui passent inaperçues à première vue (par exemple la connaissance que vous prenez d'un tableau de Brueghel en le scrutant longuement vous permet de le connaître complètement, du moins en tant que surface peinte) ; ensuite dans certains cas, c'est conseillé, si on veut rester lucide, de ne pas aller loin, de s'en tenir à ce qu'on perçoit et de ne pas y associer ce qu'on imagine.
MOI : - Vous voulez dire que si, par exemple, je perçois un être humain qui fait la manche dans la rue, je dois en rester là, ne pas broder autour avec des jugements douteux.
ELLE : - Exactement, et croyez-moi que souvent c'est difficile de s'en tenir à ce qu'on a sous les yeux et de ne pas prendre ce qu'on perçoit comme prétexte pour déblatérer.
MOI : - Mais comment savoir vraiment ce qu'on a sous les yeux ?