Alors Sénèque fait parler la foule.
On peut entendre les premières paroles comme une justification du massacre :
On peut entendre les premières paroles comme une justification du massacre :
« Sed latrocinium fecit aliquis, occidit hominem » ( Mais l’un d’eux a commis un vol à main armée, il a tué un homme).
Or, Sénèque ne dénonce pas la peine mais l’assistance à la peine :
« Quid ergo ? Quia occidit, ille meruit ut hoc pateretur ; tu quid meruisti miser, ut hoc spectes ? » ( Comment donc ? Parce qu’il a tué, il a mérité de subir cela ; en quoi as-tu mérité, misérable, de regarder cela ?)
L’assistance à la peine est ainsi interprétée comme peine. En effet regarder ce qui se passe rabaisse moralement ; dès l’ouverture de cette septième lettre, Sénèque avait souligné le danger de la fréquentation de la multitude (multorum conversatio). Or, ce danger est à son maximum quand l’activité sociale apporte du plaisir (voluptas). Paradoxalement, comme la victime massacrée, le spectateur perd. Certes l’objet de la perte et sa valeur diffèrent car l’un perd à juste titre la vie et l’autre sans bonne raison aucune la moralité.
On ne sait pas si les secondes paroles sont proférées par le même anonyme représentant de la foule ou par un autre. Je penche plutôt pour la deuxième hypothèse car c’est la voix non plus d’un défenseur mais d’un spectateur engagé dans le jeu, une sorte de « supporter » :
« Occide, verbera, ure ! » (Tue, fouette, brûle !)
Au fond c’est l’amateurisme du combattant que le spectateur dénonce comme s’il n’avait pas compris la différence entre les gladiateurs et cette chair à massacre sur laquelle il porte donc des jugements moraux :
« Quare tam timide incurrit in ferrum ? quare parum audacter occidit ? quare parum libenter moritur ?” ( Pourquoi se jette-t-il si craintivement sur le fer ? Pourquoi tue-t-il si peu hardiment ? Pourquoi meurt-il de si mauvais gré ?)
Sénèque ne donne pas la réplique, il se contente de constater ce qu’il en est :
« Plagis agitur in vulnera » ( à cause des coups il va aux blessures)
Puis la voix reprend mais désormais sans jugements, souhaitant seulement l’apparition de ce qui est plaisant à voir :
« Mutuos ictus nudis et obviis pectoribus excipiant » ( Qu’ils se donnent mutuellement des coups sur leurs poitrines nues et offertes)
Sénèque en reste encore une fois au factuel :
« Intermissum est spectaculum » ( Le spectacle est interrompu).
En effet c’est la pause que ces massacres remplissent. En somme, ce contre quoi Sénèque met Lucilius en garde, c’est de voir un spectacle là où il n’y en a plus et là où il n’y en a pas encore.
Puis c’est à une troisième voix de justifier encore une fois l’abomination :
« Interim jugulentur homines, ne nihil agatur » ( Dans l’intervalle qu’on égorge des hommes, pour qu’il ne se passe pas rien).
Puis de Sénèque, cette phrase un peu énigmatique :
« Age, ne hoc quidem intelligitis, mala exempla in eos redundare, qui faciunt ? » (Allons, vous ne comprenez même pas que les mauvais exemples retombent sur ceux qui les donnent ?)
Enigmatique, car à première vue contradictoire avec celle qui la suit :
« Agite dis immortalibus gratias, quod eum docetis esse crudelem, qui non potest discere » ( Rendez grâce aux dieux immortels : celui auquel vous enseignez à être cruel n’est pas en mesure de l’apprendre)
Tentons ! C’est une leçon de philosophie politique que Sénèque donne à la foule ; l’approbation de la cruauté des massacres serait dangereuse politiquement car de massacreur on deviendrait bien vite massacré. Phrase elle-même dangereuse bien vite désamorcée par la flatterie : Néron n’est pas de cette farine-là ! S’il en est ainsi, les massacres ne sont plus vus seulement comme des occasions de déchéance morale mais aussi comme des événements favorisant l’asservissement politique. Certes, si cela a été dit, c’est resté tout à fait discret.
Commentaires
C'est un fait qui à ses yeux va bien au-delà de la question de l'intention et du vouloir-dire.
Là-dessus, je pense que l'insistance de Derrida est entièrement légitime. Nous n'y sommes peut-être pas préparés par une philosophie critique adéquate (de la philosophie et de son vouloir-dire justement..) mais le fait têtu est là.
C'est clair qu'il y avait nécessairement dans la philosophie de Marx de quoi justifier une politique "marxiste" (on ne pouvait faire la même chose avec Tocqueville :-).
Idem pour Nietzsche.
Quant à Heidegger, c'est différent car à ma connaissance les nazis ne se sont jamais justifiés en invoquant Heidegger.
Pourquoi demain, un président des Etats-Unis ne s'emparerait pas de la "confiance en soi" d'Emerson, en réclamant une subjectivité américaine du peuple américain réalisant le but de l'histoire mondiale. Je prends précisément cet exemple parce que d'une certaine manière ce sens "a déjà eu lieu". Il est "possible". Je pense à tout ce qui tourne autour d'une "manifest destiny" américaine (qui ne se réclame pas,à vrai dire, d'Emerson, mais qui le pourrait tout à fait..)
D'où la difficulté de parler d'instrumentalisation, d'intention et je reconnais qu'il est inquiétant de n'avoir pas, en fait, de ligne de partage entre le politique et le philosophique, que cette ligne est interne justement à "ce qui est dit" "philosophiquement" mais peut-on isoler un tel sens?
Maintenant pourrait-on tracer une frontière entre les oeuvres philosophiques absolument pas instrumentalisables politiquement et les autres ?
Je suis d'accord sur le fait que les intentions proclamées ne suffisent pas à écarter la possibilité d'une récupération. L'exemple de Nietzsche, très sévère vis-à-vis du pangermanisme et de l'antisémitisme, le confirme. Il faut cependant que le philosophe ait explicitement ou implicitement traité la question politique : ainsi je n'imagine pas qu'on puisse trouver des raisons dans Descartes ou Wittgenstein pour justifier telle ou telle politique. Si on pense la politique comme combat (avec donc des adversaires portés à relever les supercheries), il faut donc que la référence philosophique soit au minimum crédible car sa fonction est entre autres d'ennoblir et de renforcer la cause qui la mobilise. Donc même si la prise en compte des intentions n'est pas un critère suffisant, il ne faudrait pas tomber dans l'excès consistant à soutenir que, quoi que veuille dire et dise un philosophe, il est nécessairement matière à récupération politique. Après cela, le plus prudent est de voir cas par cas.
Pour Nietzche, c'est plus clair, au moins au sens de la réalité des écrits, sinon de la pensée. Certes le rôle du philosophe est d'explorer la pensée, au risque de se perdre. Je crois qu'il s'est perdu, sans s'en apercevoir. Il n'avait pas voulu cela, sûrement pour l'antisémitisme. Mais est-on sûr qu'il n'aurait pas approuvé beaucoup d'autres points de la doctrine nazie ? Le philosophe, dans le système qu'il imagine , ne doit-il pas, comme tout un chacun, en mesurer les conséquences ? et peut-être plus que tout un chacun ?
2) Nietzsche aurait pu vivre jusqu'en 1933, il aurait eu 89 ans. Aurait-il donc soutenu Hitler ? Si l'on s'appuie entre autres sur son hostilité à l'antisémitisme, au pangermanisme, au nationalisme, au culte de l'État, on a de bonnes raisons de penser qu'il aurait sévèrement critiqué le nazisme.
3) Peut-on cependant lui reprocher de ne pas avoir envisagé les conséquences de sa philosophie ? Des reproches de ce genre sont justifiés quand les conséquences auraient pu être anticipées du vivant même de celui auquel on adresse un tel reproche. Par exemple, on peut reprocher à Céline d'avoir été aveugle par rapport aux conséquences mortifères de ses délires antisémites, car on juge qu'il aurait pu et aurait dû mesurer ces effets-là. Reprocher à un philosophe d'avoir écrit des textes récupérables politiquement presque 50 ans après la fin de sa vie intellectuelle, c'est accorder aux philosophes des capacités quasi divines d'anticipation de l'histoire qu'ils n'ont jamais eu la folie de s'attribuer.
Par "tirer de son contexte" un texte philosophique, j'entends ne pas le mettre en relation avec l'ensemble de l'oeuvre. Alors, si on met les textes que vous citez en relation avec l'ensemble de l'oeuvre de Nietzsche -c'est un idéal régulateur - , on doit conclure que "Nietzsche a fait l'apologie de la force, de l'impérialisme, de la guerre " est un jugement très inadéquat.
Concernant le premier texte, on peut le lire comme un texte constatif, qui contient une analyse intéressante et discutable de ce qu'est une institution. La référence à la Russie n'est pas sans aucune pertinence historique, si on pense la Russie soviétique comme un prolongement, sous certains aspects, de la Russie tsariste.
Quant au deuxième texte, on peut le lire de manière plus intéressante comme une critique de l'utilitarisme, sans penser exclusivement la guerre comme un processus historico-social mais aussi comme une relation de soi à soi.
En fait, s'il m'est permis de vous donner un conseil, ce serait le suivant : au lieu de dire, "même mis dans son contexte, un texte de Nietzsche est terrible", mettez réellement en relation ces textes avec l'oeuvre et réécrivez-moi après ! Ne le prenez pas mal...
Quant aux vaches, sachez qu'il y en a plusieurs figures chez Nietzsche, voyez par exemple ce passage de Ainsi parlait Zarathoustra IV "Le mendiant volontaire" où leur rumination est quelque chose qu'on devrait apprendre d'elles...
Cela m´a rendue malade car franchement le style littéraire de "Ainsi parlait Zarathoustra" est si sensiblement le même que celui des Evangiles qu´il s´agit, d´entrée, d´une ingérence qui annonce la couleur à la quatriême page où le mépris est proclamé meilleur sentiment humain.
Ma foi m´a tout simplement empêchée de continuer cette lecture et de respecter cet auteur pour son athéisme peu loyal car le moyen employé était esthétique, non racionnel ,comme si sa volonté était de mesurer la puissance des mots à travers la forme de l´écrit, suffisante pour générer une ferveur fondatrice d´une religion. Il a prouvé que cela était possible mais non dans le nazisme, ou du moins non seulement. Il est allé à la limite de la vérité et de la sincérité, celle des croyants, prêts à l´aveuglement par la revelation faite par Nietsche des préceptes admis, même si cela est d´un mode exclusif dans durée du régime nazi, mais pas de la philosophie de Nietzsche qui peut-être aujourd´hui nous révèle beaucoup plus son pouvoir qu´en 33 où tout était récupérable pour l´ascension nazie. C´est en quelque sorte une facon pour lui de mettre en évidence la part du pouvoir de Dieu dans les textes bilbliques et si leur fonction modelatrice d´un sens spécial ne dépendait pas simplement de l´association, dans l´âme, du simple rythme d´une chanson dont on pouvait changer lettres et refrains et du même coup la mélodie.
Je crois que Nietzsche a fait une expérience et il l´a ratée si ce qu´il voulait sincèrement était préserver l´ambiance intellectuelle de ce qu´íl avait, somme tout senti venir queque soit le véritable sens qu´íl employa pour cela, et la divinité de l´homme est restée touchée. Aujourd´hui ce sont les humanistes qui sont mis à l´épreuve et justement sur la manière de trouver un moyen tout aussi efficace pour engendrer un tel résultat, réel, exclusif mais aussi permanent, d´opposition à ce qui s´oppose au sens commun, qui vainct toujours à la fin mais pourquoi pas dès le début et à tout moment? Peut-être sur ce point la responsabilité des philosophes peut-elle être évoquée.
Nietszche n´aurait pas pu écrire et être reconnu ainsi comme digne d´intérêt si, auparavant , son entourage direct ou non, conscient ou pas, mais en tout cas suffisament collectif pour envisager une oeuvre où tout ce qui est établi est rejeté dans ces fondements, révélant du même coup le changement de la limite de l´acceptable dans cette société qui, par la presse et les nouvelles facilités qu´apportait l´industrie, la culture était prête à admettre des concepts nouveaux et dont l´admission rationelle permettait dores et déjà de prévoir que l´espérance mise dans cette nouvelle société, dont on pouvait déjà avoir l´intuition qu´elle allait dépasser l´homme, devait prendre une forme si babare que l´aveuglement , son fruit le plus amère, et en particulier, le recours possible à des moyens dont l´unique valeur réelle est l´obtention d´un résultat,en était sa base et que la science, originaire de l´homme pouvait s´ériger contre lui-mème si la liberté n´en régissait ses rêgles et la faire absolument indépendante de Dieu ne permet pas sa garantie. La menace était latente dans l´homme mais jamais, ou constament, révélée...dans la Bible aussi et son pouvoir reste sauf après Nietzche et le nazisme.
Non Nietsche ne mourra pas et certainement il l´a mérité mais beaucoup mourront à cause de lui car si la vie spirituelle est basée sur la foi, lui il a donné des moyens illegaux aux vauriens qui infectent les institutions, celles d´aujourd´hui car il proportionne une méthode et une culture propices pour qu´une chose soit débattue avec une finalité autre qu´une discussion honnête conceptuelle. Il a fondé le droit à s´en foutre de tout sauf du plaisir et celui du pouvoir est le plus fascinant et il éloigne de son exercice, il justifie ce qu´il condamne.
Non Wikipedia ce n´est pas suffisant.
Pour moi la question est : qu´est-ce qui, aujourd´hui, de Nietzshe peut faciliter l´admission racionelle de la criminalité?
La superficialité du peuple allemand, peut-on dire qu´ elle s´est vérifiée?
Je ne crois pas que Nietzsce restera à la postérité beaucoup plus loin que ce siècle qui, je crois, le mettra à sa place...peut-être plus littéraire que réellement philosophique, car son jugement est aussi malsain que tout le siècle qu´inaugure sa mort, et les temps sont à d´autres épurations, plus morales, réelles et universelles. Bientôt il n´aura plus beaucoup d´intérêt car la mode a changé...comme les temps! Saint Paul aussi dit des extravagances.