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mardi 26 mai 2020

Explorations étymologiques.

Le 6 octobre 1944, Ernst Jünger écrit :

" Glanes de lecture : Arbeiten über morphologische und taxonomische Entomologie, volume IV, numéro I.
On y cite un article sur la mouche à miel dans l'Inde ancienne, publié en 1886 par le professeur Ferdinand Karsch sous le pseudonyme de " Canus ".
Rappelle celui de J. Ch. F. Haug, qui signait " Hophtalmos "." (Feuillets de Kirchhorst, Journaux de guerre (1939-1948), La Pléiade, p. 745)

Les auteurs de l'édition font correspondre à ces lignes la note suivante :

" Haug (...) a effectivement signé ses écrits de ce pseudonyme : aug renvoie en allemand à Auge, " oeil ", d'où ophtalmos, mot grec auquel il a ajouté  le H initial de son nom. Ferdinand Karsch (1853-1936), entomologiste et anthropologue allemand, semble pour sa part avoir transposé le mot allemand Harsch " neige tôlée " dans le latin canus, " d'un blanc brillant "." (p. 1244)

Or, il y a erreur très probablement à propos de l'élucidation du second pseudo. En effet der Arsch est en allemand un mot vulgaire qu'on peut traduire par " cul ", d'où K/anus, transformé en Canus, qui en latin veut dire blanc en parlant des cheveux, de la barbe et par extension, vénérable. Ainsi Ferdinand Karsch imitait dans l'invention de son pseudonyme son lointain et vénérable collègue, à la difference près que Karsch a privilégié le latin au grec.
 C'est donc un peu comme si un certain Monsieur Cul avait pris le pseudo de Curieux...

dimanche 24 mai 2020

Jünger et Spinoza : même nécessaire, le méchant reste vraiment immoral.

" Le sage (...), dont l'âme s'émeut à peine, mais, qui, par une certaine nécessité éternelle, est conscient de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d'être,  mais possède toujours la vraie satisfaction de l'âme. Si, il est vrai, la voie que je viens d'indiquer paraît très ardue, on peut cependant la trouver.'' 

Cela, Spinoza l'écrit dans les dernières lignes de l' Éthique. J'ai pensé à elles en lisant les réflexions d' Ernst  Jünger, dans son journal  le 26 mai 1944, face à un chef de bataillon disant qu'il descendrait de sa propre main le premier déserteur qu'il trouverait :

" En de telles rencontres, une sorte de nausée me saisit. Je dois parvenir à un niveau d'où je puisse observer ces choses comme on contemple les évolutions des poissons autour d'un récif corallien, les danses des insectes dans une prairie, ou comme un médecin examine le malade. Comprendre avant tout, que de tels faits sont de mise dans les cercles de bassesse. Il reste encore de la faiblesse dans mon dégoût : je participe encore trop au monde du sang. Il faut pénétrer la logique de la violence, se garder de tomber dans l'enjolivement à la Millet ou à la Renan, se garder aussi de l'infamie du bourgeois qui, bien à l'abri sous un toit, fait la morale aux acteurs d'une atroce bagarre. Quand on n'est pas mêlé au conflit, qu'on en rende grâces à Dieu ; mais on n'en est pas pour autant élevé au rang de sage."

Je ne sous-entends pas que Ernst Jünger soit un modèle de sage spinoziste, ou même de sage tout court. D'ailleurs je ne le vois nulle part dans son journal prendre une telle posture, ni même formuler l'ambition d'atteindre un idéal de ce type. Reste qu'il partage avec Spinoza la reconnaissance de la valeur de la connaissance vraie et précisément de la connaissance vraie portant sur les faits horribles, révoltants. Ce qui exclut qu'on les associe  l'indicible. Mais que les faits humains les plus immoraux soient aussi intelligibles que les phénomènes naturels ou que les pathologies les plus répugnantes n'enlève rien à la valeur de l'émotion morale, la nausée, qu'ils déclenchent chez les témoins. On pourrait penser en effet que si toutes les actions humaines sont vues, du point de vue de Sirius, comme aussi nécessaires que les phénomènes obéissant le plus strictement aux lois naturelles, alors le bien et le mal ne sont que des apparences pour la sensibilité humaine. Inversement, si l'atrocité des hommes et leur méchanceté sont au centre de l'attention, n'est-ce pas incohérent de les voir comme poissons, insectes etc. enfin comme des êtres qui n'ont pas de responsabilité et qu'il est ridicule d'accuser ? Or, Ernst Jünger paraît tenir les deux positions : même s'il dénonce le jugement moral émis par celui qui, en dehors du jeu dangereux se donne confortablement l'illusion d'être plus moral que les autres, il ne rejette en rien le jugement moral et sa part de vérité. Le chef de bataillon appartient bel et bien au cercle de la bassesse. C'est la raison pour laquelle toute esthétisation de la bassesse, voir la référence à  Millet, est rejetée aussi comme une euphémisation de l'horreur. Horreur  qui ne doit pas non plus être relativisée à la lumière d'un avenir plus lumineux, c'est du moins ainsi que je comprends la mention de Renan.
En ce sens, Ernst Jünger a quelque chose de spinoziste, précisément l'idée que,  même si le méchant est nécessité à être méchant, le jugement condamnant sa méchanceté est justifié par de bonnes raisons.

samedi 23 mai 2020

Le cannibalisme supérieur.

Le 16 Février  1944, Ernst Jünger fait à propos de tortionnaires allemands une remarque d'une portée encore actuelle :

" Dans la soirée, un chef de groupe a fait un exposé sur la manière dont on essaye, selon toutes les règles de l'art, de tirer les vers du nez aux aviateurs anglais et américain descendus par les nôtres. La technique de ces procédés est répugnante ; nos grands-parents eussent encore considéré comme indigne d'eux de poser la moindre question de ce genre à un prisonnier. Mais aujourd'hui,  l'homme est devenu pour l'homme une matière première d'une sorte particulière, une matière dont on tire du travail, des informations ou d'autres choses. C'est un état que l'on peut qualifier de cannibalisme supérieur. On ne tombe pas à proprement parler entre les mains d'anthropophages, quoique cela puisse aussi arriver, mais on est pris dans les méthodes des psychologues, des chimistes et des spécialistes de la recherche raciale, des pseudo-médecins et autre fureteurs de cette sorte. C'est ainsi que d'étranges démons, sur les grands tableaux de Bosch, découpent et dépècent avec leurs instruments les hommes nus qu'ils capturent."

Il semble y avoir donc deux types de cannibalisme supérieur. L'un est éclairé et se sert des hommes qu'il étudie pour produire des vérités dont l'usage va desservir ces mêmes hommes, parce que les actions, appuyées sur ces vérités, ne satisfont que les intérêts des cannibales. L'autre ne fait que nuire aux hommes, en s'imaginant pourtant être justifié par un savoir ici imaginaire. N'entre donc pas dans la catégorie du cannibale supérieur celui qui nuit aux hommes en croyant qu'il leur est bénéfique, on pourra l'appeler le cannibalisme inconscient.
Quant aux cannibalisés, ils peuvent réaliser qu'ils sont dévorés ou non. Pas de doute, dans le contexte où écrivait Jünger, les victimes le savaient. Aujourd'hui, quand on ouvre son ordinateur, généralement on le sait tout autant car circulent sur Internet moult messages sur ses méfaits ; nous sommes donc des cannibalisés éclairés, du moins jusqu'à un certain point. Peu certes savent différencier précisément les identités des divers cannibales. On ne sait pas trop non plus si les cannibales réels de ce monde virtuel sont, eux,  éclairés ou non. On aimerait bien au moins qu'ils ne le soient pas.
Bien sûr, l'immense différence entre les victimes des cannibales du temps de Jünger et nous, mis à part la différence abyssale entre les torts subis, est que nous sommes en général des victimes consentantes. La raison en est que nous ne sommes jamais de pures victimes. Pas sûr que nous soyons toujours des cannibalisés cannibales à leur tour, mais nous croyons souvent que ce que nous perdons en étant dévorés est largement compensé par ce que nous gagnons. C'est peut-être vrai mais qui dit que de ce monde où la plupart a de bonnes raisons de penser qu'ils sortent gagnants du jeu, avec seulement la perte de quelques plumes, n'en naîtra pas un autre où la plupart aura de bonnes raisons de penser qu'ils en sortent perdants ?

lundi 18 mai 2020

Voir l'ordinaire comme extraordinaire.

Le 17 janvier 1944, Ernst Jünger écrit dans son journal :

" Conversation avec le Dr Schnath, l'archiviste de Hanovre ; retour de Basse-Saxe, il me dit avoir observé un trait singulier. Lorsqu'on a pris l'habitude de séjourner dans des villes détruites et que l'on arrive ensuite dans celles qui, comme Hildesheim, Goslar ou Halberstadt, sont restées intactes, on a le sentiment de se trouver au milieu d'un univers muséal ou dans les coulisses d'un opéra. Cette impression prouve, mieux que les destructions elles-mêmes, à quel point nous sommes sortis de l'ancienne réalité, de notre image innée de l' Histoire."


Le douanier intérieur.

Pendant le confinement, certains livres  tombaient des mains. Parmi eux, ceux qui respiraient la sécurité et  suggéraient un quotidien sans difficultés. Le 17 décembre 1943, Ernst Jünger évoque ce décalage entre ce que contient l'écrit et ce qui est vécu présentement par son  lecteur potentiel :

" Feuilleté le Journal des Goncourt. Étranges changements chez le lecteur que produit cette guerre. On sent  que d'énormes masses de livres ne passeront pas les douanes spirituelles qu'elle a établies. Ce sont là des domaines où la destruction demeure presque inaperçue. Ainsi, les mites font leurs ravages dans  les armoires fermées. On prend un livre en main et l'on découvre qu'il a perdu son charme comme une amante à qui l'on a souvent songé avec nostalgie, mais dont la beauté n'a pas  survécu à certaines crises, certaines aventures. L'ennui se chargera de faire le tri de ce qui est durable, plus implacablement que tout censeur, que toute mise à l'index. Mais il est à prévoir qu'en revanche les plus grands y gagneront ; donc, surtout la Bible." (Journaux de guerre, II 1939-1948, La Pléiade, 2008)

Jünger évoque un vieillissement irréversible mais quelquefois l'amante est seulement vue comme vieille. Le temps des épreuves une fois passé, joyeusement, on la retrouve inaltérée.
Les changements ne sont pas non plus nécessairement collectifs, telle  transformation à l'échelle de la vie personnelle rendant  illisibles pour un temps au moins certains livres dont on connaît bien pourtant la vraie valeur.
Mais il est souvent difficile de savoir si le douanier intérieur est rendu plus clairvoyant par les temps nouveaux ou si ceux-ci le rendent en fait aveugle à la grandeur persistante de certains livres. Insuffisamment  perspicace, il ne saurait pas percevoir au-delà d'un certain parfum de sécurité : le livre qui aurait pu éclairer les nouveautés qu'il vivait, il l'a pris trop vite pour le produit d'un monde disparu.
Il va de soi que d'autres lecteurs, ou les mêmes à d'autres moments, ont formé différemment leur douanier en ne l'autorisant qu'à laisser passer les ouvrages où l'on peut se réfugier et oublier la réalité.
Il se peut aussi que ce douanier, gardien de la nostalgie, ne réalise pas  que ces mêmes ouvrages, interprétés par un autre esprit, aideraient aussi bien à  mieux comprendre la réalité du moment.

mardi 28 avril 2020

Momies supérieures et inférieures.

Dans son Second Journal Parisien, Ernst Jünger écrit à la date du 24 septembre 1943 :

" Terminé, de Maurice Pillet, Thèbes, palais et nécropoles, Paris, 1930. On y trouve la photo du sarcophage où Toutankhamon repose avec son masque en or et ses bijoux. En lisant ce livre, j'ai de nouveau senti combien notre activité muséale, correspond, à un niveau inférieur, au culte égyptien des morts. Ce qui était chez eux momie de l'image humaine est chez nous momification de la culture ; et ce qui était pour eux angoisse métaphysique est pour nous angoisse historique : ne pas voir notre expression magique s'abîmer dans les flots des temps - tel est le souci qui nous pousse. Mais le repos au sein des pyramides et dans la solitude des chambres creusées dans le roc, parmi les œuvres d'art, les écrits, les ustensiles, les images des dieux, les bijoux et les riches offrandes, vise à des formes plus sublimes de pérennité." (Journaux de guerre, II, 1939-1948, La Pléiade, Paris, 2008, p. 603-604)

Une telle angoisse historique ne semble pas avoir décru, sauf qu'elle momifie désormais les formes les plus éphémères  de la culture.
Si des artistes ont quelquefois voulu produire des œuvres destinées à ne pas durer, voire à ne pas être perçues, la momification  des documents rendant compte de leur entreprise est, elle,restée au programme. Œuvres éternellement  connues pour ne pas viser l'éternité...
Et puis,  le mot " culture " désignant depuis longtemps bien plus que les œuvres nobles visées par Jünger (" expressions magiques "),  qu'est-ce qui aujourd'hui n'est pas digne d'être momifié ?
Paradoxalement, les corps morts des producteurs de la culture, c'est-à-dire de nous tous, semblent, eux, de plus en plus largement destinés à être presque immédiatement réduits à leur simplicité chimique.

mercredi 2 mai 2018

L'envers de l'ami épicurien.

On sait que l'épicurien voit dans l'ami une condition nécessaire de la sagesse.
En effet chaque ami aide l'autre à s'approprier la vérité, c'est-à-dire à la comprendre à fond et à l'appliquer dans les conduites. Garde-fou, modèle, pédagogue, moi idéal fait homme, l'ami montre en clair ce que lui-même et son alter ego doivent penser et faire.
Épicure oppose cet ami à la foule, qui fait honte de ce qui n'est pas honteux et félicite à propos de ce qui n'est pas matière à éloges. Quand celle-ci perd de son flou et prend une identité individuelle, c'est le personnage du flatteur qui la représente, avatar dangereusement proche de la plèbe maléfique.
Mais je n'ai pas trouvé dans les textes épicuriens l'envers strict de l'ami, c'est-à-dire celui qui donnerait chair au mauvais moi, au pire du moi, sans doute parce que par définition, dans le sage réussi, le pire est absent. Cet être indésirable serait donc le compagnon néfaste de l'apprenant, de qui, sans être encore épicurien, tend à l'être. De cet autre qui actualise les plus mauvaises des potentialités de l'apprenti-sage, Ernst Jünger donne une approximation dans un texte du 4 Juin 1943 :
" Dans notre vie, certains hommes jouent le rôle de verres grossissants, ou plutôt de verres épaississants ; en quoi ils ils nous font tort. Ces natures incarnent nos tendances, nos passions, peut-être aussi nos vices secrets, qui se manifestent en leur compagnie. En revanche, nos vertus leur manquent. Certains s'accrochent à leurs héros, comme un mauvais miroir, un miroir déformant. Aussi, les écrivains donnent-ils volontiers à de tels personnages le rôle de serviteurs, par exemple : les personnages principaux en sont mieux éclairés. Falstaff, entre autres, est entouré de compagnons de beuverie de basse classe, de parents sensuels et sans dons spirituels. En conséquence, ils vivent à ses crochets.
Une telle compagnie nous est donnée comme épreuve, comme moyen de nous connaître. Elle vante tout ce qu'il y a de criard, de "toc" dans notre équipement d'intelligence et de sens, et elle nous encourage à persévérer dans cette voie. La plupart du temps, ce n'est pas la conscience que nous en avons qui nous délivre, mais quelque aventure peu glorieuse à laquelle notre association nous expose immanquablement. Nous nous séparons alors de notre mauvais génie." (La Pléiade, p. 529)
Ernst Jünger pensait-il alors aux Lémures ? Les voyait-il comme la mise en relief bien trop réelle de ses propres platitudes ?

Commentaires

1. Le vendredi 11 mai 2018, 16:19 par gerardgrig
Le passage du Journal de Jünger du 4 juin 1943 tente une projection dans l'après-guerre, selon l'optique de la très probable défaite allemande, avec l'excuse d'un Hitler mauvais génie de l'Allemagne. Tel sera l'enjeu des débats, après 1945. Néanmoins, avec Hitler, Jünger ne se fait pas l'avocat du diable, à l'inverse de l'école psychanalytique française. À l'aube de son ascension, Hitler se définissait comme le Tambour (die Trommel) de l'Allemagne, et Jünger ne lui concèdera que cela, en choisissant plutôt le symbolisme de l'optique et du verre grossissant qui fait voir les défauts d'un objet. Pour Jünger, le peuple allemand aura été dévoyé par un homme de troupe qu'il avait porté au pouvoir. En cela, il ressemble à Falstaff, mais Jünger oublie que Falstaff est aussi lui-même le mauvais génie du Prince de Galles, et que celui-ci bannit ce père imaginaire de débauche lors de son couronnement.
L'école psychanalytique française, qui se fera renvoyer à ses chères études, tentera de sublimer l'échec psychosocial d'Hitler, en faisant de lui un avatar de Bonaparte, tant est séduisante la comparaison entre l'empire napoléonien et l'empire nazi. Mais le destin de Napoléon fut unique. À Sainte-Hélène, Napoléon n'oubliera pas la leçon de Hegel et il se déclinera de toutes les manières comme une ruse de l'Histoire, devant son mémorialiste Las Cases. Il évoluera même vers une dimension christique, en endossant les péchés du peuple français, pour assurer la rédemption de celui-ci, en même temps que la sienne propre.
2. Le dimanche 13 mai 2018, 17:51 par gerardgrig
Quelle aura été l'utilité d’Hitler, à part supprimer l’alphabet gothique ? En offrant charitablement une utilité à Hitler, Jünger pose indirectement la question du posthégélianisme. Faut-il à tout prix trouver un emploi pour une négativité qui n' en a pas ? À la fin de la Guerre, André Malraux proposera, malgré tout, une sorte de casting, avec Hitler dans le rôle du Colonel Lawrence. Il est vrai que comme Lawrence d’Arabie, il avait affaibli un grand empire conquérant aux frontières de l’Europe, et permis à l’Empire britannique de survivre assez longtemps pour décider lui-même de sa propre fin, et dans les meilleures conditions.
En analysant Laclos, Malraux, expert en collage, comparera même le couple psychopathe des « Liaisons dangereuses » à Hitler et Staline, qui finissent par s'entredéchirer et par se neutraliser réciproquement.
3. Le lundi 14 mai 2018, 14:23 par Philalèthe
Je suis réticent à l'idée de poser la question de l'utilité de Hitler... Plus neutrement parlons des effets intentionnels ou non de ses actions, alors dans ce cadre il a eu plus d'effet que la suppression de l'écriture gothique. Ainsi les pires "négativités" n'ont aucun emploi mais des effets. Ce qui dissocie complètement la réflexion sur les effets de toute logique hegélienne. Certes on comprend que les agents de l'histoire, comme Napoléon, préfèrent se penser en termes hegéliens. Mais que leurs raisons ne soient plus vues comme des manifestations de la

mardi 1 mai 2018

Sartre et Jünger sur le temps.

Surprise de réaliser qu' en 1943, Jean-Paul Sartre et Ernst Jünger, tous deux à Paris, ont défendu des thèses assez proches sur l'impact du présent sur le passé :
" (...) Je perds de plus en plus la conviction que dès l'instant où ils entrent dans le passé, les hommes, les faits et les événements reçoivent irrévocablement leur forme et demeurent ainsi pour l'éternité. Ils sont, au contraire, continuellement changés par ce temps qui jadis, pour eux, était l'avenir. À cet égard, le temps est une totalité, et de même que tout le passé agit sur le futur, le présent agit sur le futur qu'il transforme. Il y a ainsi des choses qui, autrefois, n'étaient pas encore vraies ; et c'est nous qui les rendons vraies. De même, le contenu des livres change, pareil aux fruits et aux vins qui mûrissent dans les caves. Tandis que d'autres choses, au contraire, se fanent vite, retournent au néant, n'ont jamais existé, deviennent incolores, insipides.
C'est l'une des multiples raisons secrètes qui justifient le culte des ancêtres. Pour autant que nous vivons avec droiture, nous magnifions nos pères, comme le fruit magnifie l'arbre. On voit bien cela avec les pères des grands hommes : ils surgissent de l'anonymat, du passé, comme dans un cercle de lumière." (5 mai 1943)
Que la grandeur de l'ancêtre soit donnée par l'excellence de ses descendants, voilà de quoi bien différencier la pensée de Jünger de l' idéologie nazie, pour laquelle la grandeur substantielle des origines commande mécaniquement celle des rejetons. Passons à Sartre, qui donne une tournure individualiste, volontariste, indéterministe à l'idée :
" La signification du passé est étroitement dépendante de mon projet présent. Cela ne signifie nullement que je puis faire varier au gré de mes caprices le sens de mes actes antérieurs ; mais, bien au contraire, que le projet fondamental que je suis décide absolument de la signification que peut avoir pour moi et pour les autres le passé que j'ai à être. Moi seul en effet peux décider à chaque moment de la portée du passé : non pas en discutant, en délibérant et en appréciant en chaque cas l'importance de tel ou tel événement antérieur, mais en projetant vers mes buts, je sauve le passé avec moi et je décide par l'action de sa signification." (L'être et le néant)
Le vague hegélianisme et le nietzschéisme flou, qui inspiraient Jünger dans ses journaux de la première guerre mondiale l'auraient vraisemblablement empêché de sympathiser avec cette version très humaniste et très démocratique de l'histoire.

Commentaires

1. Le mercredi 2 mai 2018, 17:13 par gerardgrig
Dans les propos de Sartre que l'on répète, il y a celui sur Jünger : "Je le hais, non comme allemand, mais comme aristocrate...".
Sartre voulait sans doute parler de la classe mentale de Jünger, car celui-ci n'avait aucun titre de noblesse. Il devait penser à l'aristocratie selon Nietzsche, "le pathos de la distance" qu'il attribuait au Surhomme. Sartre aurait pu rencontrer Jünger à Berlin en 1933-1934, quand il travaillait sur la phénoménologie à l'Institut Français. Lui qui était si intelligent, et qui n'avait qu'à ouvrir les yeux autour de lui, avouait dans "Situations VIII" qu'il n'avait rien compris au nazisme ! Par contre, Jünger avait immédiatement tout compris.
A Paris, Jünger était branché sur le monde littéraire et artistique grâce à Gerhard Heller, de la Propagandastaffel. Il connaissait le Café de Flore, il lisait Sartre et Camus, et il rendait visite à Picasso rue des Grands-Augustins.
Heller avait accepté "Les Mouches" de Sartre, en sachant que la pièce était très ambiguë.
Jünger et Sartre avaient l'esprit très frotté de philosophie allemande. Il n'est peut-être pas si surprenant de trouver des points de rencontre entre eux.
2. Le mercredi 2 mai 2018, 19:48 par Philalethe
Sartre a porté de meilleurs jugements que celui que vous citez... J'ai beaucoup de mal faire coller la riche identité de Jünger à cette pauvre étiquette d' "aristocrate", même si je vois quels passages inclinent à la produire. Mais, comme je vous l'ai déjà écrit, j'ai noté aussi son absence de hauteur, son empathie, sa simplicité.
Sartre avait-il plus compris le maoïsme que la nazisme quand il sympathisait activement avec sa version française à la fin de sa vie ?
En tout cas Jünger occupait par rapport au nazisme une autre position que Sartre : loin d'en être un observateur possiblement perspicace, Jünger a partagé dès la fin de la guerre l'engagement nationaliste dont le nazisme est un des avatars, avatar qu'il refuse dès sa formation. Je fais l'hypothèse dans le billet d'aujourd'hui que le Lémure est le pire de lui réalisé...
Les journaux de guerre ne portent pas de trace de sa lecture de Camus et ne mentionnent que la lecture programmée du Sursis en 1947. De bonnes biographies de Jünger m'apprendraient plus sur ses lectures que ces textes autobiographiques que l'on doit lire bien sûr cum grano salis.
3. Le mercredi 2 mai 2018, 22:08 par gerardgrig
Jünger appartenait à cette aristocratie qui s'était faite sur le tas, dans les tranchées de 14-18, et qui était issue des sections d’assaut. C'était une sorte de chevalerie des commandos, mais elle deviendra aussi la matrice du nazisme, ce que Jünger n’acceptait pas. Jünger ressemblait au Martin Eden de Jack London, qui réalise son aristocratie naturelle.
Jünger avait de l'information de première main sur la vie culturelle à Paris, par Gerhard Heller et Otto Abetz, qui lui faisaient rencontrer qui il voulait. Heller surveillait de près la NRF de Paulhan, qui jouait un double jeu dangereux.
Jünger aimait Kafka et il déplorait que l' appendice au « Mythe de Sisyphe » de Camus, intitulé « L'espoir et l'Absurde dans l'œuvre de Franz Kafka », ait dû être retiré de ce livre.
4. Le jeudi 3 mai 2018, 16:02 par Philalethe
Merci beaucoup, Gérard Grig, de nous faire constamment partager vos intéressantes connaissances.
Puis-je vous demander quelle est selon vous la meilleure biographie de Jünger ? Merci d'avance.
5. Le jeudi 3 mai 2018, 21:42 par gerardgrig
Julien Hervier, professeur de classe exceptionnelle, qui s'est beaucoup entretenu avec Jünger, qu’il a traduit et publié, présente l' avantage d’avoir produit une biographie récente de lui.
Pour ma part, je pense qu' il faudrait aussi aller voir chez les écrivains, en prenant quelques risques, pour trouver des informations sur Jünger que les universitaires ne retiennent pas toujours.
Ainsi, il y a eu le sulfureux Dominique Venner, qui publia un essai très empathique sur son ami Jünger qui l'avait aidé à écrire l’histoire des Corps-francs allemands de la Baltique, avant de faire un suicide spectaculaire à la Mishima.
Il y a aussi Olivier Todd, qui est hanté par le Saint-Germain-des-Prés de l’Occupation, à la manière de Modiano, et qui dans son roman « J’ai vécu en ces temps » utilise des éléments autobiographiques, avec de vrais souvenirs de Jünger.
6. Le samedi 5 mai 2018, 08:31 par Philalèthe
Merci beaucoup ! Seul je ne pensais qu'à Julien Hervier.
7. Le dimanche 13 mai 2018, 13:32 par A. Muller
La comparaison avec Bergson est intéressante (et la proximité n'est pas fortuite avec Sartre). Bien sûr, leurs positions ne sont pas assimilables, il faudrait un bon moment pour les situer mutuellement.
"rien ne nous empêche aujourd'hui de rattacher le romantisme du dix-neuvième siècle à ce qu'il y avait déjà de romantique chez les classiques. Mais l'aspect romantique du classicisme ne s'est dégagé que par l'effet rétroactif du romantisme une fois apparu. S'il n'y avait pas eu un Rousseau, un Chateaubriand, un Vigny, un Victor Hugo, non seulement on n'aurait jamais aperçu, mais encore il n'y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d'autrefois, car ce romantisme des classiques ne se réalise que par le découpage, dans leur œuvre, d'un certain aspect, et la découpure, avec sa forme particulière, n'existait pas plus dans la littérature classique avant l'apparition du romantisme que n'existe, dans le nuage qui passe, le dessin amusant qu'un artiste y apercevra en organisant la masse amorphe au gré de sa fantaisie. Le romantisme a opéré rétroactivement sur le classicisme, comme le dessin de l'artiste sur ce nuage. Rétroactivement il a créé sa propre préfiguration dans le passé, et une explication de lui- même par ses antécédents. "
(La pensée et le mouvant, intro, 1è partie)
(M. Escola sur fabula.org rapproche ce texte d'un commentaire qu'en propose Paul Veyne : http://www.fabula.org/atelier.php?I... )
Je n'ai pas lu Jünger. Mais le passage que vous citez évoque aussi bien des passages de la 2de inactuelle que la façon dont Nietzsche s'invente une ascendance dans Ecce Homo.
8. Le lundi 14 mai 2018, 08:38 par Philalèthe
Merci pour ces rapprochements.
Jünger ne relève pas seulement l'enrichissement du passé par le présent, il semble en tirer une norme à travers la référence au culte des ancêtres, comme si c'était un devoir moral d'actualiser présentement les meilleures potentialités du passé. Plus exactement ce sont moins des potentialités du passé qui s'actualisent (l'ancêtre a dû aller au bout de ses forces propres) que des dispositions générales manifestées par des individus dans le passé et développées au plus haut par d'autres dans le présent. Dans le cas de ces lignes de Jünger, il y a conscience de cette valeur du passé et s'il n'y a pas héritage objectif (car la valeur des ancêtres ne cause pas la grandeur de l'héritier), il y a héritage subjectif (il faut magnifier ce qui fut déjà en lui donnant une manifestation éclatante dans le présent).
Or dans le texte de Bergson, le romantisme n'a pas ce rapport avec le classicisme. Le romantisme fait voir le classicisme sous un certain jour sans partager avec lui les mêmes valeurs. C'est encore plus net avec l'exemple du nuage, support passif des créations du présent. Clairement l'ancêtre n'est pas un nuage.
9. Le mardi 15 mai 2018, 10:17 par gerardgrig
Si l'on reste dans l'analyse existentielle, que Sartre pratiqua avec ardeur, on peut dire que son rapport à l'ancêtre est un règlement de compte différé, comme dans son autobiographie "Les Mots". Il y avait bien chez lui un travail perpétuel de réécriture du passé, à partir du présent. Pour lui, l'enfant apparaît rétrospectivement comme un monstre fabriqué avec tous les regrets et les frustrations de ses ascendants. Sartre était un peu dans l'optique de la théorie de l'hérédité de la fin du XIXème siècle : l'hérédité, c'est ce qui se dégrade de plus en plus dans les générations successives, en transmettant même toutes les pathologies mentales des aïeux. Chez Sartre, avec l'aïeul maternel, substitut du père disparu, mais qui aurait eu de toute façon le même poids dans sa vie, il y a le rapport tourmenté des Alsaciens à leur germanité intermittente, et le dilemme entre être un "malgré-nous" ou un déraciné. Le goût de Sartre pour la radicalité s'expliquerait aussi par un protestantisme hérité, qu'il transposait à sa façon, avec l'effort continuel d'être dans la dureté, pour combler on ne sait quelle fêlure intime. Et par-dessus tout, le rapport à l'ancêtre agitait le problème de la relation à une certaine conception imposée de la littérature.
Jünger entretenait un rapport plus optimiste et plus bienveillant avec le passé, et avec sa réécriture dans le présent. Néanmoins, il est vrai que dans "L'Être et le Néant", Sartre ne réglait pas encore ses comptes.

samedi 21 avril 2018

Être du bon côté du Bois.

Paris, 5 avril 1943.
À midi, on comptait plus de deux cents morts. Quelques bombes ont atteint le champ de courses de Longchamp où se pressait une foule dense. À la sortie des bouches du métro, les promeneurs du dimanche heurtaient des groupes de blessés hors d'haleine, aux vêtements en loques, qui se tenaient la tête ou le bras, une mère serrant sur sa poitrine un enfant ensanglanté. Un pont a été également touché et un grand nombre de passants, dont on repêche en ce moment les corps, ont été projetés dans la Seine.
Au même instant, de l'autre côté du Bois, flânait une foule joyeuse, endimanchée, tout à la joie des arbres, des fleurs, de la douceur de l'air printanier. Telle est la face de Janus de ce temps." (Ernst Jünger, Second journal parisien in Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, p.490-491)

Commentaires

1. Le jeudi 26 avril 2018, 18:40 par gerardgrig
Ce passage illustre la démarche "philosophique" de Jünger, qui se dégage peu à peu de l'attraction de la matière et des liens de la politique, pour s'élever jusqu'à des figures mythiques. Ici, il s'agit du mythe de Janus. Il y a comme une entéléchie de Jünger, qui s'éloigne peu à peu du monde des Lémures, pour devenir une sorte d'Automate spirituel, ce qui est une manière de résistance.
Néanmoins, dans la toile de fond des évènements dramatiques ou pathétiques qu'il vit, Jünger pourrait voir encore d'autres figures, mais il ne les épuise pas toutes.
Ainsi, il évoque le bombardement américain des Usines Renault à Billancourt, en avril 1943. L'Hippodrome de Longchamp, haut-lieu de la Collaboration mondaine, est touché lui aussi involontairement, ce qui pourrait être interprété comme une intervention d'un Dieu ou d'un Destin.
Dans une tout autre optique, celle de la chanson naturaliste, "être du bon côté du Bois" ferait penser à une chanson de cette époque, "De l'autre côté de la rue" d'Edith Piaf.
2. Le dimanche 29 avril 2018, 13:59 par gerardgrig
Si la figure mythique mène à l’Idée, le travail de l'écrivain consiste à réécrire inlassablement les mythes. Dans l'événement qui sert de toile de fond à cet extrait du Journal de Jünger, il y a l'idée que la population civile est sacrifiée, d' ailleurs inutilement, sauf si l'on considère que les bombardements envoient un message politique à Hitler. C’est pourquoi la France occupée va réactiver l’histoire d'Iphigénie chez Maurice Blanchot, avec la personnification masculine du vieux Maréchal qui fait don de sa personne à la France. Chez Blanchot, on retrouvera aussi ce thème mythique du sacrifice en Mai 68, avec l'autodissolution de l'écrivain dans la « pègre ».
3. Le lundi 30 avril 2018, 14:37 par Philalethe
Merci beaucoup pour cette référence à Piaf mais cette chanson est beaucoup plus souriante que ce passage de Jünger car à la fin l'Amour sait rétablir la Justice et va loger du mauvais côté de la rue, compensant le déséquilibre.
Quant à Jünger a-t-il été jamais du côté des Lémures ? S'il modifie ses textes sur la guerre 14-18 quand le nazisme s'installe, c'est parce que dès le début il ne s'identifie pas à lui.
Moralement en revanche ce qui peut être condamné, c'est la prise de distance mentale par rapport à un processus duquel on est à sa modeste échelle responsable. Certes quand on participe au processus en prenant chaque jour le risque de la mort et de l'invalidité, la hauteur a une grandeur heroïque qu'elle perd quand le penseur, trop promu pour mourir sur le champ de bataille, fait un travail de bureau à l'état-major.. Pour disculper donc Jünger de ce qui pourrait passer pour un esthétisme lâche, il faut avoir en tête Orages d'acier.
Merci beaucoup pour la référence à Blanchot, qui permet de voir à quel point l'invocation des mythes peut avoir une fonction politique anesthésiante, en renvoyant à l'éternel et au destin ce qui participe du fragile et révocable présent.
4. Le mardi 1 mai 2018, 12:05 par Philalèthe
Pour appuyer l'idée que Jünger ne pensait pas être passé des Lémures à l'Idée (je choisis la formule la plus prudente !), ces lignes du 20 avril 1943 où il souligne la platitude du nazisme par rapport aux idéaux des  nationalistes auxquels il s''identifiait :
" La rencontre secrète du Eichhof, en 1929, reste mémorable entre toutes. L'histoire de ces années-là, avec ses penseurs, ses activistes, ses martyrs et ses figurants, n'a pas encore été écrite ; nous vivions alors dans l'oeuf du Léviathan. L'école de Munich, c'est-à-dire la plus plate, l'a ensuite emporté ; elle y parvint aux moindres frais (...) Mais ceux qui restent encore en vie évoqueront toujours volontiers ces temps-là ; on ne vivait alors que pour l'Idée. C'est ainsi que je me représente Robespierre à Arras." 

mercredi 14 mars 2018

Horreur peinte, horreur rêvée, horreur réelle.


Le 24 décembre 1941, Ernst Jünger note le rêve suivant :
" Rêves nocturnes dans le style de Jérôme Bosch : une grande foule de personnes nues, parmi lesquelles il y avait des victimes et des bourreaux. Au premier plan, une femme d'une merveilleuse beauté, à qui l'un des bourreaux tranchait la tête d'un coup. Je voyais le torse debout un moment encore avant de s'effondrer - même décapité il semblait désirable.
D'autres spadassins traînaient leurs victimes sur le dos, afin de les abattre quelque part en toute tranquillité - je voyais qu'ils leur avaient lié les mâchoires avec un linge, pour que le menton ne gênât pas le coup de hache." (Premier journal parisien, La Pléiade, p.258)
Le 29 mai de la même année, chargé de " surveiller l'exécution d'un condamné à mort pour désertion ", Jünger avait écrit :
" Je voudrais détourner les yeux, mais je m'oblige à regarder, et je saisis l'nstant où, avec la salve, cinq petits trous noirs apparaissent sur le carton, comme s'il y tombait des gouttes de rosée. Le fusillé est encore debout contre l'arbre ; ses traits expriment une surprise inouïe. Je vois sa bouche s'ouvrir et se fermer comme s'il voulait former des voyelles et exprimer encore quelque chose à grand effort. Cette circonstance a quelque chose de confondant, et le temps, de nouveau, s'allonge. Il semble aussi que l'homme devienne maintenant très dangereux. Enfin, ses genoux cèdent." (ibid. p. 222)

Commentaires

1. Le vendredi 16 mars 2018, 16:25 par gerardgrig
En 1941, Ernst Jünger ne célébrait plus la grandeur du fascisme, qui résiderait dans l'enthousiasme et non dans la raison. Il regarde comme un spectacle les évènements qui surviennent, dans sa vie comme dans celle des autres, et avec le détachement de la sagesse antique. L'horreur réelle vaut l'horreur peinte ou l'horreur rêvée. Il y a chez lui une grande maîtrise de son imagination et de ses passions : il se force à voir la réalité crue. Le passage sur l'exécution du déserteur a marqué les lecteurs de Jünger, qui avouent être parfois hantés par lui. Voir quelqu'un mourir de mort violente permet peut-être d'anticiper sa propre fin, et de se préparer au pire. La mort sera un saut dans l'inconnu, une "surprise inouïe". Jünger recherchait toute occasion qui apprend à mourir.
2. Le samedi 17 mars 2018, 22:32 par Philalèthe
Ce qui m'a frappé ici est que Jünger n'approche ce que nous savons être les horreurs réelles du moment qu'à travers les images artistiques ou oniriques, la perception directe ne le mettant en rapport qu'avec des formes de violence relativement euphémisées (certes les récits qu'il tient de militaires venant de l'Est peuvent avoir nourri ces rêves).

samedi 10 février 2018

Les couleurs du monde au pays des lémures.

Ernst Jünger dans son Premier Journal parisien alterne remarques lucides sur l'horreur nazie et descriptions poético-naturalistes.
Voici un exemple des premières :
" Paris, 6 mars 1942.
À midi chez Prunier, avec Mossakowski, ancien collaborateur de Cellaris. Si je dois l'en croire, il existe dans les grands abattoirs érigés dans les États contigus aux frontières de l'Est certains bouchers qui ont tué de leur propre main autant de personnes qu'une ville d'importance moyenne compte d'habitants. De telles nouvelles éteignent toutes les couleurs du jour (...)"
Le 12 mars, les couleurs du jour restent éteintes, l'horreur est cette fois dans les deux camps :
" (...) Fêtes de lémures, avec massacre d'hommes, d'enfants, de femmes. On enfouit l'effroyable butin. Viennent alors d'autres lémures, afin de le déterrer ; ils filment avec une affreuse satisfaction, ces tronçons déchiquetés et à demi décomposés. Puis, les uns montrent aux autres ces films.
Quel étrange grouillement se développe dans la charogne ! "
Le 30 mars, de nouveau les infamies du nazisme sont notées, au plus près :
" Claus Valentiner est revenu de Berlin. Il nous a parlé d'un effroyable drôle, ancien professeur de dessin, qui s'était vanté d'avoir commandé en Lituanie et autres régions frontières un " commando de meurtre " qui avait massacré un nombre incalculable de gens. Après avoir rassemblé les victimes, on leur fait d'abord creuser les fosses communes, puis on leur ordonne de s'y étendre, et on les tue, à coup de feu, d'en haut, par couches successives. Auparavant, on les dépouille de tout ce qui leur reste, des haillons qu'ils ont sur le corps, y compris la chemise."
Le 4 avril, le monde retrouve ses couleurs :
" Promenade dans les jardins des Champs-Élysées où une première senteur balsamique de fleurs et de feuillage nouveau traversait l'obscurité. Elle émanait surtout des bourgeons de marronniers."
Mais le 6 avril, Jünger ne parle plus que des lémures, à nouveau :
" Entretien avec Kossmann, le nouveau chef de l'état-major. Il m'a communiqué des détails terrifiants, en provenance des forêts habitées par les lémures à l'Est. Nous sommes maintenant en plein dans cette bestialité que prévoyait Grillparzer."
Le 9 avril, à Mannheim, les couleurs du monde éclatent, sans que ne disparaisse pour autant la description analytique:
" À 7h du matin, départ de la gare de l'Est. Rehm m'avait accompagné au train. Le ciel était d'un bleu plein de fraîcheur ; j'ai surtout trouvé étonnante la magie des couleurs dans l'eau des rivières et des canaux. Souvent, j'eus l'impression que j'apercevais des nuances qu'aucun peintre n'a encore vues. Les miroirs d'eau, bleus, verts et gris avaient l'éclat de pierres limpides et glacées. La couleur était plus que la couleur : empreinte et sceau de cette profondeur mystérieuse, qui se révèle à nos yeux dans les jeux changeants de la surface.
Après Coolus, un faucon couleur de rouille claire, qui s'est posé sur un buisson d'aubépine. Champs couverts de hautes cloches de verre, sous lesquels on cultive melons et concombres - cornues pour les plus délicates fermentations de vie, au royaume de l'alchimie horticole (...)."
Moralement parlant, ces lignes, à la fois dénonçant l'horreur et montrant la beauté, seraient moins dérangeantes à lire si elles avaient été écrites par une victime. Et on n'a pas la ressource de penser que Jünger se range du côté des naufragés. Qu'on lise par exemple ce qui suit immédiatement les premières lignes citées plus haut :
" (...) On aimerait fermer les yeux sur elles (les nouvelles que l'auteur vient de mentionner), mais il importe de les considérer avec le regard du médecin qui examine une blessure. Elles sont les symptômes où se manifeste l'énorme foyer de maladie qu'il s'agit de guérir - et qui, je crois, est guérissable. Cette confiance, si je ne l'avais pas, j'irais immédiatement ad patres. Bien entendu, tout cela provient d'une couche plus profonde que la politique. Là, l'infamie est partout (...)"
Ou ces lignes encore plus claires du 12 mars, qui précèdent immédiatement la première notation sur les lémures :
" On dit que, depuis qu'on stérilise et tue les aliénés, le nombre de nouveaux-nés atteints de maladies mentales s'est multiplié. De même, avec la répression de la mendicité, la pauvreté est devenue générale, et la décimation des Juifs entraîne la diffusion des caractères juifs dans le monde entier où se répandent des traits qui rappellent l'Ancien Testament. Par l'extermination, on n'efface pas les figures originelles ; on les libère plutôt.
Il semble que la pauvreté, et la maladie et tous les maux reposent sur des hommes bien précis, qui les supportent comme des piliers, et ce sont pourtant les hommes les plus faibles de ce monde. Ils ressemblent en cela aux enfants, qu'il importe aussi de protéger tout particulièrement. Ces piliers détruits, le poids de l'édifice s'affaisse sur la voûte. Puis l'effondrement écrase les mauvais économes (...)"
Le nazisme comme pathologie d'un organisme sain, le judaïsme comme mal, l'extermination comme mauvaise méthode pour s'en libérer, c'est dit : Ernst Jünger n'est pas un humaniste à l'esprit cosmopolitique, c'est un défenseur de la Grande Allemagne, qui se lamente des ratés de la réalisation du projet nationaliste.
Mais, si l'attitude esthétisante de Jünger est à mes yeux moralement supportable, c'est qu'en tant que combattant exposé et plusieurs fois blessé de la guerre des tranchées, il a eu la même attitude : au coeur de la boucherie, restant ouvert à la beauté du monde et à sa réalité étrangère à la guerre, décrivant avec autant d'exactitude (mais sans froideur) les blessures, voire les cadavres de ses compagnons que les fleurs ou les oiseaux. Le passage suivant, tiré des pemières pages d' Orages d'acier (1920) donnera une idée de la manière dont Ernst Jünger combine description clinique et métaphore poétique dans un texte qui est à la fois compte-rendu militaire, observation ornithologique et vision poétique :
" Vers midi, le tir prit la violence d'une danse frénétique. Sans cesse, des flammes jaillissaient autour de nous. Des nuées blanches, noires et jaunes se confondaient. Entre tous, les obus à fumée noire, que les vétérans surnommaient les "américains" ou les "caisses à charbon" déchiquetaient tout avec une force de percussion terrifiante. Cependant, les fusées lançaient par douzaines leur singulier gazouillement de canaris. Avec leurs échancrures dont l'air, en passant, tirait des arpèges, elles volaient comme des boîtes à musique en cuivre ou comme des sortes d'insectes mécaniques, au-dessus du ressac prolongé des explosions. L'étrange était que les petits oiseaux, dans la forêt, n'avaient pas l'air de se soucier le moins du monde de ces cent bruits divers ; ils restaient paisiblement perchés au-dessus des panaches de fumée, dans les ramures hachées par les obus. Dans les brefs intervalles de calme, on percevait leurs appels et leurs trilles insouciants ; ils semblaient même excités par les ondes de bruits qui déferlaient autour d'eux." (Journaux de guerre 1914-1918, La Pléiade, p.23)
N'eût été la dernière remarque, j'eus fait de ces petits oiseaux une métaphore du sage stoïcien !

Commentaires

1. Le samedi 10 février 2018, 16:37 par gerardgrig
La poésie de la nature était sûrement chez Jünger une forme suprême de résistance au bellicisme et au nazisme, à cet instinct de mort qui minait la civilisation occidentale, et qui le fascinait.
Il y avait comme une inspiration présocratique chez Jünger, avec le retour aux principes élémentaires qui façonnent toutes choses, comme le feu, ou la lutte intime entre l’harmonie et la discorde.
Comme Malaparte, Jünger était un compagnon de route très critique et embarrassant du nazisme et du fascisme, qu’ il voyait fonctionner de l'intérieur pour mieux montrer l’envers de leur décor. Mussolini et Hitler perdront patience avec Malaparte. Il sera relégué, puis assigné à résidence.
Quant à Jünger, la Gestapo était sûrement au courant de ses gestes publics de sympathie appuyée en direction des Français occupés, comme faire un salut prussien très respectueux, en claquant les talons, aux porteurs d’ étoiles jaunes dans la Rue Royale en plein jour.
Pour l’ héroïsme en 14-18, malgré ses médailles, on commence à dire que Malaparte n'était jamais allé au front. Et Jünger devait être très malin, pour avoir survécu à quatre ans de tranchées, sans amputations ni gueule cassée, et mourir centenaire. C’ est l’histoire de la bataille de Waterloo racontée par Stendhal au début de « La Chartreuse de Parme » : on ne sait rien, on ne voit rien, on ne sait plus où l’on est, mais on s'en tire, avec juste ce qu’ il faut de prudence et de courage.
Jünger utilisait la phraséologie nazie de l'époque, mais il en dénonçait bien les contradictions et les paradoxes. En poussant à l'extrême le « socialisme des imbéciles » de l'antisémitisme, en réalité le nazisme éliminait de diverses façons la pauvreté, tout en prolétarisant de nouvelles couches de la société allemande, qui devaient par exemple construire des autoroutes. Le nazisme avait l’obsession de l’ordre, mais il détruisait l’ordre social.
De même, sur le plan de l'eugénisme, la guerre était censée sélectionner les forts et éliminer les faibles. Or c’ était tout le contraire qui arrivait. Les forts étaient éliminés au front, tandis que les gens de l'arrière, moins favorisés par la nature, faisaient des enfants pour la future Allemagne.
2. Le lundi 12 février 2018, 19:18 par angela cleps
Mais si Jünger était si sensible aux souffrances des autres, et aux souffrances infligées par les nazis ( et les gens de son pays en général) pourquoi respirait il l'air de Paris sans broncher ? D'autres , comme von Staufenberg résistèrent, et y perdirent la vie. S'il était si malin pour éviter les soupçons da la Gestapo, quels sont ses exploits, à part cet art de la dissimulation?
3. Le mercredi 14 février 2018, 07:43 par gerardgrig
Jünger n’ était pas Brutus le conjuré, mais Cicéron le sage stoïcien, sans sa fin tragique. Il se tenait au-dessus de la « guerre civile européenne ». Cicéron n’ était pas au courant du complot contre César, et l’on se demande si Jünger savait vraiment ce qui se tramait contre Hitler. Si c’ était le cas, Jünger aurait eu le même sort que Rommel. Néanmoins, Jünger a brûlé des pages de son Journal après l’attentat du 20 juillet, tandis que son essai « La Paix » était peut-être le texte politique du complot contre Hitler. On a dit qu’ il était aussi intervenu pour sauver Paris, mais à l'État-major allemand personne ne voulait porter la responsabilité de sa destruction.
Le biographe de Jünger, Julien Hervier, rappelle qu’ il ne faut pas surévaluer chez lui le personnage du soldat et du héros. Jünger était avant tout un écrivain et un savant. C’ était sa forme de résistance à lui. On peut la trouver décevante et contester son efficacité.
4. Le samedi 24 février 2018, 16:42 par angela cleps
EJ était en liaison avec von Staufenberg. Ce qui me frappe toujours est que des gens moins cultivés, moins sages, et surtout de moins bonne extraction ont été capables d'avoir des réactions de résistance. Sophie Scholl, Bertie Albrecht. Mais il est vrai qu'elles n'avaient pas d'oeuvre à écrire.
5. Le lundi 26 février 2018, 15:17 par gerardgrig
Ce qui reliait Sophie Scholl et Stauffenberg était le catholicisme. Avec le protestantisme, le catholicisme a été l'âme de la résistance allemande au nazisme, et ils ont eu leurs martyrs. Du côté catholique, les chercheurs, qui ont accès aux archives du Vatican, réévaluent le rôle du Pape Pie XII dans cette résistance. Cela heurte la légende d'un Pape silencieux, ou trop prudent, vis-à-vis du nazisme, que la pièce de Rolf Hochhuth, ou le film de Costa-Gavras qui s'en est inspiré, ont complaisamment répandue. Le livre récent de Mark Riebling, "Le Vatican des espions" est éclairant à cet égard. D'autres ouvrages, plus anciens, avaient déjà entamé cette légende. D'un point de vue très pratique, on se doutait que sous le cérémonial diplomatique il y avait eu une guerre secrète du Pape, avec cette secte païenne qu'était le nazisme, et qui lui faisait ouvertement concurrence.
6. Le lundi 26 février 2018, 17:01 par Joseph-de-Maistre
Vous voyez, je vous l'avais bien dit, que le Pape est infaillible.
7. Le lundi 26 février 2018, 20:14 par gerardgrig
Il faudrait ajouter que le catholicisme autorise le tyrannicide, sous certaines conditions. Au XVème siècle, le Concile de Constance avait seulement condamné le tyrannicide commis par un individu n’ayant pas consulté les autorités. Il faut dire que la papauté s'était toujours réservée le droit d’autoriser le tyrannicide, s’il s'agissait de punir un hérétique qui troublait l'Église et l'État. La papauté se référait à la Bible, et à l’histoire de Judith et Holopherne. Il suffit encore au Pape de délier un membre de l'Église de son serment de fidélité au tyran, pour permettre le tyrannicide. Après l’attentat du 20 juillet 1944, il était clair que le Pape avait délié Stauffenberg, fervent catholique, de son serment de fidélité à Hitler. Celui-ci en fut très affecté, ce qui nécessita la prise de nombreux cocktails de drogues, avant de mener ses représailles.
8. Le samedi 3 mars 2018, 18:27 par Philalèthe
À Gérard Grig : si on juge la conduite de EJ d'après ses journaux de guerre, il a eu surtout beaucoup de chance. Certes on peut en douter. En revanche c'est indubitable que le narrateur des journaux ne ressemble en rien à Fabrice à Waterloo. C'est étonnant de voir à quel point il conserve un regard clinico-poétique dans toutes les situations.
À Ange Scalpel : la résistance de EJ ressemble à celle des stoïciens, il fait son devoir d'officier de la Wehrmacht en condamnant dans son for intérieur les nazis. Certes la résistance intérieure n'a jamais sauvé, et encore, que celui qui la pratique.
9. Le dimanche 4 mars 2018, 02:37 par gerardgrig
En 14-18, si Jünger a eu beaucoup de chance, c’est parce qu’il était passé officier dans les troupes de choc, ces sections d’assaut qui étaient les ancêtres des commandos, et qui créaient des têtes de pont par surprise chez l'adversaire. Ces sections étaient constituées de soldats d’ élite, qui consacraient beaucoup de temps à instruire les autres troupes, et qui bénéficiaient d’armes comme des lance-flammes, des gaz, des boucliers et des arbalètes lance-grenades, et même d’une artillerie mobile. Il valait mieux jouer sa vie à pile ou face, au corps-à-corps dans des actions de commando initiales, plutôt que d'être exposé à la mitraille et aux éclats d’obus avec les autres vagues d'assaut, dans le no man’s land qui séparait les tranchées opposées. C'est alors qu’on avait la gueule cassée, la mutilation des membres ou l’agonie interminable.
Rommel commandait aussi une section d’ assaut en 14-18. Après un mois de front, Céline fit le choix de la mission-suicide, avec au retour ce qu’ on appelait « la bonne blessure » qui le fit réformer.
Le combat au corps-à-corps de commando rappelle le combat chevaleresque. Dans les airs se constituera également une véritable chevalerie du ciel, qui n'avait pas de parachutes !
C'est cette chevalerie des sections d’ assaut et des escadrilles qui inspirera l'agitation des conservateurs, au début de la République de Weimar. Pour Jünger, le nazisme sera la version dégradée et terriblement décevante de cet esprit de chevalerie. Il la transposera dans le pays imaginaire de la Maurétanie. Néanmoins, la chevalerie hantera le nazisme. Himmler enverra même chercher le Saint Graal dans les Pyrénées.
Dans les années 60, « Le Matin des magiciens » racontera bien cela.


mardi 6 février 2018

Autrui comme immensité géographique.

On se souvient de Diogène cherchant vainement en plein jour avec une lanterne au milieu de la foule un être introuvable : l' homme ! À la lumière de ce désespoir joué, on peut apprécier ces lignes écrites le 21 Janvier 1942, par Ernst Jünger :
" " Je trouve un homme ", c'est à peu près comme si l'on disait : " Je découvre le Gange, l'Arabie, l'Himalaya, l'Amazone." J'erre dans ses mystères et ses profondeurs, et j'en rapporte des trésors dont la connaissance me transforme et m'instruit. En ce sens, et en ce sens avant tout autre, nous sommes modelés par nos proches, par nos frères, nos amis, nos femmes. L'air de climats différents du nôtre flotte encore en nous - si vivace que lors de maintes rencontres j'ai comme l'impression : " Cet homme doit avoir connu un tel et un tel." Comme fait l'orfèvre pour les bijoux, le contact d'un être humain grave une marque en nous." (Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, p.269)

jeudi 1 février 2018

L'invulnérabilite de qui cherche avant tout la vérité.

" Les conversations entre hommes doivent être menées à la façon des dieux, comme entre des êtres invulnérables. Le combat d'idées doit ressembler à celui qu'on livrerait avec des épées surnaturelles qui tranchent la matière sans douleurs et sans peine ; et la satisfaction est d'autant plus pure que notre adversaire vise juste. Dans ces engagements spirituels, il faut être invulnérable. " (Premier journal parisien, 30 novembre 1941)

Commentaires

1. Le samedi 10 février 2018, 01:32 par gerardgrig
Dans ses journaux de guerre, on assiste à une véritable métamorphose de Jünger, amorcée dès avant la IIème Guerre. Il semble de plus en plus apaisé, et à l'écart des passions bellicistes et nationalistes. Il est un résistant intérieur, passif et intellectuel au nazisme, mais cela suffit-il à faire de lui un cryptorationaliste, pour qui la vérité jaillit du dialogue des grands esprits ? Il acquérait une forme de sagesse qui rappelait vaguement celle, librement spinoziste, de Goethe, mais il était toujours hostile aux Lumières et à 1789.
Le dernier Jünger, celui du Rebelle, de l’Anarque, semblera plutôt se rapprocher de Stirner, que l’on ne classe pas dans le courant rationaliste.
2. Le samedi 10 février 2018, 09:33 par Philalèthe
Vous aurez remarqué que le passage de Jünger que je cite dans ce billet n'est pas commenté. Je n'en fais pas un rationaliste des Lumières : j'ai vu dans ces lignes un amour de la vérité mis au-dessus de l'amour-propre, ce qui produit cette invulnérabilité que j'interprète comme l'absence de disposition aux blessures narcissiques, blessures dont parlait Freud dans Une difficulté de la psychanalyse.
3. Le dimanche 11 février 2018, 12:19 par gerardgrig
La psychologie américaine contemporaine a découvert que si l’on cherche à avoir raison, c'est pour éviter d’avoir tort. Dans un dialogue, il conviendrait de s'intéresser à l'autojustification permanente qui découle de la dissonance cognitive. Existe-t-il une recherche vertueuse et commune de la vérité, imperméable aux motivations psychologiques des discutants ?
Schopenhauer avait déjà traité de l'art d’ avoir toujours raison, qui nécessite d’user de rhétorique plutôt que de logique.
4. Le dimanche 11 février 2018, 15:09 par Philalèthe
Certes cela donne un plaisir d'amour-propre d'avoir raison, mais ce n'est pas parce qu'on a ce plaisir personnel que les vérités qui font qu'on a raison deviennent personnelles aussi et perdent donc leur... vérité. On pourrait concevoir qu' Euclide a élaboré ses éléments en ayant aussi le désir d'écraser, imaginons, Peuclide, son adversaire aujourd'hui totalement oublié ; il n'en reste pas moins que la géométrie dont la découverte serait donc motivée en partie par les passions d' Euclide est universellement justifiée. 
C'est toujours la distinction entre le contexte de découverte qui est nécessairement contingent et particulier et le contexte de justification qui au mieux est valable pour toute personne raisonnant sur le sujet concerné.
5. Le dimanche 4 mars 2018, 15:11 par gerardgrig
Si Jünger compare le dialogue des penseurs au combat des Chevaliers de la Table Ronde, ce n’est pas seulement parce que les Allemands raffolent se déguiser en chevaliers le dimanche. Il avait le souvenir de son commandement dans les sections d’assaut en 14-18. Ludendorff aussi voulait rendre les Sturmtruppen invulnérables. Mais il exagéra leur efficacité et il négligea de commander des chars.
Le dialogue entre penseurs ne serait-il pas une action de commando spiritualisée ? On apprécie quand l’adversaire frappe juste, même s’ il nous fait mal.
Le double infernal de Jünger, dans une autre guerre, était Otto Skorzeny, le chef de commando mercenaire et balafré.
On pense aussi à l’heroic fantasy et au combat à l’ épée-laser des Jedis. Jünger était, parfois involontairement, visionnaire.
6. Le lundi 5 mars 2018, 16:51 par Philalethe
J'ai hésité à mettre ce passage en ligne car je l'ai trouvé un peu kitsch...
Votre idée d'une transposition au niveau spirituel d'une pratique militaire m'a rappelé ce qu'écrivait Georges Duby à propos de la posture de la prière qui était d'abord l' attitude du vassal par rapport à son seigneur...
Cela  dit, ces lignes écartent complètement la possibilité de la douleur, du mal parce que le combattant d'idées ne tient à rien d'autre qu'à la vérité ; comme il n'a pas d'illusion, comme il ne se ment pas à lui-même et comme il applique le principe de Clifford ("it is wrong to believe on insufficient evidence"), la seule valeur de ses croyances est leur vérité, valeur qu'elles perdent dès que l'autre combattant fait la preuve de leur insuffisance. 
Au fond, qu'il apparaisse sous les traits d'un personnage de heroic fantasy  est en accord avec l'idée qu'il incarne ce dont chacun de nous ne peut que par moments s'approcher.

lundi 29 janvier 2018

" Ces images énigmatiques, si fréquentes dans la vie, où le plaisir et la douleur s'inscrivent ensemble de façon presque inextricable." (Gondreville, 17 juillet 1940)

Jardins et routes est le premier des cinq journaux de guerre tenus par Ernst Jünger, couvrant un peu plus d'un an, d'avril 1939 à juillet 1940 ; comme l'officier Jünger avec ses hommes suit l'armée conquérante et ne participe pas aux combats, les morts sont moins effroyables : ce ne sont plus des compagnons d'armes horriblement blessés et décrits de près, mais des cadavres anonymes, vus de loin, au bord des routes, à l'égal des épaves de voitures, de tanks, de charrues.
Indices d'une guerre de mouvement, les chevaux morts abondent aussi alors que les animaux des journaux de 14-18 étaient généralement bien vivants et sauvages, symbolisant la résistance de la vie.
Avec les chevaux, les femmes aussi font leur entrée dans l'oeuvre de Jünger diariste. Arrivée inattendue car les journaux de la première guerre en décrivaient bien rarement : sauf à me tromper, Orages d'acier n'y fait jamais référence.
Dans les lignes que l' écrivain a écrites à Toulis le 6 juin 40 et qui sont à mes yeux parmi les plus marquantes de l'ouvrage, la femme apparaît à tous les âges, de la jeune fille à la vieillarde : elle est vue directement ou à travers le portrait qui reste d'elle, elle est, aussi bien, imaginée à partir de ce qu'on dit d'elle ; en tout cas, sur fond de morts animale et humaine, mort passée, présente et à venir, ces femmes composent, toutes ensemble, comme une discrète vanité :
" Avons marché jusqu'à Toulis, où nous sommes arrivés à 4 heures du matin. Cantonnement dans une grande ferme, les hommes dans les granges, les chevaux à la belle étoile, les voitures et les roulantes dans la cour. Au lit, mais couché sur mes sacoches de selle, dans une petite pièce pillée de fond en comble, où il ne restait qu'un grand portrait de femme, un daguerréotype du temps de Flaubert - d'une substance érotique encore très dense. Avant de m'endormir, j'éclairai du fond de mon lit, avec ma lampe de poche, cette beauté étroitement corsetée et j'enviais nos grands-pères. Ils ont cueilli les primeurs de la décomposition.
La marche de nuit nous fit côtoyer de nombreux cadavres. Pour la première fois nous allions droit au feu, que l'on entendait à faible distance - avec le lourd éclatement des arrivées. À droite, batteries de projecteurs, et au milieu d'eux des fusées éclairantes jaunes, probablement anglaises, qui planaient longtemps dans le ciel.
Comme nous pouvions être d'un instant à l'autre engagés dans la bataille, j'essayai nos mitraillettes dans l'après-midi, sous un violent soleil, en compagnie de mes chefs de section, et j'eus une bonne impression de leur puissance de feu. Je fis placer devant une meule de paille une longue rangée de bouteilles de vin vides - dont nous ne manquons pas ici - puis je fis diriger le feu sur elles : chaque courte rafale faisait éclater une bouteille. L'exercice fut fatal à un vieux rat gros et gras qui surgit tout à coup, le museau ensanglanté, de sa cachette de paille et que Rehm acheva d'un coup de bouteille.
En cours de route, conversation avec un Français âgé qui avait assisté à trois guerres, car il se souvenait encore d'avoir vu, à l'âge de cinq ans, la guerre de 1870. Marié, trois filles ; comme je lui demandais si elles étaient belles, il me répondit en balançant la main avec détachement : " Comme ci, comme ça." D'ailleurs cette rencontre me montra la dignité que confère à l'homme une longue vie de travail.
Très chaud. À l'église. Dans l'un des bas-côtés, sur la paille, un groupe de vieilles femmes chenues ; dans des écuelles rondes, elles boivent bruyamment avec leurs bouches édentées la soupe que vient de leur apporter une jeune fille qui est maintenant assise sur l'un des bancs, en train de dire sa prière.
Ensuite au cimetière. Deux hommes creusaient une tombe - pour un vieillard, le troisième des réfugiés morts au cours de ces deux dernières journées. Ils fouillaient dans ce sol depuis si longtemps peuplé de morts ; l'un d'eux exhuma un crâne à la lumière du jour." ( Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, pp. 137-38)

Commentaires

1. Le mardi 30 janvier 2018, 16:07 par gerardgrig
Dans ses journaux de guerre, Jünger s'intéresse aux femmes, mais un peu à la manière d'Hergé dans les aventures de Tintin. Cet intérêt ne rend pas Jünger plus humain. Si le particulier l'intéresse, c'est pour son côté littéraire. Jünger est plutôt dans les généralités : la nation, le peuple, la race. Il reste un dandy désabusé et amer, qui porte un regard d'entomologiste sur l'espèce humaine, et cette distance s'accroît du fait qu'il occupe une sinécure loin des combats, avant de prendre sa retraite. Bien que pétri de culture française, ou peut-être à cause de cela, il ne fait pas de cadeaux aux Français. Il devait penser la défaite française à la manière de Heidegger dans son séminaire sur Nietzsche : « Au cours de ces journées, nous sommes les témoins d’une loi mystérieuse de l’histoire qui veut qu’un jour un peuple ne soit plus à la hauteur de la métaphysique qui est née de sa propre histoire ». Comme Jünger avait commencé sa carrière militaire dans la Légion étrangère française, en France envahie il était resté un peu reître, un peu lansquenet, avec un comportement aristocratique. En arrière-fond, il y a l'aspect touristique, à l'aide du Guide Michelin, de la Campagne de France, qui permet aux Allemands de faire la fête, de boire et de séduire de jolies filles, tandis que les Français prennent des grandes vacances, sur les routes ou bientôt dans les camps de prisonniers.
Avec les femmes, Jünger est un naturaliste, curieux d'expérimentations diverses. Dans ses journaux, il raconte qu'il emmène une Parisienne au cinéma, et que lui ayant effleuré la poitrine, il subit un afflux d'images florales dans sa tête. Cela rappelle son expérience des drogues.
Il y a l'épisode kitsch, décadent, fétichiste et peu nécrophile du daguerréotype de femme dans la ferme, avec la complicité de Flaubert. Mais Jünger sous-entend des choses profondes : on refait les batailles aux mêmes endroits, la guerre est un cycle dans lequel l'homme retrace le sillon de ses ancêtres, pour ensemencer inlassablement la terre de corps humains.
Il y a eu des crimes de guerre de la Wehrmacht en France en 1940, que nous avons préféré oublier. Un livre, "Soldats - Combattre, tuer, mourir : procès-verbaux de récits de soldats allemands" de Sönke Neitzel et Harald Welzer, a bouleversé la recherche sur les crimes de guerre de la Wehrmacht. On découvre qu'à part une minorité de nazis fanatiques qui tuaient par idéologie, les soldats allemands avaient intégré le crime dans leur cadre de référence, qui avait ses propres règles. La guerre était leur métier, qui avait sa propre raison suffisante en toutes circonstances. Ils étaient des "travailleurs de la guerre", qui ne parlaient jamais du mobile idéologique réel de leurs crimes, pour le questionner, parce que cela était inutile, de leur point de vue fonctionnel. Cela explique le détachement et l'indifférence de Jünger. Il comprenait que la violence guerrière de 1940 était identique à celle de 1914, malgré l'hypocrisie en plus.
2. Le mardi 30 janvier 2018, 18:35 par Philalèthe
C'est amusant, quand je lis ce que vous écrivez de Jünger, j'ai l'impression que nous ne lisons pas les mêmes textes ! À dire vrai, parlons moins de Jünger (je n'ai lu aucune biographie sur lui) que du portrait que cet homme fait de lui directement ou non dans ses journaux (je n'irai pas cependant jusqu'à l'extrême de distinguer l'écrivain Jünger du narrateur des journaux, vues les conventions du genre autobiographique, mais cela doit se discuter, j'imagine).
À mes yeux, ce portrait est celui d'un homme humain, délicat, respectueux, entre autres,  des Français qu'il rencontre, même s'ils appartiennent à un milieu très modeste ; rien de l'entomologiste méprisant que vous décrivez... Je suis frappé au contraire par son empathie. par sa capacité à relever les qualités des autres ( cf par exemple " Les êtres cachent encore en eux beaucoup de bons grains qui germeront à nouveau dès que le temps s'adoucira et reprendra des températures humaines." 17 juin 1941). Loin de moi aussi l'idée que c'est l'homme des généralités, tout au contraire sa capacité à prendre conscience de la singularité et la beauté de l'individuel et du concret m'a frappé, voyez ses descriptions de fleurs qui deviennent des mondes (son regard me fait penser à celui de Ponge posé sur la mie du pain par exemple)
Je ne lis pas du tout comme vous non plus son entrée du 1er mai 41 (à noter que le texte est remarquable pour  être le premier à évoquer une relation physique entre lui et une femme) :
" (...) Puis, place des Ternes. Muguet, dont j'achetai un petit bouquet, en l'honneur du 1er Mai, lequel est bien pour quelque chose aussi dans ma rencontre avec Renée, une toute jeune vendeuse dans un grand magasin. Paris offre des rencontres comme celle-là, sans qu'on ait presque à les chercher ; on s'aperçoit qu'elle fut fondée sur un autel de Vénus. Cela tient à l'eau et à l'air. Je l'éprouve à présent d'une façon d'autant plus nette que j'ai vécu les dix-huit premiers mois de guerre dans une vraie réclusion : casernes, cantonnements de village, blockhaus. Durant les longues périodes d'ascèse, où nous domptons nos pensées mêmes, il nous vient un avant-goût de la sagesse du grand âge de la sérénité.
Dîner, puis au cinéma ; j'y ai touché sa poitrine. Un glacier ardent, une colline au printemps qui cache, par myriades, les germes de vie, des anémomes blanches, peut-être (...) Nous nous sommes séparés devant l'Opéra, sans doute pour ne plus jamais nous revoir." (La Pléiade, p. 213-214)
Ce n'est pas, selon moi, se comporter en naturaliste avec les femmes, c'est métaphoriquement évoquer le désir fiévreux et à la fois  pudique et retenu d'une femme donnée.
Certes manifester de l'admiration pour Jünger ne me conduit pas à oublier les crimes de guerre de la Wehrmacht, le livre que vous citez sur cette question est en effet excellent, mais il peut y avoir un homme d'exception dans une armée criminelle...
3. Le jeudi 1 février 2018, 16:35 par Philalèthe
Ces lignes qui, à mes yeux, justifie l'idée que Jünger, bien qu'entomologiste, ne porte pas un regard d'entomologiste sur l'espèce humaine :
" Paris, 3 décembre 1941
L'après-midi, chez Lechevalier, rue de Tournon. En examinant des gravures et des planches entomologiques en couleurs, j'ai été assailli par un sentiment de dégoût, comme si ce plaisir était gâté par le voisinage des cadavres. Il est des forfaits qui atteignent le monde dans son ensemble, dans sa structure et sa raison d'être ; l'homme des Muses, à son tour, cesse alors de pouvoir se consacrer au beau, il doit se vouer à la liberté. Mais ce qu'il y a de terrible, aujourd'hui, c'est qu'on ne la trouve dans aucun des partis et qu'il faut combattre en solitaire."
4. Le vendredi 2 février 2018, 16:29 par gerardgrig
Le meilleur Jünger était peut-être le dernier Jünger, cet écologiste visionnaire, ce voyageur infatigable au savoir encyclopédique, qui ressemblait à Humboldt. Il semble de beaucoup préférable au guerrier nietzschéen de 14-18, qui n'aimait pas nos romanciers des tranchées, parce qu'ils faisaient trop dans l'émotion et l'empathie pour le peuple. Préférable aussi au penseur nationaliste de la guerre totale du travailleur-soldat, et à l'officier mondain d'occupation, ambigu et détaché, même s'il adoptait insensiblement une sagesse proche de celle du Goethe du "Second Faust".
Le Jünger des journaux de guerre était convaincu de la régression zoologique du peuple, sous la figure du Lémure, à cause de la technique. Dans le Premier journal parisien, le génie ailé de la Bastille lui donnait "l’impression toujours plus vive d’une force extrêmement dangereuse et qui porte loin." Et il ajoutait : " On voit exalté le génie du progrès, en qui déjà vit le triomphe d’incendies à venir." Il se mettait à rêver d'une chevalerie moderne, "dans ces petits cercles des derniers chevaliers, des libres esprits, de ceux qui pensent et sentent au-delà des mornes passions des masses." Sa critique du totalitarisme en général prenait cette forme. Dans "Sur les falaises de marbre", on ne savait pas si le Grand Forestier, chef de la Maurétanie au service de la technique, était Hitler ou Staline.
Même si Jünger avait beaucoup de délicatesse et d'attention aux gens, il n'oubliait pas qu'il était "l'homme des Muses" doué de cette "perception stéréoscopique" qui lui faisait voir le mythe derrière la réalité empirique. Du paysan que Jünger taquine, en lui donnant une légère inquiétude, quand il lui demande si ses filles sont belles, il tire la contemplation d'un stéréotype moral. Et le paysan n'est pas le plébéien violent et grégaire de la bestialité des dictatures. Le paysan sympathique de Jünger est aussi une abstraction "völkisch". Chez le dernier Jünger, ce sera la figure du Rebelle qui vit librement dans les forêts.
Je n'ai pas les Journaux de Jünger sous la main, mais il me semble que les cadavres dont il parle, et qui lui gâchent son plaisir de chineur curieux de planches entomologiques, sont ceux de Katyn, dont le régime nazi se sert pour sa propagande, et dans ce cas Jünger s'y laisse prendre. Il ne fera pas la différence entre Katyn et les massacres des Nazis.
De plus, au début du mois de décembre 1941, l'armée allemande, épuisée et frigorifiée, échoue à prendre Moscou. La guerre piétine, elle sera longue et elle ne mènera nulle part. Jünger se sent isolé et il rentre dans sa tour d'ivoire.