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mercredi 18 janvier 2006

Stilpon : les chiens font des chats.

A Sylvia W., pour le grand service qu'elle m'a rendu...
Stilpon a deux femmes, l’une légitime et l’autre courtisane, cependant, malgré le proverbe (« Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison ») il n’a pas déchu, sans quoi on ne comprendrait pas l’anecdote suivante :
« Il eut une fille aux moeurs dissolues (sans doute née de la femme légitime, destinée socialement à la reproduction, elle ressemble pourtant à la maîtresse, destinée, elle, entre autres, à la conversation) qu’épousa un de ses familiers, Simmias de Syracuse (un disciple qui n’aurait pris du maître que la fille ?). Celle-ci ne vivant pas de façon convenable (avant ou après le mariage ?), quelqu’un dit à Stilpon qu’elle le déshonorait. Mais lui répliqua : « Pas davantage que moi je ne l’honore » » (II,114)
A l’inverse de sa fille à qui il attribue, en accord avec le voisinage, une conduite déshonorante, Stilpon s’attribue une conduite honorable. Mais ni le mérite ni le démérite ne sont contagieux. On n’a à répondre que de soi : la consanguinité n’implique pas la responsabilité des fautes. On est loin du péché originel. Inversement la fille ne tire aucun prix de la valeur du père. Les prouesses philosophiques paternelles ne la rachètent pas en effet. La famille est ici un ensemble de personnes à juger au cas par cas. Stilpon au fond ignore l’honneur de la famille. Une famille honorable, l'expression n'est sensée que si chaque partie est honorable ; inversement, il n’y a de famille déshonorante que là où ,sans reste, les membres, chacun à leur manière ou tous pareillement, se déshonorent. Un seul donc ne peut ni affaiblir ni élever la valeur d’une totalité qui ne sera jamais rien de plus que la somme des parties. Ainsi chacun peut espérer faire exception sans jamais porter d’avance le fardeau de l’opprobre. La valeur ne s’hérite pas, elle se mérite. Donc malgré ses deux femmes et sa fille sans retenue, Stilpon ne s’est pas laissé aller. Ce qui déjà bien connu de Cicéron qui, dans son ouvrage consacré au destin, le prend, à l’instar de Socrate, comme exemple de maîtrise de soi:
« Stilpon, ce philosophe mégarique, était, à ce que l'on nous rapporte, un homme fort ingénieux, et jouissait, de son temps, d'une assez belle renommée. Nous pouvons voir, dans les propres écrits de ses amis, qu'il éprouvait une vive inclination pour le vin et les femmes; et ce n'est pas pour le décrier qu'ils en parlent, mais plutôt pour le louer; car ils ajoutent qu'il avait tellement dompté et subjugué cette nature vicieuse par la force de la discipline, que jamais homme au monde ne le surprit dans l'ivresse ou agité de mauvaises passions » (De Fato V 10 trad. de Nisard)
Diogène Laërce le dit d’une autre manière :
« Hermippe dit que Stilpon mourut âgé, après avoir bu du vin afin de mourir plus vite » (II, 120)
Le philosophe s’oblige à boire du vin, c’est la preuve qu’il n’est pas poussé à le faire. On assiste ici non à la manifestation d’une dépendance mais à l’accomplissement d’un devoir. Il faut en finir, empoisonnons-nous. Quel contresens de croire que Stilpon prend, avant de mourir, ses derniers moments de bon temps ! Pour le dire clairement, Diogène Laërce écrit, comme d’habitude, quelques vers :
« Stilpon de Mégare, tu le connais certainement (c’est inhabituel chez lui de s’adresser au lecteur), a été terrassé par la vieillesse, puis par la maladie, attelage infernal. Mais il trouva dans le vin un cocher bien meilleur Que ce couple funeste. Car, après avoir bu, il prit les devants. » (II, 120)
« Changer de cocher », nouvelle périphrase pour dire « se suicider », c’est-à-dire choisir activement le processus qu’on subira. Stilpon a gardé le vin, l’arme qui aurait pu le faire très tôt disparaître, sinon en tant qu’homme du moins en tant que philosophe, pour la fin, non comme délice mais comme supplice. C'est vrai que, s'il s' était attelé à une maîtresse dans le seul but de hâter sa mort, la démonstration que constitue sa vie aurait été plus convaincante...

lundi 16 janvier 2006

Stilpon, un homme, un vrai.

On se rappelle de Diogène circulant en plein jour sur l’agora noire de monde, une torche à la main et répétant : « Je cherche un Homme », octroyant du même coup à tous les passants le statut peu enviable de pré-humains. S’il a connu l’anecdote, Stilpon a dû s’imaginer (naïvement alors) que Diogène, s’il l’avait rencontré, aurait ipso facto cessé sa quête : « On raconte qu’à Athènes il exerçait une telle attirance sur les gens qu’on accourait des échoppes pour le voir. Et comme quelqu’un lui disait : « Stilpon, ils t’admirent comme une bête curieuse », il répliqua : « Pas du tout, mais comme un homme véritable. » » (II, 119) Je pense à ce texte de Marx tiré de la Critique de la philosophie du droit de Hegel : « La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, tant qu’il ne se meut pas autour de lui-même » Stilpon éblouit, tel un soleil, tous ces hommes à qui il ne tient qu’à eux de se donner la valeur, qu’ils attribuent à l’homme exceptionnel, sur le passage duquel ils s’agrègent. Mais le philosophe antique ne brille que sur le fond de cette majorité terne.

dimanche 15 janvier 2006

Quatre petits matchs entre Stilpon le Mégarique et Cratès le Cynique.

A Arlette M., fidèle lectrice de 7h du matin
Stilpon était simple, sans affectation et bien disposé envers les gens ordinaires », écrit Diogène Laërce (II, 117). Dois-je en conclure qu’il était retors, affecté et mal disposé envers les gens extraordinaires ? C’est la question que je me pose à lire les quatre anecdotes qui le mettent en scène face à Cratès. 1) « Un jour que Cratès le Cynique, au lieu de répondre à la question qu’il lui posait, avait lâché une pétarade, Stilpon lui dit : « Je savais bien que tu dirais tout sauf ce qu’il faut » » (ibid.) Certes quand un cynique lâche des gaz, c’est moins un indice de flatulences intestinales qu’une marque de provocation. Il arrive en effet au cynique non de péter en parlant (que c’est banal) mais de parler par pets. On se souvient même (cf. note du 06/03/05) que Cratès avait pratiqué la pédagogie du pet avec son beau-frère, Métroclès de Maronée, mort de honte d’ « avoir lâché un pet au beau milieu d’un exercice oratoire » (VI, 94). Stilpon est donc à la hauteur de Cratès quand il identifie le bruit déplacé à un hors sujet mais le surpasse, en constatant par là même, son incapacité à répondre à la question. A malin, malin et demi : il semble que c’est le grand principe qui régit les rencontres philosophiques dans ces histoires rapportées par Diogène. Cratès n’a d’ailleurs pas plus de chances quand c’est lui qui pose la question, comme on va le voir ! 2) « Un jour que Cratès lui tendait une figue sèche tout en lui posant une question, Stilpon prit la figue et la mangea. Cratès dit alors : « Par Héraclès, j’ai perdu la figue ». « Pas seulement la figue, dit Stilpon, mais aussi la question dont la figue était le gage. » (II, 118). On se demandera quelle peut bien être la question. Marie-Odile Goulet-Cazé suggère que c’est n’importe quelle question, assez difficile, il faut ajouter, pour qu’on mérite une figue si on en trouve la réponse. La figue une fois mangée, plus besoin pour Stilpon de prendre en compte la question. « Perdre la question », en fait bien étrange expression, voudrait alors dire « poser une question qu’autrui cesse de reconnaître comme étant une question à poser ». J’imagine : Stilpon fait comprendre ainsi à Cratès que les questions qu’il pose ne sont pas intéressantes en elles-mêmes. Si un rien (une figue !) est à la clé, on les prend au sérieux, mais sans ce rien, elles ne valent vraiment rien ! Philippe Muller dans son ouvrage sur Les Mégariques fait l’hypothèse que la question était : « Ce que je tiens dans ma main, est-ce une figue ? » et qu’on peut interpréter ainsi sa consommation par Stilpon : « La réplique du Mégarique, qui mange la figue, signifierait alors l’irréalité de la chose sensible particulière par opposition à l’idée » (p.166) Il faudrait alors imaginer que Cratès, hostile comme tous les cyniques à l’existence des Idées intelligibles, a demandé : « Est-ce la Figue que je tiens dans ma main ? ». Stilpon, faisant disparaître une figue particulière, mettrait alors en relief que demeure la Figue en tant que concept général. Mais quand, quelques lignes plus tard, Diogène Laërce écrit « comme il était très habile en éristique (l’art de se battre avec des arguments), il rejetait même les Idées (bien sûr platoniciennes) », on ne comprend plus. De manière surprenante, les lignes qui suivent immédiatement semblent démentir ce que Diogène vient de soutenir, je veux dire l’anti-platonisme de Stilpon, mais en revanche rendent très crédible l’hypothèse de Muller : « Il allait jusqu’à dire que quand on dit « homme », on ne dit personne (au sens où aucun homme particulier n’est l’Homme, le Concept, l’Idée d’Homme), car on ne dit ni cet homme-ci ni cet homme-là. Par conséquent, ce n’est pas non plus celui-ci (vu ainsi, l’Homme est un concept qu’on pense et ne peut jamais être une personne qu’on rencontre). Ou encore : « le légume » n’est pas ce légume qu’on me montre, car le légume existait il y a plus de dix mille ans. Ce n’est donc pas ce légume-ci (on se rend compte que l’argument pourrait être répété à l’infini en prenant comme point de départ à chaque fois un nouveau nom commun) » (II, 119) 3) « Une autre fois, en hiver, Stilpon vit Cratès qui avait mis le feu à son vêtement. « Cratès, dit-il, tu me sembles avoir besoin d’un manteau neuf ( imatiou kainou), ce qui signifiait (d’un manteau et de jugeote « imatiou kai nou) » (II, 118) Sachant que le Cynique ne possédait qu’un manteau, une besace et un bâton, on peut supposer que Cratès avait approché par mégarde son habit d’un feu. La vacherie stilponienne est donc justifiée. Mais, entreprise à hauts risques ! , je vais ici donner toutes ses chances au Cynique : en fait, s’il brûle son manteau en hiver, c’est pour montrer qu’on peut se passer même de l’indispensable. Ainsi Stilpon n’aurait rien compris à ce triomphe grelottant... Certes, si j’avais raison, on ne comprendrait pas pourquoi « offensé, Cratès le parodia en ces vers : En vérité j’ai vu Stilpon en proie à de méchantes souffrances A Mégare, où se trouve, dit-on, le gîte de Typhôn (jeu de mots sur tuphos : l’orgueil et Tuphoéos : le monstre). C’est là qu’il disputait, avec de nombreux disciples autour de lui. Ils passaient leur temps à courir après la vertu (jeu de mots : tên d arétên et Nikarétên, Nicarète étant la courtisane avec laquelle Stilpon vivait) en changeant les lettres » (II118) Ou l’art de dénoncer par des jeux de mots l’art du jeu de mots ! 4) « On raconte qu’au beau milieu d’un entretien avec Cratès, il courut acheter du poisson. A Cratès qui essayait de le retenir et qui disait : « Tu laisses tomber la discussion ? », Stilpon : « Moi, pas du tout ; la discussion, je la garde, mais c’est toi que je laisse tomber ; car, si la discussion, elle, peut attendre, le poisson, lui, va être vendu » » (II, 119) Le Cynique est battu sur son propre terrain. A grossier, grossier et demi. Mais, en même temps, Stilpon, donnant à un poisson la préférence sur une discussion, aurait pu entendre Cratès lui répliquer : « Tu places donc un animal mort plus haut que la vérité ! »

vendredi 13 janvier 2006

Stilpon ou l'art de la dénonciation détournée.

Stilpon, autre Mégarique et satané piégeur, m’a déjà intéressé en tant que maître de Zénon de Kition, fondateur du stoïcisme (cf. note du 30/03/05) mais j’avais alors laissé de côté quelques anecdotes qui pourtant valent la peine d’être commentées. On sait peut-être que Phidias était considéré dans l’Antiquité comme le plus grand des sculpteurs. Rien de son oeuvre n’a été conservé mais, grâce aux récits de Pausanias qui a eu la chance de les voir, on sait qu’il a réalisé de colossales sculptures représentant Athéna. Stilpon était-il face à celle qu’il fit pour le Parthénon, haute sans son socle de 11,50 m, charpente en bois imputrescible recouverte de plaques d’or et d’ivoire, quand il demanda : « Est-ce qu’Athéna, la fille de Zeus, est un dieu ? » Comme on lui répondait « oui », il reprit : « Mais celle-ci n’est pas de Zeus, elle est de Phidias ». L’autre en convenant, il dit : « Donc ce n’est pas un dieu » (II, 116) Aristote aurait ri et répliqué : « Cher Stilpon, ô Mégarique si ingénieux, ne savez-vous pas que toute chose a quatre causes et que vous confondez dans votre raisonnement cause formelle et cause efficiente ? Phidias est effectivement celui qui a fait la sculpture mais la forme qu’il lui a donnée représente Athéna, fille de Zeus ! » Mais ce n’était pas à Aristote que Stilpon s’adressait, juste à un citoyen grec ordinaire qui perçoit dans l’affirmation non un sophisme mais, à plus juste titre sans doute, un sacrilège : « Cela lui valut d’être convoqué devant l’Aéropage où, loin de nier ce qu’il avait dit, il soutint avoir correctement raisonné. Athéna en effet n’est pas un dieu, mais une déesse ; ce sont les mâles qui sont des dieux. » (ibid.) Je ne vois rien d’autre qu’une piètre reculade dans cette argutie qui respire la mauvaise foi, comme si, sous la menace, Stilpon le malin faisait l’imbécile. En tout cas, les membres de l’Aéropage ne s’y trompèrent pas, qui « lui intimèrent l’ordre de quitter la cité sur-le-champ. » (ibid.) L’anecdote que Diogène rapporte à la suite met en relief que si, à propos de l’Athéna de Phidias, Stilpon faisait semblant de confondre la statue et son modèle, c’était peut-être afin de dénoncer la prosternation devant les idoles : « En tout cas Cratès (le cynique, frère d’un des maîtres de Stilpon, Pasiclès de Thèbes) lui ayant demandé si les dieux se réjouissaient des génuflexions et des prières (lui sait à quoi s'en tenir), on dit que Stilpon fit cette réponse : « Ne m’interroge pas là-dessus en pleine rue, insensé que tu es, mais seul à seul » (II, 117) Théodore l’Athée, le Cyrénaïque (cf. notes des 12-14-15-16/12/05), qui semble avoir malgré son surnom moins visé les dieux que les crédulités humaines, n’a pas perdu l’occasion que, face à Athéna, Stilpon lui offrait de rajouter une touche d’impiété en transformant la déesse en mortelle et en dénonçant peut-être ainsi indirectement l’anthropomorphisme des croyances religieuses ordinaires : « Il lui dit en se moquant : « D’où Stilpon savait-il cela ? Aurait-il retroussé son vêtement et regardé son « jardinet » ? » (ibid.) On se rappelle que Théodore s’y connaissait en la matière car c’est lui qui, coincé dialectiquement par Hipparchia la cynique, lui avait rappelé sa féminité en lui enlevant son manteau (cf. note du 09/03/05). Avec Stilpon, peut-être se vengeait-il du sale tour que ce dernier lui avait joué et qui lui avait valu, à lui l’Athée, l’ironique surnom de Dieu (cf. note du 09-12-05). Mais j’imagine pourtant que Stilpon avait su reconnaître en Théodore un complice déguisé. Diogène Laërce, une fois l’anecdote rapportée, pas coutumier pourtant des jugements comparatifs, sort très inhabituellement de sa neutralité et distribue les compliments : « Ce Théodore était plein d’audace, mais Stilpon, lui, était plein d’esprit » (II, 116) Je ne sais trop s’il vaut mieux avoir de l’audace que de l’esprit. Pour une fois qu'il hiérarchise les philosophes dont il raconte la vie et la doctrine, Diogène ne s'est guère mouillé.