Marc-Aurèle a écrit dans ses Pensées(X 10):
"Une araignée est très fière de chasser la mouche, d'autres le sont de chasser le lièvre, ou la sardine au filet, ou le sanglier, ou bien l'ours, ou le Sarmate. Ceux-là ne sont-ils pas des brigands, à bien examiner leurs pensées ?"
C'est la traduction d'Emile Bréhier, revue par Pierre Aubenque (in Les Stoïciens La Pléiade p.1225). Pierre Hadot préfère:
" Une araignée a pris une mouche; elle est toute fière. Un autre a pris un lièvre, un autre, une sardine, dans son filet, un autre, des sangliers, un autre, des ours, un autre, des Sarmates. Ne voilà-t-il pas des brigands, si tu examines leurs principes d'action ?" (Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle p.412)
Hadot en fait deux commentaires, je passe sur le premier qui vise la forme ("Fronton lui avait (...) appris à introduire des images et des comparaisons dans ses sentences et ses discours, et il avait retenu la leçon"), en revanche le deuxième est proprement philosophique:
"Il s'agit donc de dénoncer les fausses valeurs, de voir les choses dans leur réalité nue et "physique". Les mets recherchés ne sont que du cadavre; la pourpre, du poil de brebis; l'union des sexes, un frottement de ventre (VI, 13, 1); la guerre que fait Marc Aurèle, une chasse analogue à celle de la mouche par l'araignée." (p.269)
Je suis gêné par l'ambiguïté du texte: qu'est-ce qui assure que dans l'ensemble des brigands il y a aussi l'araignée ? Il semble en revanche exclu que seule la chasse à l'homme soit anathémisée. Le brigandage ne consisterait pas à transformer l'homme en bête mais à chasser un être vivant. A dire vrai il est tentant d'inclure l'araignée dans les brigands à cause de la fierté qu'elle a en commun avec les autres chasseurs (du moins si l'on suit la traduction de Bréhier...)
Peut-on dire aussi comme le fait Hadot que le passage fait voir la guerre dans sa réalité nue et physique ? Ce serait vrai si le texte se limitait à naturaliser la conduite de l'empereur-guerrier mais il ne se contente pas de cela: il jette le doute sur sa valeur morale. La réflexion ne réduit donc pas quelque chose d'imaginairement bien à quelque chose de neutre, mais bien plutôt l'identifie à quelque chose de réellement mal.
Paul Veyne ici me paraît plus exact quand il écrit:
Peut-on dire aussi comme le fait Hadot que le passage fait voir la guerre dans sa réalité nue et physique ? Ce serait vrai si le texte se limitait à naturaliser la conduite de l'empereur-guerrier mais il ne se contente pas de cela: il jette le doute sur sa valeur morale. La réflexion ne réduit donc pas quelque chose d'imaginairement bien à quelque chose de neutre, mais bien plutôt l'identifie à quelque chose de réellement mal.
Paul Veyne ici me paraît plus exact quand il écrit:
"Marc-Aurèle se demandait s'il n'était pas par là infidèle aux dogmes stoïciens et si faire la guerre aux Sarmates n'était pas du brigandage: comme Sénèque à propos des gladiateurs, il déplorait platoniquement la folie humaine."(L'empire gréco-romain p.574)
Faire la guerre ne serait donc pas comme faire l'amour, manger ou porter un vêtement de pourpre. Le frottement de ventre, l'ingestion de cadavres animaux, le port de poils de brebis ne sont pas en soi en contradiction avec les dogmes stoïciens - ce qui l'est, c'est seulement leur illégitime valorisation. En revanche "le sage Marc-Aurèle procédait au-delà du Danube à ce qui s'appelle chez nous un génocide." (ibid.).
J'aime chez Paul Veyne son goût des anachronismes et par là des rapprochements iconoclastes et suggestifs.
J'aime chez Paul Veyne son goût des anachronismes et par là des rapprochements iconoclastes et suggestifs.
Commentaires
J'ai lu cette remarque de Sénèque lui-même dans l'une de ses oeuvres, il y a quelques années et ses mots m'ont marquée. Je ne peux malheureusement vous en indiquer de mémoire la référence.
Laissons peut-être Sénèque s'expliquer lui-même...
Je me méfie beaucoup des commentaires sur les philosophes, à la seule exception des commentaires des philosophes eux-mêmes sur les oeuvres et/ou la vie (cela doit être beaucoup plus rare) d'autres philosophes.
Je relirai la lettre VII et vous confirmerai ,si je le peux, mon erreur dans quelques temps.
Merci encore de votre réponse
Quant aux commentaires des philosophes sur les philosophes, ils ne sont en général pas recommandés pour vraiment connaître les philosophes. Ainsi pour savoir vraiment qui était Platon ou Kant, on ne conseille pas de lire Nietzsche par exemple ou pour savoir vraiment qui était Wittgenstein, on ne recommande pas d'écouter ce qu'en disait Deleuze. On est plutôt porté à identifier les commentaires des philosophes sur les philosophes comme des expressions de leur propre philosophie..
On confie plutôt aux historiens de la philosophie la tâche d'introduire les lecteurs à la compréhension des philosophes.
Ceci ne veut pas dire qu'il n'y a pas des exceptions.
Le mot est illustré par des citations de Racine, Carcopino et Claude Simon. Pour ce dernier : « (…) ces gladiateurs de l’Antiquité pourvus par dérision (pour que leur combat et leur mort aient quelque chose de comique, divertissant, injurieux) de la moitié d’une cuirasse, ou d’une seule jambière (…) ».
Je préfère lire Nietzsche pour comprendre d’autres philosophes, même si je considère que ses jugements sont erronés ou partiaux à propos de Platon ou de Socrate par exemple, qu’un historien, un sociologue ou un psychologue (non-philosophes).
Les commentaires des philosophes sur d'autres philosophes ne sont pas seulement des expressions de leur propre philosophie ...
Pour comprendre les philosophes ou plutôt leur philosophie (mais c'est la même chose), il est préférable de lire leurs œuvres, ou bien, s’ils n’ont pas écrit, de lire les réflexions ou les jugements de leurs successeurs philosophes.
Quel historien a donc dit de Marc-Aurèle que c'est un homme médiocre se réfugiant dans l'écriture ? J'ai envie à cette occasion de dire comme les enfants: "c'est celui qui le dit qui l'est" :-)
Il me semble qu'un historien de la philosophie n'est pas un historien mais un philosophe de formation qui se fixe comme but de comprendre dans le détail une philosophie. Paul Veyne n'est pas à mes yeux un historien de la philosophie.
Quant aux sociologues, ce que Bourdieu a écrit sur Heidegger n'est quand même pas méprisable.
Je suis d'accord sur le fait que les commentaires des philosophes sur d'autres philosophes ne sont pas seulement des expressions de leur philosophie, ce sont aussi des références aux philosophes en question.