“ Il y avait encore, brassard jaune et habit rayé toujours impeccablement repassé, le kapo allemand que, par chance, je ne voyais pas beaucoup, puis commencèrent à apparaître dans nos rangs, à mon grand étonnement, quelques brassards noirs avec une modeste inscription : Vorabeiter. J’étais justement là quand un homme de notre bloc que jusqu’alors je n’avais guère remarqué et qui, si je me souviens bien, n’était pas particulièrement estimé ou connu des autres, malgré sa force et sa robustesse, fit sa première apparition avec son tout nouveau brassard sur la manche, au repas du soir. Et là, je dus admettre que ce n’était plus un inconnu : ses amis et connaissances pouvaient à peine l’approcher, de partout fusaient des paroles d’allégresse, de félicitations, de vœux pour sa promotion, des mains se tendaient vers lui et il en serrait quelques-unes, d’autres non, et je voyais que, dans ce cas-là, les hommes s’éloignaient rapidement. Et enfin arriva le plus solennel – du moins à mes yeux – où, au milieu de l’attention générale et d’un silence respectueux, je dirais presque pieux, avec une grande dignité, sans nullement se dépêcher, sans rien hâter, sous le feu croisé des regards admiratifs ou envieux, il alla chercher sa deuxième portion, à laquelle il avait droit au titre de son rang, puisée de surcroît au fond de la marmite, et que le Stubendienst lui servit maintenant avec le privilège dont bénéficiaient ses égaux » (Imre Kertész, Être sans destin, 1975)
« C’est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux dont il devrait se garder, s’ils valaient quelque chose. Mais on l’a fort bien dit : pour fendre le bois, on se fait des coins du bois même ; tels sont ses archers, ses gardes, ses hallebardiers. Non que ceux-ci n’en souffrent souvent eux-mêmes ; mais ces misérables abandonnés de Dieu et des hommes se contentent d’endurer le mal et d’en faire, non à celui qui leur en fait, mais bien à ceux qui, comme eux, l’endurent et n’y peuvent mais. » (Étienne de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire, 1546-1548)
" Le magistrat ne saurait usurper un pouvoir illégitime sans se faire des créatures auxquelles il est forcé d'en céder quelque partie. D'ailleurs, les citoyens ne se laissent opprimer qu'autant qu'entraînés par une aveugle ambition et regardant plus au-dessous qu'au dessus d'eux, la domination leur devient plus chère que l'indépendance, et qu'ils consentent à porter des fers pour en pouvoir donner à leur tour. Il est très difficile de réduire à l'obéissance celui qui ne cherche point à commander, et le politique le plus adroit ne viendrait pas à bout d'assujettir des hommes qui ne voudraient qu'être libres ; mais l'inégalité s'étend sans peine parmi des âmes ambitieuses et lâches, toujours prêtes à courir les risques de la fortune, et à dominer ou servir presque indifféremment selon qu'elle leur devient favorable ou contraire. C'est ainsi qu'il dut venir où les yeux du peuple furent fascinés à tel point, que ses conducteurs n'avaient qu'à dire au plus petit des hommes, sois grand toi et toute ta race, aussitôt il paraissait grand à tout le monde, ainsi qu'à ses propres yeux, et ses descendants s'élevaient encore à mesure qu'ils s'éloignaient de lui ; plus la cause était reculée et incertaine, plus l'effet augmentait ; plus on pouvait compter de fainéants dans une famille, et plus elle devenait illustre." (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1754)