jeudi 26 octobre 2006

Lycon: des oreilles qui en disent long.

Diogène Laërce consacre de nombreuses lignes au corps de Lycon:
« Par ailleurs il était aussi dans sa tenue le plus propre des hommes, au point de faire preuve d’une délicatesse vestimentaire insurpassable selon ce que dit Hermippe. Mais il fut aussi des plus friands d’exercice et en bonne condition physique, ayant tout l’air d’un athlète, les oreilles en chou-fleur et le teint hâlé, selon ce que dit Antigone de Caryste. » (V 67)
Michel Narcy a préféré la métaphore légumière, sans doute plus conforme au texte grec, à la traduction discrète de Robert Genaille qui évoquait lui des « oreilles écrasées par les coups ». Ainsi de Genaille à Narcy, on est passé d’appendices honteux à de somptueux organes, triomphants dans l’adversité. Mais je reste surpris par cette métamorphose végétale ; pourtant, dans une note, Michel Narcy reprend sans broncher l’expression, comme si elle allait autant de soi que « le nez épaté » du boxeur :
« Par ailleurs, selon Capelle (RE XIII 2, 1927, col.2305), les oreilles en chou-fleur étaient le signe distinctif du pancratiaste, qui, comme son nom l’indique, pratiquait toutes les formes de lutte, y compris la boxe. » (note 2 p.628)
Ce Lycon qui semble avoir voulu se déguiser en anti-Socrate aurait été, me semble-t-il, une bonne cible pour un cynique déchaîné. Salir le vêtement élégant, martyriser encore davantage les protubérances cartilagineuses de l’ouïe, moquer la volonté acharnée de vaincre sur les stades, autant de possibilités d’appeler le philosophe à plus de tenue…

mercredi 25 octobre 2006

Flash back: ce qu'il faut voir dans un simple fil de laine.

Dans les premières pages du Banquet, Agathon, en l’honneur de qui le symposium est organisé, s’écrie à l’arrivée tardive de Socrate:
« Viens ici Socrate t’installer près de moi, pour que à ton contact je profite moi aussi du savoir qui t’est venu alors que tu te trouvais dans le vestibule (Socrate a en effet longuement médité seul dans le pièce mentionnée avant de se joindre aux convives) » (175c-175d)
S’asseyant, Socrate lui répond :
« Ce serait une aubaine, Agathon, si le savoir était de nature à couler du plus plein vers le plus vide, pour peu que nous nous touchions les uns les autres, comme c’est le cas de l’eau qui, par l’intermédiaire d’un brin de laine, coule de la coupe la plus pleine vers la plus vide. » (175 d)
On ne devient pas sage par fréquentation des sages, c’est par l’effort de la pensée que le savoir, au-delà des doxas contradictoires, se constitue. L’allégorie de la caverne le fera comprendre d’une autre manière : si le prisonnier libéré accède à la connaissance de la réalité, ce n’est pas parce qu’il se trouve subitement en contact physique avec son libérateur, c’est parce que, tourné de force vers la lumière, il a le courage de monter en direction du jour. Ainsi Socrate décourage le disciple qui confondrait la promenade en compagnie du maître avec l’ascension initiatique.
A ma surprise, Luc Brisson, dont je reprends ici la traduction, explique ainsi la comparaison avec le brin de laine dans les premières lignes de son introduction au Banquet (GF) :
« Agathon, assez représentatif des convictions de son époque, considère l’éducation comme la transmission du savoir ou de la vertu qui passe d’un récipient plein, le maître, vers un récipient vide ou moins rempli, le disciple, par l’intermédiaire d’un contact physique, simple toucher ou pénétration phallique et éjaculation dans l’union sexuelle. » (p.11 GF)
Je reste sceptique : voir dans un phénomène qui s’explique par la capillarité comme l’écrit lui-même Luc Brisson dans la note 56 (p.185) une métaphore de la pénétration phallique me paraît trahir ce que le passage de l’eau dans le fil de laine a de doux, de lent, de mou et d’automatique à la fois. Je pense plus à une aura charismatique dont le disciple attend à tort la transfiguration de soi qu’à une prise de possession sexuelle.

Commentaires

1. Le mercredi 25 octobre 2006, 21:30 par Edi
Je suis d'accord avec vous, et j'ai nettement mieux compris ce billet que le deriner.
2. Le mercredi 17 janvier 2007, 21:07 par sathon
Au contraire, le commentaire de Luc Brisson me semble très éclairant. Il rappelle le contexte érotique du Banquet souvent ignoré lorsque l'on souhaite comme Marcile Ficin faire croire aux amours platoniques. Le passage sur la coupe pleine et la coupe vide doit ainsi être mis en relation avec celui sur le refus de Socrate de céder aux avances d'Alcibiade, le tout s'inscrivant dans la critique que Platon opère de la pédérastie.

mardi 24 octobre 2006

Lycon : une conception réaliste de la délibération.

Lycon a une théorie de l’erreur que Laërce rapporte en ces mots :
« Ceux qui délibèrent d’une façon erronée, il disait que c’est leur raisonnement qui les égare, comme s’ils mettaient à l’épreuve d’une règle tordue un objet naturellement droit, ou s’ils se servaient pour scruter un visage d’eau agitée ou d’un miroir à la surface irrégulière. » (V 66)
La métaphore, assez inattendue, est double : délibérer est compris autant sur le modèle de mesurer que sur celui de refléter. Examinons ces deux modèles de plus près :
a) délibérer, c’est mesurer : l’image suppose qu’existe en dehors de l’esprit la Délibération Correcte (elle prend dans ce cas les traits de l’objet naturellement droit). Bien délibérer est alors pensé comme identifier la rectitude de la Délibération Correcte. En revanche, doté d’un instrument de mesure vicié, celui qui délibère mal ne peut pas reconnaître la droiture de la Délibération Correcte. La métaphore pourrait, semble-t-il, être utilisée à l’inverse : l’objet naturellement droit mettrait en évidence que la règle est tordue. Mais cela supposerait qu’on dispose de la Délibération Correcte. Or, par hypothèse, il n’en est rien. Donc celui qui délibère mal prend en fait la règle tordue pour une règle droite et appelle donc tordu l’objet naturellement droit.
b) délibérer, c’est refléter : la deuxième version de la métaphore conserve l’idée d’une extériorité de la Délibération Correcte (ce qui ne veut pas dire matérialité, pensons-la plutôt comme une Idée dans un Monde Intelligible). Mais sa figuration est assez étrange : d’objet droit, elle est devenue visage. Il me semble qu’il faut qualifier ce visage de beau, de symétrique, d’harmonieux pour donner de la cohérence à la variation. Lycon ne choisit pas alors de se référer à une mauvaise vue mais à une eau agitée ou à un miroir, ce qui laisse penser qu’on a affaire ici à un sujet qui regarde son visage. Mais désormais la possibilité d’une comparaison entre l’objet mesuré et l’instrument de mesure n’existe plus. Le visage est défiguré non par la mauvaise qualité de l’organe visuel mais par l’irrégularité de la surface qui renvoie l’image. Bien délibérer est affecté encore plus nettement d’une dimension passive essentielle, c’est accueillir en soi l’image fidèle de la Délibération Correcte ; mal délibérer reste fondamentalement passif sauf que cette fois les conditions de perception de la Délibération Correcte lui donnent une apparence incorrecte que le sujet ne détecte pas. Je suis donc amené pour donner de la cohérence à la métaphore à supposer aussi des mauvais yeux, seuls facteurs capables d’expliquer pourquoi l’eau agitée n’est pas plus vue agitée que la surface irrégulière du miroir n’est vue irrégulière. Je me demande ce que peut donc apporter le fait que la médiation soit doublement déformante (des mauvais yeux perçoivent de mauvais miroirs). Je suis porté à penser que le sens n’y gagne rien.
Incontestablement, sous ses deux variantes, la délibération est pensée sur le mode de la perception. Délibérer correctement, c’est avoir les moyens intellectuels de découvrir la Délibération Correcte. Il me semble que la métaphore ne fait pas avancer d’un pas dans la recherche des critères de la Délibération Correcte.

Commentaires

1. Le mercredi 25 octobre 2006, 21:27 par Edi
Je ne comprends par très bien le terme de : Délibération Correcte. Pourriez-vous l'expliquer autrement, afin que je puisse le comprendre.

Merci.
2. Le jeudi 26 octobre 2006, 07:15 par philalethe
J'ai écrit avec des majuscules l'expression pour mettre en relief que le bon raisonnement qui permet de s'orienter comme il faut paraît avoir une réalité extra-mentale, comme l'Everest pour ainsi dire. Tout le billet suppose que la Délibération Correcte a le même type de réalité que l'Idée dans le platonisme. Je ne cache pas que c'est beaucoup tirer d'une métaphore...

lundi 23 octobre 2006

Lycon, alias Glycon, ou de deux charmes bien distincts.

“(Antigone) ajoutait qu’à l’oral il était le plus doux – d’où (sic) vient que certains ajoutèrent un gamma a son nom mais que par écrit il ne se ressemblait pas. » (V 65)
La personne de Lycon éclipse, semble-t-il, sa pensée ; la douceur dont il s'agit ne paraît en rien relative à son argumentation car si tel était le cas, le texte écrit l'exprimerait tout autant. A première vue, Lycon est sur ce point une sorte de Socrate qui aurait commis l’erreur d’écrire non parce qu'en écrivant il encouragerait l’illusion du savoir et découragerait la recherche du vrai mais parce qu’aucune partition n’équivaudrait la musique effectivement jouée.
Reste que ce qui différencie le cas Socrate du cas Lycon, c’est que les paroles du premier peuvent être répétées sans perte, comme le dit Alcibiade :
« Une chose est sûre ; quand nous prêtons l’oreille à quelqu’un d’autre, même si c’est un orateur particulièrement doué, qui tient d’autres discours, rien de cela n’intéresse, pour ainsi dire, personne. En revanche, chaque fois que c’est toi que l’on entend, ou que l’on prête l’oreille à une autre personne en train de rapporter tes propos, si minable que puisse être cette personne, et même si c’est une femme, un homme ou adolescent qui lui prête l’oreille, nous sommes troublés et possédés. » Le Banquet 215 d (traduction de Luc Brisson)
La parole socratique, loin de se perdre dans la bouche d’autrui, l’habite au point que, même minable, il devient exceptionnellement intéressant. Il est donc clair que ces mots, à la différence de ceux de Lycon, ne tirent pas leur prix de la voix qui les prononce ; leur valeur est inhérente à eux au point qu’elle se conservera quelle que soit la médiocrité de celui qui la véhiculera oralement.
Cette précision d’Alcibiade légitime ainsi l’entreprise platonicienne : si la voix n’a rien à faire dans le prix de la parole, elle ne perd donc rien du tout à être rapportée par écrit, à la différence de celle de Lycon qui perd sa saveur (car ce n’est pas sa saveur mais celle de Lycon) du fait d’être retranscrite.
Ce qui m’étonne, c’est l’inconséquence de Laërce qui, après avoir refusé à l’écrit la capacité de rendre l’oral, n’hésite pourtant pas à enchaîner ainsi :
« Par exemple, à propos de ceux qui se repentent de n’avoir pas étudié quand il était temps et qui en expriment le souhait, il avait cette jolie formule : il disait qu’ils s’accusent eux-mêmes puisqu’ils expriment par un impossible souhait le repentir d’une paresse incorrigible. » (66)
Laërce contredit ainsi ce qu'il disait plus haut de ce même Lycon (cf la note du 12 octobre): en effet il parvient à exhiber le fruit sans l’arbre ou, encore plus difficile, à donner à percevoir le parfum et la beauté de la pomme sans la pomme.

Commentaires

1. Le lundi 23 octobre 2006, 22:02 par Edi
Je trouve le sujet très passionnant ! Je ne me suis pas présenté. Je suis Edi, l'auteur du blog : intarissable.over-blog.com. Je vous ai mis un lien de votre blog dans le mien, car je suis intéressé par la philosophie antique et parce que vous savez si bien écrire.

Je ne voulais pas vous embêter, je vous dit à bientôt, et surtout, CONTINUEZ !!!

jeudi 12 octobre 2006

Lycon: moins un philosophe charmeur qu'un être charmant.

C’est Lycon qui succède à Straton à la tête de l’école aristotélicienne :
« Antigone (de Caryste) à son propos dit ceci : qu’il n’était pas possible d’emporter ailleurs, comme le parfum et la beauté d’une pomme, chacun des mots dont il était l’auteur, mais que c’était sur l’homme lui-même, comme le fruit sur l’arbre, qu’il fallait les contempler. » (V 65)
Etrange passage : Lycon y est comparé d’abord à une pomme puis à un arbre ; dans le premier cas ses paroles sont à lui ce que le parfum et la beauté sont à la pomme ; dans le deuxième, elles sont à lui ce que la pomme est à l’arbre. Or, si effectivement on ne peut pas détacher la beauté de la pomme de la pomme, pas plus qu’on ne peut séparer l’expression d’un visage du visage lui-même, la pomme, elle, est bel et bien détachable de l’arbre. Que gagne-t-on alors à rapporter la pomme à l’arbre dont elle est le fruit ? Plusieurs hypothèses me viennent à l’esprit : on peut expliquer pourquoi elle est comme elle est ; on voit comment elle orne l’arbre ; on comprend la fonction de l’arbre etc
Quelle est donc des deux métaphores la plus exacte quand il est question de préciser la relation des paroles à celui qui les dit ?
A coup sûr, comme toute parole, celles de Lycon peuvent être rapportées par quelqu’un d’autre, paraissant ainsi plus pomme qu’odeur de pomme, mais, à en croire la métaphore du parfum, proférées par autrui, elles ne seraient pas les mêmes que celles qu’il a dites ; comment le comprendre ?
Version forte : dans la bouche d’un autre, elles n’ont pas le même sens ; version faible : elles ont le même sens, mais elles sont dites avec un autre ton, une autre voix, une autre mimique.
La version forte me paraît insoutenable : les paroles de Lycon seraient en effet incompréhensibles par autrui car comprendre les paroles d’un autre qu’est-ce sinon pouvoir les répéter pour soi en leur conservant leur sens d’origine, en un mot se les dire ?
Reste la version faible revenant à dire que l’expression de Lycon est inimitable et donne à elle seule de la valeur à ses paroles. Peu importe ce que dit Lycon, c’est sa manière de dire ce qu’il dit qui leur donne du prix.
Désormais je donne un sens à la double métaphore : en tant que paroles, ce qui sort de la bouche de Lycon est comme la pomme de l’arbre ; on peut bel et bien matériellement les répéter, comme on peut détacher le fruit (on aurait pu les enregistrer); mais en tant que paroles exprimées d’une certaine manière, elles sont comme le parfum et la beauté de la pomme ; les répéter c’est nécessairement les dire autrement (en écoutant l’enregistrement, on n’entendrait pas les paroles de Lycon)
Lycon n’est pas Théophraste, sa parole n’est pas d’or, elle peut même n’avoir qu’un sens quelconque mais, formulée par un autre, elle perd tout ce qui en fait la valeur.
J’ai du mal à comprendre que la valeur ne puisse résider que dans la manière de dire ; il me semble que ce qui fait la valeur ou non d’une manière d’exprimer c’est sa relation avec le sens de ce qui est dit.
Problème : si on avait pu filmer et non seulement enregistrer Lycon, aurait-on pu garder ses paroles ? Il semble que oui, sauf à penser que sa présence physique, d’être aplatie en deux dimensions, a perdu son identité.
Antigone a donc réduit au cercle des intimes de Lycon ceux qui ont pu le comprendre (mais qu'y avait-il à comprendre au fond ?) ; sentant son odeur, le touchant, ils pouvaient apprécier ses paroles, mais, rentrés chez eux dans leur mémoire, ils n’avaient plus que des coques vides, rien que des sons articulés au sens insignifiant. Je me demande si Antigone de Caryste, en caractérisant ainsi, Lycon ne l’a pas privé d’idées pour en faire rien de plus mais rien de moins qu’une réalité sensuelle unique et non-reproductible.

lundi 9 octobre 2006

Straton : s’éteindre comme une chandelle.

“On dit qu’il devint si mince qu’il ne se sentit pas mourir » (V 60)
C’est à propos de Straton, successeur de Théophraste à la tête de l’école aristotélicienne, ce que rapporte Diogène Laërce, qui, manifestement inspiré par une telle fin, fait suivre ce propos d’une épigramme :
« C’était un homme au corps mince, bien qu’il y remédiât à force de remèdes.
Je te parle de ce Straton
Que Lampsaque un jour engendra ; toujours luttant contre les maladies,
Il meurt sans qu’on le sache, et sans le sentir lui-même »
L’épigramme n’est pas redondante ; à lire la première phrase, on aurait pu croire à une extinction ascétique, mais c’est contre son gré que le philosophe perd le corps, comme d’autres plus banalement perdent l’esprit.
Straton, à devenir si mince, s’est perdu de vue ; il a disparu mais pas au sens où on l’entend, plutôt comme une fumée qui dans l’air se dissout. Qu’il ne l’ait pas su n’est pas preuve de force mais symptôme de faiblesse. La conscience et la vie ensemble se sont lentement défaites, chacune au rythme de l’autre ; épuisement si objectif que les vivants ne l’ont pas remarqué, à l’exception d’un seul, attentif à ces dilutions lentes et trompeuses.

Diogène et Houellebecq, même combat ?

Le Magazine Littéraire publie un hors-série (octobre-novembre 2006) consacré au nihilisme avec pour sous-titre: la tentation du néant de Diogène à Michel Houellebecq.
Diantre ! Si les romans de Houellebecq me paraissent correctement caractérisés par l'étiquette en question, que vient faire le cynisme dans cette galère ?
C'est à mes yeux une erreur majeure: cynique au sens ordinaire va assez bien avec nihiliste mais la philosophie des cyniques n'est en rien nihiliste. Si on a comparé Diogène à un Socrate devenu fou, c'est bien parce que comme Socrate le cynique appuie son agressivité dénonciatrice sur la reconnaissance, jamais mise en question, de la vertu; quand le cynisme joue la nature contre la culture, c'est bien parce que tout ne se vaut pas.
L'illustration de la couverture représente un poing crevant une toile avec un stylet; certes cela pourrait être un geste cynique (problème: qu'est-ce qui ne pourrait pas être un geste cynique ?) mais la destruction de la toile irait de pair avec la suggestion qu'il existe la possibilité d'une autre toile à ne pas déchirer elle.
Je ne crois pas juste de lire les cyniques à la lumière du nihilisme; c'est plutôt une des tâches du nihilisme de mettre en relief l'insuffisance des critiques cyniques; en effet elles ne touchent pas à la possibilité d'une vie fondée en raison.

Commentaires

1. Le mercredi 11 octobre 2006, 23:03 par bernat-winter
La tention du néant... Ce titre est repris d'un texte de Roger-Pol Droit sur la réception du bouddhisme en Europe au XIX siècle (Hegel, Schopenhauer, Nietzsche...) C'est une thématique porteuse en effet. A ce point porteuse qu'elle autorise tous les amalgames (y compris dans le titre de l'ouvrage de Pol-Droit puisqu'il est entendu que le Bouddhisme n'est pas une religion du néant). Il jouait sur l'ambiguïté (entre réception et caractérisation interne). Inutile de se demander pourquoi... Le nihilisme et tous ses succédanés méontiques sont devenus, en quelques années, des amulettes magiques. Je pointe ce problème dans un article : Le nihilisme ou l'ostensoir du philosophe sur mon site.
Je mets votre site en lien. Votre travail, à contre courant, est remarquable.

Bien à vous.

Harold Bernat-Winter
2. Le jeudi 12 octobre 2006, 01:21 par Nicotinamide
Le nihilisme est la pratique exarcerbée du scepticisme. Montaigne, Nieztsche ou Cioran… Pourquoi pas les cyniques antiques ?
La cruauté vaut le rire. Le génie vaut la crise d’épilepsie. La servitude vaut la balade… En théorie tout se vaut. Une valeur n’incarne jamais une vérité. Le caprice d’Antigone l’illustre. Créon refuse de donner une sépulture au frère rebelle, Antigone veut tout de même le recouvrir d’une poignée de sable. Cependant, même si l’on a réussi à se persuader que tout se vaut, l’action ne suivra pas le raisonnement ou un ensemble de doctrines… En effet, la vérité ne donne raison ni aux partisans du droit positif, ni aux supporters du droit naturel ni d’ailleurs à aucun autre défenseur de valeurs. La vérité leur donne d’ailleurs tort. Elle relève de la machinerie tragique : personne ne saurait extraire Polynice ou Etéocle des replis d’intestins, d’os, de boudin et d’asticots qui parfument les rues de Thébès.
Antigone tourbillonne dans les odeurs putrides, elle respire la mort honteuse de son frère, les larmes mouillent encore son cou… De plus, elle sait que les dépouilles ne sont plus identifiables, les corbeaux ont mêlés les boyaux. Elle sait aussi que le droit positif vaut le droit naturel mais elle a mal au ventre. Elle a ses règles, elle aimait son frère, les larmes collent ses cils, elle aime faire chier, son oncle lui casse les couilles, elle est fiévreuse… c’est pourquoi elle décide d’offrir au mort une sépulture. Sophocle ou Arnouilt ne raconte pas comment Cratès est intervenu dans cette tragédie. Peut-être qu’il aurait jugé qu’il ne fallait lever aucun petit doigt sauf le majeur ? Ou bien aurait-il fait l’homme sandwich avec écrit entre ses omoplates de chèvre maigre : « on s’en fout ? » Aurait-il enterré les cailloux en signe de compassion et de révolte ? Ou est-ce qu’à l’approche d’halloween il n’aurait pas enfilé la peau vide de Polynice pour jouer les troubles fêtes ? Un nihilisme joyeux en quelque sorte ?
3. Le jeudi 23 novembre 2006, 16:29 par angenoir52
La tentation du néant de Diogène à Michel Houellebecq:
Pour repondre aux commentaires précédent, surtout le vent de Nicotimanide:
_Beau verbiage que tout cela , mais pas trop d'utilité...... Le fait l'emporte sur la parole
Sinon un houellebecq se frottant le ventre avec un magazine litteraire, en direct, lors d'une interview serait plus qu'interessant.

vendredi 6 octobre 2006

Sur l'ironie du fourbe.

Eironeia, c’est le concept qu’Aristote utilise dans l’Ethique à Nicomaque (II 7 1108 a 22) pour un des deux excès relativement à la conduite à tenir concernant le vrai. Tricot le traduit par « réticence » : celui qui la pratique dit moins que la vérité, à l’inverse donc du vantard qui dit plus que la vérité. Seul l’homme véridique occupe la position moyenne et optimale : il dit la vérité telle quelle.
Eironeia, c’est aussi le titre du premier des Caractères de Théophraste. Tricot propose dans une note de son édition de l’Ethique à Nicomaque de le traduire alors par affectation d’humilité ; l’eiron est le dissimulé ; dans la traduction de M.P. Loicq-Berger, il est devenu le fourbe.
Mais il y a affectation d’humilité et affectation d’humilité ; quand l’eiron est Socrate, l’eironeia devient ironie (que ce terme est décidément trompeur) et dissimulation requise pour engendrer chez l’interlocuteur ainsi mis en confiance la prise de conscience de ses erreurs. Rien de tel en effet que de proclamer bien haut qu’on ne sait rien pour qu’alors s’étale sans gêne l’insuffisance notoire des pseudo-savants.
Mais c’est au portrait du méchant fourbe que s’est attaché Théophraste :
" La fourberie, pour le dire en un mot, pourrait bien être une feinte humilité en actes et en paroles.
Le fourbe est quelqu'un du genre à aborder ses ennemis et à vouloir causer avec eux au lieu de les haïr. Il louange en leur présence ceux qu'il a attaqués en secret et témoigne de la compassion aux gens avec qui il est en procès, dès lors qu'ils sont perdants. Il pardonne à ceux qui médisent de lui et se rit des propos tenus à son encontre. Des gens s'indignent-ils d'avoir été lésés, il leur tient des propos feutrés. Il n'avoue rien de ce qu'il fait, mais affirme qu'il en est encore à se consulter, fait semblant de n'être là que depuis un moment, dit qu'il est bien tard et qu'il s'est senti souffrant.
Des gens cherchent-ils à emprunter ou à faire une collecte, il affirme qu'il est à court d'argent; lorsqu'il veut vendre, il soutient qu'il ne vend pas, et lorsqu'il ne veut pas vendre, il prétend qu'il vend. A-t-il entendu quelque chose, il fait semblant que non; a-t-il vu, il affirme n'avoir rien vu; a-t-il conclu un accord, il prétend ne pas s'en souvenir. En certains cas, il assure qu'il se réserve d'examiner la chose, en d'autres, qu'il ne sait pas, ou bien qu'il s'étonne, ou encore que lui-même avait déjà conclu en ce sens.
En général il est habile à utiliser ce genre de formule : "je ne crois pas", "je n'imagine pas", "j'en suis bien étonné" "tu veux dire qu'il est tout différent !", "ce n'est vraiment pas ce qu'il me racontait", "l'affaire, pour moi, est inattendue", "va le dire à quelqu'un d'autre", "comment ne pas te croire, toi, ou comment le condamner, lui ? Je suis bien embarrassé !", "vois tout de même si tu ne t'y fies pas un peu vite...".
Inventer ce genre de formules, embrouilles et contradictions, c'est bien le propre des fourbes. Ces caractères qui ne sont pas simples, mais insidieux, il faut s'en garder plus que des vipères.» Traduction de Marie Paule Loicq-Berger (http://bcs.fltr.ucl.ac.be/Theo/00-09.html)
Faisons un peu la synthèse de cette énumération légèrement déconcertante : d'abord la conduite du fourbe est exclusivement linguistique et consiste généralement à ne pas dire ce qu’il pense ; il veut éviter d’avoir à défendre ses positions et s’y prend toujours de manière à ce qu’on ne puisse jamais se confronter à lui. Il est insaisissable et fuyant. A celui qui ne le connaît guère, il peut paraître le meilleur des hommes. Car il ne veut se mettre dans aucun camp de crainte d’avoir à répondre de son alliance aux partisans du camp adverse, d’où son souci constant de désamorcer les conflits, de déminer le terrain tant il a peur de prendre part à la bataille. On pourrait dire de lui qu’il met de l’huile dans les rouages humains mais il veut avant tout ne pas être pris dans l’engrenage d’une polémique où il aurait à se confronter à l’opposition des autres. Aussi, quand la pression est trop grande, il se range à l’avis dominant comme si ça allait de soi et pour de ce fait exclure à l'avenir toute mise en question susceptible de le mettre dans l’inconfort . « Je ne crois pas » dans sa bouche n’est pas prise de position, mais manifestation d’une incertitude qui décourage la confrontation. Quand il dit « je suis bien étonné », on peut parier que son interlocuteur l’est. On pourrait au fond le décrire comme un timide qui n’a pas confiance en lui.
Mais j’ai du mal à comprendre pourquoi Théopraste conclut qu' il faut s’en garder plus que des vipères; loin d’être dangereux, il ne fait jamais obstacle, voire soutient et se rallie. Ce peureux est trop embarrassé pour être même embarrassant.

jeudi 5 octobre 2006

Sur un pseudo avant-propos des vrais Caractères.

Les Caractères de La Bruyère ont éclipsé leur modèle, ceux de Théophraste. De ces derniers on trouve pourtant en ligne une bonne traduction de Marie-Paule Loicq-Berger et j’ai beau savoir que l’avant-propos en est apocryphe: c’est ce texte qui aujourd’hui me retiendra. Le voici :
« Auparavant déjà, j'ai maintes fois arrêté ma pensée sur une chose qui m'étonne - et peut-être ne cesserai-je jamais de m'en étonner - : alors que toute l'Hellade est située sous le même ciel et que tous les Grecs sont éduqués de semblable manière, comment donc se fait-il que nous n'ayons pas les mêmes dispositions caractérielles ?
Pour ma part, Polyclès, j'observe depuis longtemps la nature humaine; âgé de quatre-vingt dix-neuf ans, ayant de surcroît fréquenté quantité de natures de toutes sortes et comparé avec grand soin, chez les hommes, les bons et les mauvais, j'ai estimé nécessaire de décrire le comportement des uns et des autres dans la vie.
Je vais dresser pour toi le classement de tous les genres de caractères, pris un à un, tels qu'ils se présentent chez ces gens et dire de quelle façon ceux-ci s'accommodent de leur complexion; car je veux croire, Polyclès, que nos fils deviendront meilleurs si nous leur laissons des notes de ce genre : en les utilisant comme modèles, ils choisiront la compagnie et la fréquentation des gens les plus respectables, en sorte de ne pas leur être inférieurs. »
Le Pseudo-Théophraste part d’un étonnement : comment rendre compte de la diversité caractérielle des Grecs qui partagent pourtant la même culture dans le même monde physique ? Une telle multiplicité met finalement en échec tout culturalisme aussi bien que tout déterminisme géographique : il y a des natures individuelles, c’est la naissance de la caractérologie à partir d’une base naturaliste.
Le Pseudo-Théophraste est behavioriste ou comportementaliste : ses 30 portraits sont nés de l’observation répétée des conduites. Autrui n’est pas encore un mystère insondable, il est un token d’un type dont la connaissance inductive est justifiée par 99 ans d’expérience.
Le Pseudo-Théophraste est un comparatiste qui cherche sans hiérarchie dans l’ensemble du matériau humain de quoi constituer une classification. Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas une classification d’individus mais de type.
Le Pseudo-Théophraste est apparemment déterministe : on ne choisit pas son caractère, on s’accommode de sa complexion. Sartre aurait pu trouver, semble-t-il, en lui un exemple parfait de la mauvaise foi. Reste que si l’on prend en compte la finalité de sa caractérologie, le Pseudo-Théophraste se réfère à la capacité de se modifier en fonction de sa volonté.
Le Pseudo-Théophraste en effet est un père qui s’adresse à un autre père à des fins éducatives. Il attend de son entreprise taxinomique qu’elle permette à leurs fils de fréquenter les meilleurs des hommes afin de se hisser à leur niveau.
Dois-je donc penser qu’il y a deux catégories d’hommes, ceux dont on décrit le caractère et ceux qui se font un caractère en lisant les Caractères ?
Problème : le livre ne présente que trente types de défaut avéré comme la fripouille, le raseur, le couard ou la dégoûtant.
Conclusion : le Pseudo-Théophraste n’a pas lu Théophraste.

mardi 3 octobre 2006

Théophraste, ambigu sur la fin.

A la fin de la vie de Théophraste, ses élèves lui demandent ce qu’il leur recommande. Leur maître a beaucoup écrit (232 850 lignes selon Laërce) et beaucoup enseigné. J’imagine donc que les disciples veulent recueillir la quintessence de sa philosophie en quelques mots graves et d’autant plus pesés qu’ils sont dits au seuil de la mort. Ils l’entendent alors proférer :
« (Je n’ai) rien à recommander, si ce n’est que nombreux sont les plaisirs que la vie déprécie à cause de la gloire. Nous autres, en effet, au moment où nous commençons de vivre, nous mourons. Il n’y a donc rien de moins profitable que l’amour de la gloire. Mais bonne chance à vous : ou bien renoncez à la spéculation intellectuelle, car la peine y est abondante, ou bien tenez-y dignement la première place, car la gloire en est grande. Et puis, la vanité de la vie l’emporte sur son utilité. Mais moi, il ne m’est plus permis de délibérer quelle conduite il faut tenir : examinez, vous, ce qu’il faut faire. » C’est en disant cela, dit-on, qu’il expira. » (V 40-41)
Certes belle mort puisque le dernier souffle transporte le dernier mot du dernier discours, mais paroles bien énigmatiques. Essayons d’y voir plus clair. J’y lis les enseignements suivants :
1) On perd sa vie à rechercher la gloire (c’est un lieu commun qui accompagne les textes philosophiques les plus anciens mais est-ce une condamnation de la vie politique ?)
2) Plus précisément ce sont des plaisirs que l’on perd (voilà plus étonnant mais je dois être trop habitué aux lieux communs stoïciens qui rejettent et gloire et plaisir)
3) C’est dans la vieillesse qu’on commence à vivre : il s’agit sans doute de l’expérience des plaisirs qu’on a différée par amour de la gloire.
De ces thèses devrait découler le conseil suivant : « ne recherchez pas la gloire, commencez à vivre bien longtemps avant de mourir en faisant l’expérience des plaisirs ». Or, ce qui suit n’est pas exactement cela:
la vie intellectuelle ne vaut d’être menée que si elle apporte la gloire ; or, elle n’apporte la gloire qu’à celui qui se détache de tous les autres ; comme il est fort probable que vous ne soyez pas celui-là, renoncez à la recherche de la vérité.
Je relis donc ainsi le début:
1a) On perd sa vie à rechercher la gloire par la spéculation intellectuelle.
3a) C’est dans la vieillesse qu’on atteint la gloire en question ; je revois en effet ma copie : commencer à vivre ne veut donc pas dire jouir des plaisirs délaissés mais jouir du plaisir d’être célèbre par la force de son intellect.
Ces dernières recommandations sont plutôt désabusées : après une vie de spéculation intellectuelle, Théophraste dissuade finalement ses disciples de l’imiter. La satisfaction fut pour lui si difficile et tardive qu’il met les apprentis philosophes sur la voie d’une vie moins rude. Comme si le temps de la vie ne servait pour la plupart à rien (« la vanité de la vie l’emporte sur son utilité » = le temps passé à réfléchir n’apporte, à une exception près, aucun résultat), mieux vaut se rabattre sur des plaisirs d’accès plus facile.
Le temps presse, certes Théophraste a choisi la voie intellectuelle, pour lui et ceux qui lui ressemblent (« nous autres » ne doit pas renvoyer à tous les hommes mais à ceux qui voient leurs efforts intellectuels aboutir), elle n’était pas une impasse mais des deux mille disciples qui pourra l’imiter ?
Ils sont perplexes ; être fidèle à Théophraste, est-ce l’imiter ou obéir à ses derniers conseils ?

lundi 2 octobre 2006

Théophraste, professeur écouté.

« Plus de deux mille élèves fréquentaient sa classe » (V 36)
Ils viennent écouter Théophraste, celui qui parle divinement, ainsi que l’avait surnommé son maître Aristote (38).
Les commentateurs sont partagés sur l’interprétation du chiffre : 2000 élèves à chaque cours ou tout au long de la carrière ?
Michel Narcy, traducteur de ce livre de Laërce, prend position pour le premier terme de l’alternative. C’est à la lumière de ce choix (dont la raison se trouve dans un imparfait) que la suite du texte est ainsi rendue :
« Voici, entre autres choses, les propos qu’il avait tenus à propos de son local d’enseignement dans sa lettre à Phanias le Péripatéticien : « Il ne s’agit pas d’une salle de spectacle, mais il n’est pas facile d’obtenir même une salle de réunion, telle qu’on la souhaite. Pourtant mes leçons ont fait faire des progrès. Mais nos contemporains ne tolèrent plus qu’on se dégage de tout et vive sans souci. » (37)
Qu’est devenue donc la philosophie depuis les entretiens informels de Socrate avec un nombre compté d’amis et de disciples ?
J’ai l’impression que Théophraste pour ce qui est de l’effectif et du mode de transmission a endossé l’habit des sophistes. En revanche, quant à la finalité de l’enseignement, il est radicalement distinct.
En effet des quatre vies qu’Aristote présente au début de l’Ethique à Nicomaque, c’est à la deuxième que les cours des sophistes préparaient, à la vie politique dont la fin est l’honneur. Or, se dégager de tout et vivre sans souci revient à pratiquer la vie contemplative qu’Aristote caractérise dans les derniers chapitres du même ouvrage.
L'intellect, la partie la plus divine de l’homme, y a l’intelligence des réalités belles et divines. L’activité en question a le privilège exceptionnel de se continuer longtemps sans fatigue ("dans les limites de l'humaine nature" 1177 b25); le plaisir qu’on y prend dépasse en pureté et en stabilité la satisfaction de chercher la vérité. L’indépendance par rapport à autrui y est maximale :
« Sans doute est-il préférable pour lui d’avoir des collaborateurs (Epicure développera ce trait en mettant en évidence le rôle de l’amitié dans la pratique de la vie sage) mais il n’en est pas moins l’homme qui se suffit le plus pleinement à lui-même » (1177 a).
A la différence de la vie active qui vise le loisir, autre fin qu’elle-même, la vie contemplative, vie scolastique, ne vise rien d’autre qu’elle-même puisqu’elle est déjà loisir (je mesure à quel point ce mot convient mal pour désigner cette vie d’actualisation complète des potentialités intellectuelles…).
Certes le contemplatif a, comme les autres, besoin des choses nécessaires à la vie (Aristote ne fait pas la théorie de l’ascétisme : « il faut aussi que le corps soit en bonne santé, qu’il reçoive de la nourriture et tous les autres soins » (1178 b 35)) et d’une vie complète « car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps. » (1098 a 20)
Mais combien parmi les 2000 postulants à une telle vie arriveront au but ? Aristote ajoute en effet :
« Mais une vie de ce genre sera trop élevée pour la condition humaine : car ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous » (1177 b 30)
Reste qu’une telle vie, bien que rare, est possible : la vie divine est une possibilité humaine et dans ce domaine le réaliste est le pire des conseillers :
« Il ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de borner sa pensée aux choses humaines, et, mortel, aux choses mortelles, mais l’homme doit, dans la mesure du possible (il faut prendre au sérieux la réserve), s’immortaliser, et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui. » (ibidem)
Je note avec intérêt une des dernières précisions d’Aristote :
« De pareilles considérations entraînent ainsi la conviction dans une certaine mesure, mais, dans le domaine de la conduite, la vérité se discerne aussi d’après les faits et la manière de vivre, car c’est sur l’expérience que repose la décision finale. Nous devons alors examiner les conclusions qui précèdent en les confrontant avec les faits et la vie : si elles sont en harmonie avec les faits, il faut les accepter, mais si elles sont en désaccord avec eux, les considérer comme des simples vues de l’esprit. » (1179 a 25)
On est loin de l’éthique kantienne qui mesure la rationalité de la loi morale à la distance qui la sépare de sa réalisation empirique ; l’éthique aristotélicienne est testable : c’est la réalité de la vie sage qui confirme la vérité des thèses philosophiques. Aristote n’a pas fait l’analyse d’un idéal régulateur mais d’une vie réussie d’homme tout à fait homme, donc potentiellement divin. Répétons-le : la divinité n’est pas un état étranger à l’homme, c’est la réalisation d’une possibilité anthropologique universelle.
Certes on pourra se demander comment on peut apprendre à vivre comme un dieu au milieu d’une presse affamée de vérité et circonscrite dans un local trop exigu? Il semble y avoir contradiction, comme s’il fallait déjà savoir faire pour apprendre à faire. Mais, à plus y réfléchir, je ne suis pas étonné que ce soit paradoxalement au milieu d’une foule qu’on parvienne à l’auto-suffisance ; comment peut-on vivre philosophiquement sans être dressé et formé à une telle vie par une communauté philosophique ?
Reste que dans le texte de Laërce fait défaut l’étape suivante : Théophraste, après avoir transmis oralement et intellectuellement les règles, aurait dû faire faire au disciple ce qu’il convient de faire pour contempler la vérité. Il doit bien y avoir un training qui rend apte à la vie philosophique. Certes ces philosophes antiques ne se sont pas fiés seulement aux définitions et aux justifications ; ils ont vanté l’exercice mais il me semble tout de même qu’ils ont trop fait confiance dans les capacités de l’apprenti à s’exercer lui-même. Or, si je suis laissé à moi-même, qu’est-ce qui m’assure que je ne me contente pas de croire appliquer correctement la règle transmise ?