Tels des danseurs qui, à force de répétitions et de virtuosité, simulent, à tromper, le naturel, Cratès et Polémon ont si bien réussi à régler corps et âme au diapason de la sagesse qu’ « Arcésilas, qui avait abandonné Théophraste pour venir dans leur école, disait qu’ils étaient des dieux ou des survivants des hommes de la Race d’or. » (IV 22)
Si ma mémoire est bonne, aucun sage n’est parvenu à une telle identification avec le Bien et Epicure, s’adressant à Ménécée, lui donnera au plus la méthode pour être « comme un dieu parmi les hommes ».
Aux yeux d’Arcésilas éblouis par la vision présente du passé mythique, ces deux maîtres n’annoncent donc pas l’avenir de l’homme mais reproduisent, au sein même de la race de fer, la première humanité, celle qu’Hésiode dans Les Travaux et les Jours décrit ainsi :
« Sous le règne de Saturne qui commandait dans le ciel, les mortels vivaient comme les dieux, ils étaient libres d'inquiétudes, de travaux et de souffrances ; la cruelle vieillesse ne les affligeait point ; leurs pieds et leurs mains conservaient sans cesse la même vigueur, et loin de tous les maux, ils se réjouissaient au milieu des festins, riches en fruits délicieux et chers aux bienheureux Immortels. Ils mouraient comme enchaînés par un doux sommeil. Tous les biens naissaient autour d'eux. La terre fertile produisait d'elle-même d'abondants trésors ; libres et paisibles, ils partageaient leurs richesses avec une foule de vertueux amis. » (traduction de M.A. Bignan)
A dire vrai, l'existence de ces hommes à la vie dorée n’a rien de bien philosophique et ce dont ils jouissent, c’est à peu près tout ce dont la philosophie antique nous a appris à faire le deuil. Si l’on excepte quelques cyrénaïques, santé, jeunesse, force, festins, richesses, abondance, voilà précisément les anti-buts, ceux qu’on se tue à viser. Certes ces hommes divins ont tout de même de « vertueux amis » mais ce qui les unit à eux, c’est, à la différence des philosophes, le partage du donné, non celui du conquis de haute lutte.
Y a-t-il eu quelque cynique pour percer à jour ce qui n’aurait été pour lui que simulacre, affectation et vanité ? Dégonflant la baudruche et finalement la faisant paraître grotesque, il aurait repoussé l’Idéal au plus haut, au plus loin, gardant ainsi des réserves d’ironie pour tous les futurs pharisiens, négateurs de la distance infinie entre l’humain et le bien...
Lisons pour finir Châtiment de l'orgueil écrit par Baudelaire en 1850
En ces temps merveilleux où la Théologie
Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,
On raconte qu'un jour un docteur des plus grands,
- Les avoir remués dans leurs profondeurs noires;
Après avoir franchi vers les célestes gloires
Des chemins singuliers à lui-même inconnus,
Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus, -
Comme un homme monté trop haut, pris de panique,
S'écria, transporté d'un orgueil satanique:
"Jésus, petit Jésus ! Je t'ai poussé bien haut !
Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut
De l'armure, ta honte égalerait ta gloire,
Et tu ne serais plus qu'un foetus dérisoire !"
Immédiatement sa raison s'en alla.
L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila;
Tout le chaos roula dans cette intelligence,
Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence,
Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.
Le silence et la nuit s'installèrent en lui,
Comme dans un caveau dont la clef est perdue.
Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,
Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers
Les champs, sans distinger les étés des hivers,
Sale, inutile, et laid comme une chose usée,
Il faisait des enfants la joie et la risée."
Commentaires
Je ne suis pas certain de comprendre votre article.
Diogène simulait-il, Augustin croyait-il qu'il simulait, ou Augustin prétendait-il croire celà ?
F.
Explorant en effet la meilleure source concernant Hipparchia, précisément les Socratis et Socraticorum Reliquiae de l’italien Gabriele Giannantoni, les deux auteurs espagnols relèvent que ladite source ne mentionne pas « l’opinion d’Augustin Cité de Dieu XIV 20 (« De vanissima turpitudine Cynicorum ») pour qui la consommation publique du mariage d’Hipparchia et de Cratès n’a pas eu lieu en réalité parce qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous les regards d’autrui. »
Vous avez souligné leur première approximation. Le héros du passage de St Augustin est Diogène, non le couple Hipparchia-Cratès. Deuxième erreur : contrairement à ce que les espagnols affirment la source concernant le passage de St Augustin se trouve bien au V B 525 du Giannantoni.
Quant à l’interprétation de St Augustin elle prête au hochement d’épaules… Est que John Duncan qui baise une morte fait semblant ? Est-ce que les millions d’acteurs de pornographie font semblant ? Cette pudeur transcendantale est brisée par l’expérience du corps de tous les jours. Ce n’est pas donc pas Diogène Laërce qui donne tort au voleur de poire mais l’observation de l’Homme tel qu’il est.
Peut-être que le cynique avait honte d’un tel comportement… mais on connaît bien la falsification et l’inversion des valeurs cher à ces philosophes : « Diogène vit un garçon rougir. Courage, lui dit-il, c’est la couleur de la vertu. » DL VI 54
Si vous croyez au père Noël, je ne peux que vous conseillez la commande du livre écrit par Isabelle Glugliermina, Diogène Laërce et le cynisme. PUS.
Peut-être que vous pourrez être intéressé par une collection de fragments cyniques. L’adresse est ci-dessous. Il faut ensuite aller sur « lien » et choisir la première adresse qui vous renverra à la collection.
sndemond.free.fr/index.ht...
En revanche votre référence au Père Noël me laisse perplexe; j'imagine que ce n'est pas un compliment pour l'auteur du livre mais vous seriez aimable de préciser votre critique.
Merci en tout cas pour le lien mais je ne parviens pas à lire en entier les fragments.
Je ne suis pas un connaisseur de manipulation informatique. En cliquant sur les chiens, normalement apparait une fenetre avec les extraits. Par exemple, en ce qui concerne Hipparchia, il y a : anthologie palatine VII 413 et DL VI 96-98. Les fragments ne sont pas exhaustifs, il manque par exemple toutes les références de la souda que l'on trouve facilement là : (suda on line) www.stoa.org/sol-bin/sear...
Avec ça, on égale la partie du Giannantoni consacrée à Hipparchia (sans parler bien entendu, des références dispersées dont parle le dictionnaire comme par exemple VB 533, VB 573 ou VH 88, 115-120 qui correspondent à des lettres pseudo-épigraphe de Diogène et Cratès. Paquet (les cyniques grecs fragments et témoignages, PUO), dans la partie Hipparchia n'a pas repris la souda. Par contre il reprend du sextus que l'on retrouve ailleurs dans le giannantoni. Ex. VH 21.
A mon avis il y aurait encore 30% des fragments qui seraient encore à traduire en français. Et à rassembler, pour déclasser Paquet !