Affichage des articles dont le libellé est Solon. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Solon. Afficher tous les articles

mardi 19 avril 2022

Sagesse et scatologie antiques.

Mary Beard dans SPQR. Histoire de la Rome ancienne (Perrin, 2016) décrit la décoration d'un bar du port d'Ostie, datant du second siècle après JC. :

" Le thème principal de la peinture est l'ancienne troupe des philosophes grecs qu'on appelle traditionnellement " les Sept Sages de la Grèce ". Parmi eux se trouvent Thalès de Milet, penseur du VIème siècle av. JC., célèbre pour avoir prétendu que l'eau était à l'origine de l'univers ; le législateur Solon d'Athènes, dont l'existence relève presque de la légende ; et Chilon de Sparte, autre ancienne sommité de la pensée. Certaines peintures n'ont pas survécu, mais à l'origine on pouvait les voir tous les sept, représentés assis sur d'élégantes chaises et munis de parchemins. Chacun était flanqué d'une déclaration qui ne portait pas sur des sujets politiques, scientifiques, juridiques ou éthiques mais sur la défécation et toutes sortes de thèmes scatologiques.
Au-dessus de la figure de Thalès, on peut lire : " Thalès conseille à ceux qui ont du mal à chier de ne pas ménager leur peine " ; au-dessus de Solon : " Pour bien chier, Solon se frappait sur le ventre " ; et au-dessus de Chilon : " Le rusé Chilon enseignait comment péter sans faire de bruit." Sous les sages se trouvait une autre série de figures représentées assises dans des toilettes communes (installations fréquentes dans le monde romain). Elles aussi profèrent des plaisanteries scatologiques."



dimanche 11 novembre 2007

Solon et Anacharsis sur la question du Droit.

A en croire Diogène Laërce (I 58), Solon aurait qualifié les lois de toiles d’araignée, ce qui m’a conduit naguère à intituler un billet : Solon et la reconnaissance des limites du droit. Or c’est à Anacharsis, un autre des Sept Sages que Plutarque, dans la vie qu’il consacre à Solon, attribue cette métaphore, destinée précisément à disqualifier l’œuvre législative de Solon. Voici le passage :
« Tu penses pouvoir réprimer l’injustice et la cupidité de tes concitoyens par des lois écrites. Mais celles-ci ne diffèrent en rien des toiles d’araignée ; elles garderont captifs les plus faibles et les plus petits de ceux qui s’y feront prendre ; mais les puissants et les riches les déchireront. » (Vies parallèles Quarto Gallimard p. 202-203)
Je relève que la version de Plutarque est plus explicitement démystificatrice que celle de Laërce. En effet, là où Solon mentionne « quelque chose de léger et de faible » puis « quelque chose de plus grand », Plutarque met à nu la fonction sociale du Droit en se référant aux « plus faibles et aux plus petits » puis « aux puissants et aux riches ».
Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la réponse de Solon à l’objection que lui fait Anacharsis :
« On respecte un accord, si aucune des parties n’a intérêt à en transgresser les dispositions. Il en va de même pour mes lois : je les adapte à mes concitoyens afin de faire comprendre à tous que respecter la justice vaut mieux que transgresser la loi. » (ibidem)
Cette argumentation me semble harmoniser deux conceptions différentes du Droit : l’une, qu’on peut appeler moraliste, identifie l’ordre légal à l’ordre juste, en sorte que respecter les lois, c’est vraiment respecter la justice (l’antithèse d’une telle position serait représentée par la dénonciation naturaliste du Droit positif exprimée par Calliclès dans La République de Platon) ; l’autre, d’inspiration utilitariste, identifie l’ordre légal à un ordre utile pour tous les citoyens.
La tension classique entre le juste et l’utile, l’un n’impliquant pas l’autre, semble réduite par une conception de la justice non comme absolu mais comme relative à la réalité présente de la cité : les lois sont adaptées aux citoyens, ce qui ne veut pas dire que les lois expriment les intérêts des citoyens, ce qui serait faire du juste un simulacre. J’y devine plutôt l’idée qu’il y a des degrés de justice et qu’on ne peut décider du degré de justice à établir sans prendre en compte l’état de la société. En somme j’invente ici un Solon réaliste mais non machiavélien dont la connaissance des choses sert de moyen à l’établissement de normes non seulement respectables mais aussi respectées en fait ( si je dis « j’invente », c’est afin de faire comprendre qu’un tel billet, comme beaucoup d’autres, vise moins à atteindre l’exactitude historique concernant les doctrines de Solon - « ils sont trop verts et bons pour des goujats" - qu’à prélever dans ces textes historiques des arguments philosophiques dans le but de les évaluer en tant que tels )
Il me semble donc que Solon répond ainsi à l’objection de la loi - toile d’araignée : les lois sont des toiles d’araignée quand les riches et les puissants ont plus intérêt à les transgresser qu’à les respecter. Le problème du législateur est donc d’établir des lois relativement justes que non seulement les pauvres mais aussi les riches ont un intérêt personnel à respecter. Si le Droit est alors respecté, ce n’est pas parce que les citoyens se sont hissés à son niveau, c’est parce que le législateur a d’une part révisé à la baisse le degré de justice qu’il veut instituer et a d’autre part fait voir à chacun la loi impersonnelle sous l’aspect d’une expression de son intérêt personnel.

samedi 10 novembre 2007

Quand un homme riche en sagesse rencontre un riche tout court: Solon et Crésus (fin)

Finalement Crésus, sur le point de mourir, reconnaîtra le bien-fondé de l’avertissement de Solon. Vaincu par Cyrus et condamné à être brûlé vif, « il éleva la voix pour la faire porter le plus loin qu’il pouvait, et il cria, par trois fois : « Solon ! ». Cyrus s’étonna ; il lui fit demander quel homme ou quel dieu était ce Solon, le seul qu’il invoquait dans cette situation désespérée. Crésus lui répondit sans rien dissimuler : « C’était un des sages de la Grèce. Je l’avais fait venir, mais je ne voulais pas entendre ni apprendre de lui ce qui m’était nécessaire. Je souhaitais l’avoir pour spectateur et, quand il s’en irait, qu’il témoigne de ce bonheur dont la perte m’a fait plus de mal que la possession ne m’a jamais apporté de bien. En effet, quand je le possédais, le bien que j’en retirais se résumait à des mots, à une apparence ; mais sa disparition m’a causé, dans les faits, des souffrances terribles et un malheur inguérissable. Or cet homme, se fondant sur ce qu’il voyait alors, devina ma situation actuelle ; il m’engagea à considérer la fin de ma vie et à ne pas m’abandonner à la démesure, en tirant orgueil de conjectures incertaines » » (Vie de Solon Plutarque in Vies parallèles Quarto Gallimard)
Il me semble que ce « testament philosophique » de Crésus précise de manière pessimiste la mise en garde de Solon. Ce dernier rappelait le risque permanent de la souffrance mais ne réduisait pas la possession des biens « à des mots, à une apparence » ; il condamnait l’attitude consistant à ne pas réaliser que les biens qui constituent le bonheur peuvent à chaque instant nous échapper. A l’orgueil de celui qui s’approprie imaginairement les biens dont il profite momentanément, il opposait la modération de celui qui anticipe à chaque instant la possibilité de la fin du bonheur.
Or, Crésus donne ici une définition toute négative du bonheur, puisqu’il consiste seulement dans l’absence de la souffrance produite par un revers de fortune. S’il est impossible d’être heureux toute sa vie, il n’en reste pas moins qu’un tel bonheur ne serait en rien plénitude. Etre heureux : des mots (on se dit et on dit aux autres qu’on a le pouvoir, l’argent, la santé etc), une apparence (les autres nous voient puissant, riche, sain etc). Mais être malheureux, ce n’est plus des mots et une apparence, c’est la douleur bel et bien ressentie.
On reste pourtant loin, je crois, de l’épicurisme et de la définition du plaisir comme absence de douleur. En effet ressentir le plaisir, même en ce sens, est l’expérience positive de l’absence de douleur, alors que les paroles que Plutarque prête à Crésus suggèrent que le bonheur est un mot qui désigne le fait d’avoir mais ne correspond à aucun état psychologique spécifique. Certes "malheur" est aussi un mot mais il ne renvoie pas seulement au fait de ne plus avoir…

vendredi 26 octobre 2007

Quand un homme riche en sagesse rencontre un riche tout court: Solon et Crésus (2)

J’ai déjà analysé dans le billet du 2 Juin 2005 ce que Solon répond à Crésus lui demandant quel est l’homme le plus heureux qu’il a vu : il cite en premier Tellos et en second les frères Cléobis et Biton.
Je voudrais aujourd’hui m’attarder sur les raisons qu’il donne pour justifier une hiérarchie qui n'attribue pas à Crésus la première place. Comme Diogène Laërce est muet sur ce sujet (il me donne quelquefois l’impression de résumer « à la hache » Hérodote et Plutarque), il faut aller chercher les raisons dans les textes de ces deux derniers.
En fait c’est le texte le plus ancien, celui d’Hérodote, qui les articule le plus explicitement :
« Seigneur, reprit Solon, vous me demandez ce que je pense de la vie humaine : ai-je donc pu vous répondre autrement, moi qui sais que la Divinité est jalouse du bonheur des humains et qu’elle se plaît à le troubler ?(Plutarque présente une autre figure de la divinité, étrangement double : d’une part elle accorde et retire aux hommes les biens (« l’homme a qui la divinité a accordé la prospérité jusqu’au bout… » Vie de Solon 27-9), d’autre part elle fonde l’éthique et plus précisément la tempérance dans l’usage de ces mêmes biens (« la divinité nous a donné, à nous autres Grecs, de nous comporter en tout avec modération, et cette modération nous confère une sagesse qui paraît craintive et vulgaire, et n’a rien de loyal ni d’éclatant.. » ibid. 27-8) car dans une longue carrière on voit et l’on souffre bien des choses fâcheuses (plus tard autant les épicuriens que les stoïciens penseront avoir trouvé des remèdes à une telle souffrance). Je donne à un homme soixante-dix ans pour le plus long terme de sa vie (Montaigne s’appuyant précisément sur ce passage d’Hérodote écrira dans De l’expérience ( Essais III 13) : « Les hommes se font accroire qu’ils ont eu autrefois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais Solon, qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l’extreme durée à soixante dix ans »). Ces soixante-dix ans font vingt-cinq mille deux cents jours, en omettant les mois intercalaires ; mais si chaque sixième année on ajoute un mois, afin que les saisons se retrouvent précisément au temps où elles doivent arriver, dans les soixante-dix ans vous aurez douze mois intercalaires, moins la troisième partie d’un mois, qui feront trois cent cinquante jours, lesquels, ajoutés à vingt-cinq mille deux cents, donneront vingt-cinq mille cinq cent cinquante jours (ces considérations savantes - qui tourneraient à la digression si elles n’étaient pas peut-être une manière sophistiquée de faire réaliser à Crésus la durée et donc l’incertitude d’une vie- ont disparu du texte de Plutarque). Or de ces vingt-cinq mille cinq cent cinquante jours, qui font soixante-dix, vous n’en trouverez pas un qui amène un événement absolument semblable (Marc-Aurèle : « Quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s’est passé depuis l’éternité, et ce qui se passera jusqu’à l’infini ; car tout est pareil en gros et en détail. » Pensées VI 37). Il faut donc en convenir, seigneur, l’homme n’est que vicissitude. Vous avez certainement des richesses considérables et vous régnez sur un peuple nombreux (Solon ne met pas du tout en question l’idée que la richesse et le puissance sont des biens) ; mais je ne puis répondre à votre question que je ne sache si vous avez fini nos jours dans la prospérité; car l’homme comblé de richesses n’est pas plus heureux que celui qui n’a que le simple nécessaire, à moins que la fortune ne l’accompagne, et que, jouissant de toutes sortes de biens, il ne termine heureusement sa carrière (ce n’est pas que l’argent ne fait pas le bonheur, c’est plutôt qu’il ne fait pas seul le bonheur). Rien de plus commun que le malheur dans l’opulence (ce n’est pas que l’opulence rend malheureux, c’est qu’elle ne suffit pas à rendre heureux), et le bonheur dans la médiocrité. Un homme puissamment riche, mais malheureux, n’a que deux avantages sur celui qui a du bonheur ; mais celui-ci en a un grand nombre sur le riche malheureux. L’homme riche est plus en état de contenter ses désirs (voici un énoncé que réfutera entre autres la doctrine épicurienne) et de supporter de grandes pertes ; mais, si l’autre ne peut soutenir de grandes pertes ni satisfaire ses désirs, son bonheur le met à couvert des uns et des autres (j’entends : la fortune ne lui cause pas de grandes pertes et ne lui fait pas ressentir des désirs qui ne pourraient être satisfaits que grâce à la richesse), et en cela il l’emporte sur le riche. D’ailleurs il a l’usage de tous ses membres, il jouit d’une bonne santé, il n’éprouve aucun malheur, il est beau, et heureux en enfants (cinq conditions du bonheur qui ne dépendent pas de la volonté : on est loin de l’autonomie des philosophes hellénistiques). Si à tous ces avantages vous ajoutez celui d’une belle mort (belle mort de Tellos = mourir glorieusement pour son pays, belle mort de Biton et Cléobis = mourir sans souffrance et sans chagrin), c’est cet homme-là que vous cherchez, c’est lui qui mérite d’être appelé heureux. Mais, avant sa mort, suspendez votre jugement, ne lui donnez point de nom ; dites seulement qu’il est fortuné. Il est impossible qu’un homme réunisse tous ces avantages, de même qu’il n’y a point de pays qui se suffise, et qui renferme tous les biens : car, si un pays en a quelques-uns, il est privé de quelques autres ; le meilleur est celui qui en a le plus (c’est étrange: la comparaison de l’homme heureux avec le pays caractérisé par une indépendance économique totale incline plus à penser à l’autarcie du stoïcien qu’à cette dépendance toujours comblée par rapport à la fortune). Il en est ainsi de l’homme : il n’y en a pas un qui se suffise à lui-même : s’il possède quelques avantages, d’autres lui manquent (puis-je traduire en termes kantiens : le bonheur absolu est un idéal de l’imagination ?). Celui qui en réunit un plus grand nombre, qui les conserve jusqu’à la fin de ses jours, et sort ensuite tranquillement de cette vie ; celui-là, seigneur, mérite à mon avis, d’être appelé heureux. Il faut considérer la fin de toutes choses, et voir quelle en sera l’issue ; car il arrive que Dieu, après avoir fait entrevoir la félicité à quelques hommes, la détruit souvent radicalement (reprise de la conception potentiellement maléfique de la divinité) » (Histoires I 32 trad. Larcher)
Le texte de Plutarque, bien qu’il reprenne en gros la thèse de Solon, lui adjoint une dimension volontariste, sans doute en partie illusoire : on serait porté à s`attribuer le mérite d’avoir les biens dont on jouit :
« Au spectacle des vicissitudes qui agitent sans cesse la vie humaine, la divinité nous empêche de nous enorgueillir des biens que nous avons, ou d’admirer chez un homme un bonheur que le temps peut altérer » (ibid.)
Reste que dire d’un homme qu’il est heureux alors qu’il est encore vivant « ressemble à proclamer vainqueur et à couronner un athlète qui combattrait encore » (ibid.)
Autant chez Plutarque que chez Hérodote est soulignée l’idée que le bonheur ne dépend en fin de compte pas de nous, mais il me semble que Plutarque, en même temps qu’il moralise la divinité, a une position ambiguë concernant la part de responsabilité qu’on a dans la possession des biens ; s’il encourage à penser l’orgueil et l’admiration comme déplacés (au sens où les biens échoient à celui qui en profite), la métaphore de l’athlète mène vers une autre piste: la volonté a certes une efficace mais elle ne peut rien contre la Fortune.

samedi 20 octobre 2007

Quand un homme riche en sagesse rencontre un riche tout court : Solon et Crésus (1)

D’abord pourquoi Solon rend-il visite à Crésus ? Hérodote, Plutarque et Aristote convergent : s’il voyage hors d’Athènes pendant dix ans, c’est pour que les lois qu’il y a établies restent tout ce temps en vigueur, « les Athéniens s’étant engagés par des serments solennels à observer pendant dix ans les règlements qu’il leur donnerait. » (Hérodote Histoire I 29 trad. de Larcher 1842). « Examiner les mœurs et les usages des différentes nations » selon Hérodote (ibidem), faire « du commerce sur mer » selon Plutarque (Vie de Solon XV trad. de Anne-Marie Ozanam 2001), voici les prétextes destinés à cacher la politique de Solon. Rencontrer Crésus n’est donc qu’un alibi.
Concernant l'arrivée de Solon à Sardes, capitale où règne Crésus, la version d’Hérodote est franchement moins intéressante que celle rapportée par Plutarque.
Hérodote : « Crésus le reçut avec distinction et le logea dans son palais » (I 30)
Plutarque : « Solon se rendit donc à Sardes, sur l’invitation de Crésus, et il se trouva à peu près dans la situation d’un homme du continent qui descend pour la première fois vers la mer et qui croit la reconnaître dans chacun des fleuves qu’il rencontre. De la même manière, Solon, parcourant le palais et voyant de nombreux princes richement parés marcher fièrement au milieu d’une foule d’appariteurs, prenait chacun d’eux pour Crésus. »
Que veut donc dire Plutarque par cette étrange comparaison ? C’est certainement un trait en faveur de Solon de ne pouvoir même pas imaginer les richesses de Crésus. En tout cas, dès les premières lignes de la vie qu'il lui consacre, Plutarque a décrit Solon comme n’étant pas intéressé par l’argent, même s’il pratiquait le commerce, mais à seule fin de gagner sa vie. Les vers attribués à Solon et cités par Plutarque sont clairs :
« Je veux avoir du bien, mais non injustement » (II 4)
« Souvent méchant est riche, homme de bien est pauvre,
Nous n’échangerons pas pourtant notre vertu
Contre les biens d’autrui. Car elle est chose stable,
Mais les trésors toujours passent d’un homme à l’autre » (III 2)
Plutarque poursuit:
« Il fut conduit en sa présence. Le roi s’était orné des pierres, des étoffes teintes et des parures d’or richement travaillées qui lui semblaient particulièrement remarquables, exceptionnelles et enviables, pour se faire voir sous l’aspect le plus impressionnant et le plus brillant. » (XXVII 3)
Blaise Pascal oppose les magistrats et les médecins aux rois ; pour en imposer, les premiers se déguisent mais « nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels ; mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes. Ces trognes armées qui n’ont de mains et de forces que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant, et ces légions qui les environnent, font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné, dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires. »
Crésus, lui, cumule le déguisement de ceux qui n’ont que des « sciences imaginaires » (Pascal) et le déploiement de force, propre aux puissants. Mais Solon a « une raison bien épurée » :
« Mais quand Solon se tint en face de lui, cette vue ne lui inspira aucun des sentiments, aucune des paroles auxquels Crésus s’était attendu ; les gens sensés voyaient bien qu’il méprisait ce manque de goût et cette vulgarité » (XXVII 4)
Pourtant Crésus, ne pouvant pas partager la perspective philosophique, prend le mutisme de Solon pour l’effet d’une trop grande discrétion de sa part :
« Alors Crésus ordonna de lui ouvrir ses trésors, et de l’emmener voir le reste de ses biens et de ses richesses. Solon n’en avait nul besoin : la vue de Crésus suffisait à lui faire comprendre son caractère. » (ibidem)
Plutarque a considérablement enrichi Hérodote qui se contentait de signaler brièvement :
« Trois ou quatre jours après son arrivée, Solon fut conduit par ordre du prince dans les trésors, dont il lui montra toutes les richesses. » (I 30)
Ce qu’a inventé Plutarque, c’est un Solon qui, comme les Persans de Montesquieu, allie l’étonnement naïf du dépaysé à la conscience critique du censeur moraliste.

mardi 9 octobre 2007

Flash-back : le jugement de Plutarque sur Thalès, donneur de leçons à Solon.

Plutarque condamne Thalès pour plusieurs raisons : d’abord il l’accuse de ne pas tenir compte de la nature humaine :
« L’âme porte en elle quelque chose qui la pousse à la tendresse ; la nature l’a faite pour aimer, autant que pour sentir, penser et se souvenir » (Vie de Solon in Vies parallèles p.203)
Si la raison philosophique, manquant de lucidité, prive ce penchant naturel de son objet naturel (les parents : la femme, les enfants), il s’attache, qu’on le veuille ou non, à d’autres objets ; il en va ainsi de Thalès:
« Il n’avait pas renoncé à avoir des amis, des proches et une patrie ; il avait même adopté, dit-on, Cybisthos, le fils de sa sœur » (ibid.)
Mais il y a pire :
« On trouve des gens qui s’opposent au mariage et à la procréation avec une extrême dureté et qui ensuite se perdent en regrets sans fin quand les enfants des esclaves de la maison ou les bébés des concubines tombent malades et meurent. » (p.204)
Et encore pire :
« Il y en a même que la mort de chiens et de chevaux a plongés dans un deuil honteux et intolérable » (ibid.)
Il semble donc y avoir deux catégories de choses aimables : les objets naturels et les substituts ; l’ensemble des ersatz se divisent à son tour en deux : les ersatz acceptables (les amis, les proches, la patrie) et les ersatz honteux (avec le comble de la honte quand l’animal prend la place de l’humain) - on pourrait ajouter à la liste de Plutarque un ersatz super honteux : quand la chose remplace l’homme : « aimer sa voiture, sa maison, son ordinateur »- . Que Plutarque hiérarchise les objets d’amour possibles est manifeste à travers cette comparaison inattendue :
« Comme une propriété ou une terre dépourvue d’héritiers légitimes, la tendresse est envahie et accaparée par des étrangers, des bâtards ou des serviteurs » (ibid.)
On devrait donner sa tendresse, comme ses terres, à qui de droit ; faute de le faire, on la donne à qui ne la mérite pas. On est loin d’une philosophie qui légitimerait l’hospitalité ! L’amour des étrangers est le signe d’un défaut…
Plutarque ajoute qu’on ne gagne en outre rien du tout à renoncer aux objets naturels de tendresse car la douleur dont on pense faire l’économie est virtuellement contenue dans l’attachement aux ersatz (si bien qu’un Solon ingénieux aurait pu inverser les rôles et faire frémir Thalès en lui faisant croire à la mort, par exemple, de son neveu…). Plutarque insiste aussi sur la part à faire au tempérament : l’anxieux aura beau se priver de tous les objets possibles d’inquiétude, il sera enclin à avoir peur pour rien à propos des objets auxquels, parce qu’étant rien qu’un homme, il sera nécessairement attaché.
Mais Plutarque attaque Thalès (et pas que Thalès !) sur un autre front : on ne peut être assuré de la possession d’aucun bien. On se rappelle entre autres les autarcies épicuriennes et stoïciennes : il fallait investir dans des biens tels qu’on ne peut pas les perdre. Or, Plutarque soutient que rien n’est inaliénable :
« Même la vertu, le plus grand et les plus doux des biens, peut se perdre parfois, sous l’influence des maladies ou de certaines drogues. »
Dans le stoïcisme, la maladie n’est toujours que physique, la souveraineté psychique étant inentamable. Avec Plutarque, aucune intériorité n’est à l’abri de l’extériorité…
Le reste du texte me paraît beaucoup plus convenu : par la raison on peut se fortifier contre les inévitables coups du sort. Il crée alors deux figures symétriquement inversées : celui qui perd un fils remarquable (lequel représente donc le niveau optimal de l’objet naturel de l’amour) mais garde raison et celui qui perd un chien (le plus bas degré de l’objet de substitution) et se lamente. Avec ce retour en force des pouvoirs de la raison, l’argumentation de Plutarque perd son pouvoir démystificateur.

dimanche 19 juin 2005

Flash back n°1 : Solon, Dewey et Hudson confrontés.

Lisant Le public et ses problèmes de John Dewey (1927), je tombe sur un extrait d’un livre de W.H. Hudson A traveller in little things qui immédiatement m’évoque le passage de Solon où, à celui qui lui demande comment faire pour que les hommes commettent le moins possible d’injustices, il répond : « Ce serait si ceux qui ne sont pas lésés le supportaient aussi mal que ceux qui sont lésés » (I,59) Décrivant un village du Wiltshire, Hudson parle aussi de lésion mais au sens le plus concret du terme :
« Chaque maison formait un centre de vie humaine lié à la vie des oiseaux et des bêtes, et les centres se touchaient les uns les autres comme un rang d’enfants qui se donnent la main ; tous formaient un seul organisme, poussés par une seule vie, mus par un seul esprit, comme un serpent multicolore au repos, étendu de tout son long sur le sol. J’imaginais que l’habitant d’un cottage situé à l’autre bout du village, occupé à couper un gros morceau de bois ou une souche, se blessait grièvement en faisant accidentellement tomber sur son pied sa hache acérée. Alors la nouvelle de l’accident volerait de bouche en bouche jusqu’à l’autre bout du village, un mile plus loin ; non seulement, chaque villageois serait rapidement mis au courant, mais en outre chacun aurait en même temps une image très vive de son compagnon au moment de la mésaventure, l’image de la hache acérée et luisante s’abattant sur son pied, du sang rouge coulant de la plaie ; et chacun ressentirait en même temps la plaie dans son propre pied et le choc dans son corps. De la même manière, toutes les pensées et tous les sentiments se communiqueraient librement d’une personne à l’autre, sans même qu’il soit besoin de paroles ; tous seraient des participants en vertu de cette sympathie et de cette solidarité qui unissent les membres d’une petite communauté isolée. Personne ne serait capable d’une pensée ou d’une émotion qui semblerait étrange aux autres. Le caractère, l’humeur, la manière de voir les choses propres à l’individu et au village seraient les mêmes. »
Et Dewey de conclure :
« Dans de telles conditions d’intimité, l’Etat est une impertinence. »
Commentant Solon, j’écrivais que « le droit n’a des chances d’être appliqué que si tous les citoyens s’identifient aux victimes » (note du 30-05-05). Je me dis maintenant que si tous s’identifient à n’importe quelle victime, les lois n’ont tout simplement pas de raison d’être... Les idées même de Droit et de transgression du Droit sont logiquement incompatibles avec une telle situation.

jeudi 2 juin 2005

Solon et Crésus : la question du bonheur (2)

Si l’on en croit Plutarque dans ses Vies parallèles, Crésus invitant Solon ressemble à s’y méprendre à ce riche propriétaire qui fait entrer Diogène dans sa magnifique demeure en lui interdisant de cracher. On se rappelle de la réaction du cynique :
« Après s’être raclé la gorge, (il) lui cracha au visage, en lui disant qu’il n’avait pas trouvé d’endroit plus convenable. » (VI, 32)
Crésus étale en effet sa somptuosité mais le Solon de Plutarque se contente de rester d’un mutisme désapprobateur face au déploiement des richesses. En revanche il se comporte, avant la lettre, en cynique dans le texte de Laërce :
« Certains disent que Crésus, après s’être paré de tous ses atours et s’être assis sur son trône, lui demanda s’il avait déjà contemplé plus joli spectacle. Solon répondit : « (Oui,), des coqs faisans et des paons, car ils sont parés d’un éclat naturel et mille fois plus beau » » (I, 51)
Certes je ne me rappelle pas avoir vu comparées, dans le Livre VI consacré aux Cyniques, la beauté humaine à la beauté animale ; mais ce qui, à mes yeux, identifie la réplique de Solon à une réplique cynique, c’est, à part son insolence, la référence à l’animalité comme modèle. Crésus, à qui l’implicite, à première vue, ne suffit pas, demande à Solon de lui désigner un homme heureux :
« Il répondit : « Tellos d’Athènes, Cléobis et Biton » » (50)
Dans le texte d’Hérodote, Solon se justifie:
« Crésus, étonné de cette réponse : « Sur quoi, lui demanda-t-il avec vivacité, estimez-vous Tellos si heureux ? Parce qu’il a vécu dans une ville florissante, reprit Solon, parce qu’il a eu des enfants beaux et vertueux, que chacun d’eux lui a donné des petits-fils qui tous lui ont survécu, et qu’enfin, après avoir joui d’une fortune considérable relativement à celles de notre pays, il a terminé ses jours d’une manière éclatante : car, dans un combat des Athéniens contre leurs voisins à Eleusis, il secourut les premiers, mit en fuite les ennemis, et mourut glorieusement. Les Athéniens lui érigèrent un monument aux frais du public dans l’endroit même où il était tombé mort, et lui rendirent de grands honneurs. » (Histoire Livre I, XXX, trad. de Larcher)
Toutes les valeurs dont les philosophes vont plus tard se détacher radicalement sont ici des conditions du bonheur : la puissance, la beauté, la richesse, la gloire, les honneurs. Certes, si la mort de Tellos est belle, c’est qu’il fait acte de courage mais cette vertu n’est pas séparable d’un attachement patriotique et civique qui cessera dans les sagesses hellénistiques d’être estimé. Quant aux deux frères Cléobis et Biton, originaires d’Argos, Hérodote encore m’apprend que c’est leur force physique qui les singularise. Vainqueurs aux Jeux, devant mener leur mère au temple d’Héra, en l’absence de bœufs, ils les remplacent et, sous le joug, ils tirent le chariot où elle a pris place. Ils font ainsi quarante-cinq stades (un peu plus de 7km) et à l’arrivée sont félicités pour leur vigueur. La mère, comblée d’avoir de tels fils, prie la déesse d’accorder à ses deux enfants ce qui peut arriver de plus heureux à l’homme : les deux jeunes hommes, qui s’étaient endormis, ne se sont plus réveillés. Qu’en conclure ? On pourrait certes voir dans ce geste divin une condamnation de la vie comme essentiellement malheureuse ; mais je crois que ce serait faire fausse route. La mort scelle ici des vies heureuses et les met définitivement à l’abri d’une corruption, pour reprendre le terme aristotélicien, par des événements futurs imprévisibles. Dans ces conditions, les deux frères ont la même vie que celle de Tellos : certes artificiellement abrégée, mais comme elle, un mélange de dons et de vertus. Les hommes heureux aux yeux de Solon savent mettre les cadeaux de la Fortune au service des meilleures causes. Ici la famille, en la personne de la mère, est encore comme dans la vie de Tellos une valeur. Les deux frères en deviendront pour toujours des symboles de l’amour filial. Mais l’histoire ne dit pas si la mère de Cléobis et Biton est, elle, heureuse. Certes, réjouie de l’exploit de ses fils et de l’admiration dont elle est l’objet, elle a tout pour l' être … jusqu’au moment où Héra exauce son vœu. Aristote apporte, je crois, la réponse :
« On n’est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d’une basse extraction, ou si on vit seul et sans enfants ; et, pis encore sans doute, si on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. » (Ethique à Nicomaque I, 10 1099 b 5, trad. de Tricot)
Très banalement, le bonheur des uns a fait le malheur de l’autre.

mercredi 1 juin 2005

Solon et Crésus : la question du bonheur (1)

Bien que Diogène Laërce soit muet sur ce point, Hérodote nous apprend que Crésus a été instruit par Solon sur la question du bonheur. Dans les premières lignes du chapitre XIX du Livre I des Essais, intitulé fort clairement Qu’il ne faut juger de nostre heur qu’après la mort , Montaigne rapporte ainsi l’histoire :
« Les enfants sçavent le conte du Roy Croesus à ce propos ; lequel, ayant esté pris par Cyrus et condamné à la mort, sur le point de l’exécution, il s’escria : « O Solon, Solon ! » Cela rapporté à Cyrus, et s’estant enquis que c’estoit à dire, il luy fit entendre qu’il verifioit lors à ses despens l’advertissement qu’autrefois luy avait donné Solon, que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeler heureux, jusqu’à ce qu’on leur aye veu passer le dernier jour de leur vie, pour l’incertitude et variété des choses humaines, qui d’un bien léger mouvement se changent d’un estat en autre, tout divers. » (éd. de la Pléiade, p.77)
Je tire deux leçons de cette anecdote : 1)le bonheur ne dépend pas de moi 2)en toute rigueur, je ne pourrai jamais affirmer que je suis heureux. Ce sont les autres qui, parlant au passé, diront peut-être : « il a été heureux » Cela suffit pour mettre en évidence la distance qui sépare cet enseignement de la croyance fondamentale des trois philosophies hellénistiques que sont le stoïcisme, l’épicurisme et le stoïcisme : que le bonheur dépend seulement de moi et que, si je m’y prends bien, je peux l’atteindre sans reste. « Je suis heureux » est alors un énoncé intelligible et vrai. Humanité de Solon qui sait le pouvoir sur nous des « choses qui ne dépendent pas de nous », comme disait Epictète. Aristote discute très précisément la position de Solon dans l'Ethique à Nicomaque. Il rejette d’abord l’interprétation qui consisterait à soutenir que l’homme mort est heureux :
« N’est-ce pas là une chose complètement absurde, surtout de notre part à nous qui prétendons que le bonheur consiste dans une certaine activité ? » (I, 11, 1100 a 10, trad. de Jean Tricot)
Il préfère donc la comprendre ainsi : « C’est seulement au moment de la mort qu’on peut d’une manière assurée qualifier un homme d’heureux, comme étant désormais hors de portée des maux et des revers de fortune. » (a 15). Mais il invoque alors l’opinion selon laquelle ce qui arrive aux descendants et précisément leurs malheurs affectent négativement celui qui est mort, même si sa vie est entièrement une période de félicité. Il ne congédie pas purement et simplement cette croyance mais en envisage une conséquence contradictoire : la même personne sera dite heureuse ou malheureuse à des moments différents. En revanche il attaque la position de Solon en arguant que la condition principale du bonheur est « une activité conforme à la vertu » (1100b 10) et que les événements heureux ne sont que « de simples adjuvants dont la vie de tout homme a besoin ». L’homme qu’on peut appeler heureux a suffisamment d’assise pour supporter « les coups du sort avec la plus grande dignité » (20) La position d’Aristote apparaît ainsi comme une position de compromis, pourrait-on dire, entre la fragilité solonienne et l’absolue autarcie stoïcienne. Les hasards de la fortune peuvent rendre la vie plus heureuse ou rétrécir et corrompre le bonheur « L’homme heureux ne saurait jamais devenir misérable, tout en n’atteignant pas cependant la pleine félicité s’il vient à tomber dans des malheurs comme ceux de Priam » Je rappelle que Priam, roi de Troie, perd dans la dernière année de la guerre qui oppose sa ville aux Grecs, treize fils, dont trois le même jour tués par Achille. Priam ou le Deuil par antonomase, lui-même massacré par Néoptolème, le fils de celui qui a massacré ses fils… Aristote reconnaît que le bonheur s’effrite sous les coups du sort mais qu’en même temps il peut se reconstituer lentement ( et Saint-Thomas explicite : « tum per exercitium virtuosi actus, tum per reparationem exterioris fortunae », « tantôt par la pratique de l’acte vertueux, tantôt par le rétablissement de la bonne fortune », traduction personnelle). Position modérée qui fait la part des choses sans enfermer l’homme dans une citadelle irréellement imprenable, sans pour autant en faire une girouette évoluant au gré des vents.

mardi 31 mai 2005

Solon et les athlètes.

« Il limita également les honneurs décernés aux athlètes dans les compétitions, fixant pour un vainqueur aux Jeux olympiques la somme de cinq cents drachmes, pour un vainqueur aux Jeux isthmiques cent et pour les autres une somme proportionnelle. » (I, 55).
Solon joue le guerrier contre l’athlète. Voici ses raisons : si l’Etat investit dans les sportifs (en les entraînant et en les récompensant), c’est en pure perte :
« Vainqueurs, ils sont dangereux ; la couronne de leur victoire, ils l’emportent davantage contre leur patrie que contre leurs adversaires ; en vieillissant, selon le vers d’Euripide : Ils s’en vont comme des manteaux qui ont perdu leur fil » (56)
Jolie métaphore : au fil du temps le sportif s’effiloche ; il ne fait plus briller aux Jeux le nom de sa patrie. Mais surtout ils sont virtuellement des traîtres : la formule est énigmatique. En quel sens représentent-ils un danger pour leur patrie ? Honorés et donc recherchés, sont-ils portés à se battre pour d’autres couleurs ? Il s’agit donc de consacrer l’argent aux honneurs rendus aux guerriers et à l’éducation, aux frais de l’Etat, de leurs enfants. Diogène Laërce assure que cette politique de soutien aux militaires a donné ses fruits :
« A la suite de ces mesures, de nombreux citoyens s’efforçaient de devenir de valeureux combattants à la guerre, tels Polyzélos, Cynégyros, Callimaque, et tous les combattants de Marathon. Ce fut également le cas d’Harmodios et Aristogiton, de Miltiade et de milliers d’autres. » (56)
Ils ne sont pas n’importe qui, Harmodios et Aristogiton. Diogène le cynique les vénérera * :
« Un tyran lui ayant un jour demandé quel bronze il vaut mieux utiliser pour une statue, il répondit : « Celui dans lequel ont été coulés Harmodios et Aristogiton ». » (VI, 50)
Pour savourer cette réponse, il faut savoir que les deux hommes ont voulu mettre fin à la tyrannie des Pisistratides en s’attaquant aux deux fils de l’ennemi de Solon, Hipparque et Hippias. Mais ce dernier échappa à l’attentat et fit mourir Aristogiton sous la torture. J’imagine donc que si Solon défend le guerrier aux dépens de l’athlète, c’est aussi qu’il l’identifie à un homme dont le courage est une vertu civique qui préserve de l’usurpation des tyrans. Par sa condamnation des athlètes, Solon ne règle donc pas seulement des problèmes budgétaires, il inaugure une tradition durable de mépris philosophique vis-à-vis de la course aux honneurs à laquelle se livrent les sportifs. Certes on se souvient que Chrysippe le stoïcien « s’exerçait à la course de fond » (VII, 179) et que son maître Cléanthe était pugiliste, mais qu’on ne s’y trompe pas ! D’abord ils cessent ces pratiques quand ils se convertissent à la philosophie mais surtout elles sont l’indice de leur endurance, de leur ténacité, de leur persévérance et non de leur vanité ! Le sportif en eux, c’est déjà le philosophe qu’ils ne se savent pas encore être. Sous les traits de l’athlète, c’est Hercule qui perce et, à travers ce symbole, l’énergie de se convertir à la vie philosophique.
* Comme le fait remarquer Suzanne Husson dans La République de Diogène(Vrin, 2010), cette anecdote est douteuse : " Le couple d'amants athéniens Harmodios et Aristogiton devint une grande figure de la propagande en faveur de la démocratie, alors que, comme nous le verrons par la suite, le cynique ne manifeste guère d'indulgence à l'égard de ce régime." (p.168, note 1)

lundi 30 mai 2005

Solon et la reconnaissance des limites du droit .

Avant d’ « entrer dans l’opposition », Solon, en tant qu’archonte, légifère. S’il est difficile de déterminer dans le détail les lois qu’il a effectivement instituées, il semble aux yeux des historiens qu’on peut suivre Aristote dans la Constitution d’Athènes :
« (il rédigea) des lois égales pour le bon et pour le méchant, fixant pour chacun une justice droite » (XII, 4).
Son œuvre fait suite à celle de Dracon et reste très… draconienne. Qu’on en juge :
« Si quelqu’un crève l’œil d’un borgne, qu’on lui crève les deux yeux (ce qui ne manque pas de logique). Ce que tu n’as pas mis en dépôt, ne le reprends pas ; sinon, la peine est la mort. Pour l’archonte, s’il est surpris en état d’ivresse, la peine est la mort. » (I, 57).
Mais ce qui m’intéresse, c’est que Solon n’a pas surestimé le pouvoir du droit :
« Les lois sont pareilles à des toiles d’araignées : car si quelque chose de léger et faible tombe dedans, elles l’empêchent de passer, mais si c’est quelque chose de plus grand, cela rompt la toile et s’en va. »(58)
Je crois ne jamais avoir lu ailleurs cette comparaison, habile à mettre en relief à la fois l’ordre et la fragilité des règles juridiques. J’imagine que Solon se réfère au danger que la tyrannie risque de faire courir au droit, même si Pisistrate semble avoir effectivement respecté les institutions existantes, comme il l’assure dans la lettre apocryphe à Solon que Diogène lui attribue :
« Je ne commets aucune faute ni concernant les dieux, ni concernant les hommes : c’est selon les lois que tu as toi-même mises en place pour les Athéniens que je les laisse mener leur vie publique. » (53)
Et effectivement, en réponse à cette lettre, Solon accorde que « de tous les tyrans (il) est le meilleur » (ce qui ratifie la position aristotélicienne selon laquelle Pisistrate « gouverna plutôt en bon citoyen qu’en tyran » ibid. 14,3). Mais Pisistrate aurait pu bouleverser les institutions légales. Comment donc faire respecter les lois ?
« Ce serait, dit-il, si ceux qui ne sont pas lésés le supportaient aussi mal que ceux qui sont lésés » (59)
Le droit n’a des chances d’être appliqué que si tous les citoyens s’identifient aux victimes : ce n’est pas une condition juridique ni politique ( Solon ne fait pas dépendre l’effectivité du droit de la puissance du pouvoir exécutif ou judiciaire, même s’il soutient que « le roi est le plus fort par sa puissance » (58) ), mais psychologique. De cette indication, on peut tirer deux conclusions complémentaires : l’une que par définition le droit ne sera défendu que par ceux qui ont besoin hic et nunc de réparations ; l’autre qu’il s’agit de transformer les citoyens pour qu’ils dépassent les divisions familiales et affectives. Dans la République, Platon, en supprimant l’argent, le couple, la famille et en fin de compte la vie privée, a radicalement réglé le problème de la division des intérêts. Instituant comme une grande famille sur les ruines de la famille traditionnelle, il a dans une logique très volontariste créé un corps politique. Mais de Solon il n’y a que peu d’indications sur les remèdes à apporter à l’injustice. Je pourrais dire qu’il s’agit de constituer une cité où les hommes ne sont pas pareils à des … cailloux :
« Il disait que ceux qui ont du pouvoir aux côtés des tyrans sont pareils aux cailloux qu’on utilise pour compter : chacun de ceux-ci en effet vaut tantôt plus, tantôt moins ; et chacun de ceux-là, les tyrans le rendent tantôt grand et illustre, tantôt privé d’honneur. » (59)
Cette comparaison est originale : je fais l’hypothèse que le caillou vaut d’autant moins qu’on en a besoin de plus pour compter. Je retiens l’idée que le pouvoir dont on dispose est un instrument au service du pouvoir qui le confère et je me rappelle de ces lignes où J.J. Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes fait la généalogie de la noblesse :
« C’est ainsi qu’il dut venir un temps où les yeux du peuple furent fascinés à tel point , que ses conducteurs n’avaient qu’à dire au plus petit des hommes, sois grand toi et toute ta race, aussitôt il paraissait grand à tout le monde, ainsi qu’à ses propres yeux. »
Qu’on ne voie dans toutes ces lignes que mon penchant abusif à identifier Solon, anachroniquement (mais seulement par moments !), à un philosophe des Lumières ! Montaigne aura aujourd’hui le dernier mot :
« Telle peinture de police serait de mise en un nouveau monde, mais nous prenons les hommes obligez desjà et formez à certaines coutumes ; nous ne les engendrons pas, comme Pyrrha ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy de les redresser et renger de nouveau, nous ne pouvons guieres les tordre de leur pli accoustumé que nous ne rompons tout. On demandait à Solon s’il avait établi les meilleures lois qu’il avait peu aux Athéniens : « Ouy bien, respondit-il, de celles qu’ils eussent receuës. » ( Essais Livre III chap.IX De la vanité)
Ah, j’oubliais :
« Le bois dont l’homme est fait est si noueux qu’on ne peut y tailler des poutres bien droites. » écrit Kant dans l'Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique ( 6ème proposition, trad. de S. Piobetta)

dimanche 29 mai 2005

Solon, le poète qui se méfiait des mots.

Ce sont d’étranges vers que Solon est censé avoir adressés aux Athéniens lorsqu’il apprit que Pisistrate exerçait la tyrannie :
« Si vous avez gravement souffert de votre bassesse, N’attribuez pas ces vicissitudes aux dieux comme une fatalité. » (I, 52)
C’est presque une déclaration de philosophe éclairé, de Aufklärer. On est loin désormais d’Homère et de son monde où les dieux se mêlent aux vies des hommes et quelquefois les manipulent comme des marionnettistes. Solon pointe l’usage conservateur de la religion, facteur de résignation et d’aveuglement:
« Car ces gens, c’est vous-mêmes qui les avez fait grandir, en donnant des gages, Et c’est pour cela que vous avez supporté une dure servitude. »
Je pense aux premières lignes de Kant dans Réponse à la question :qu’est-ce que les Lumières ?: « La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu’il soit si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. » (trad. de Heinz Wismann)
A dire vrai, on ne sait pas si le texte ne fait pas plutôt allusion à la dépendance née des dettes et que Solon a rendue illégale. Peu importe : dans les deux cas, la soumission n’a rien de nécessaire, elle peut être évitée. Mais ce sont les quatre autres vers qui me surprennent :
« Chacun de vous marche sur les traces du renard, Mais à vous tous ensemble n’appartient qu’un esprit léger. Car vous êtes attentifs à la langue et au discours trompeur d’un homme, Mais vous ne voyez jamais l’acte qui se réalise. »
Autrement dit, une somme de ruses individuelles équivaut à une sorte d’imprévoyance collective. Cependant Solon n’en appelle pas ici à une forme d’organisation capable de rendre efficaces les efforts dispersés. Il s’agit d’une réflexion sur la part à accorder aux paroles, comme si à elles seules elles absorbaient toute l’attention et détournaient de l’évitement des actes qu’elles annoncent et accompagnent. Les hommes ici ne sont pas accusés d’être naïfs et crédules mais de trop attacher d’importance à ce qui se dit au détriment de ce qui se fait. L’interprétation des intentions prend le temps qu’il faudrait pour s’opposer bel et bien au lieu d’anticiper sans prendre les mesures qui mettraient effectivement fin à ce qu’on craint. Mais n’est-ce pas aussi finalement un éloge du courage mis de cette manière au-dessus de la ruse ? N’est-ce pas parce qu’on a peur de s’opposer qu’on ne voit pas, qu’on ne veut pas voir l’acte qui se réalise ? On préfère user toute sa finesse à dénoncer sous cape ce qui se trame. Entre avisés, on s’entend bien : chacun confirme l’autre dans sa perspicacité ; c’est plus dur de se heurter à l’ennemi qu’on s’est acharné entre soi à discréditer.
« Il disait que le sceau de la parole est le silence, le sceau du silence est le moment opportun. » (58)
Le silence qui authentifie la parole n’est pas le temps de la méditation qui engendrerait d’autres paroles, mais celui de l’action qui saisit l’occasion pour atteindre son but. C’est encore le concept de kairos, de moment opportun que Thalès déjà mobilisait au moment de donner à sa mère la raison de son célibat. Je comprends désormais : si Solon est un sage bondissant et dynamique, c’est par attention au moment opportun. S’il arrive en armes à l’assemblée pour avertir des stratégies de Pisistrate, c’est qu’il est encore temps d’empêcher que ce dernier n'institue la tyrannie. Quand ensuite il dépose les armes devant le quartier général du tyran, c’est une manière de faire saisir que le kairos est désormais passé.
« Le discours est un reflet des actions » (58)
S’il n’y a pas d’action, le discours, aussi avisé qu’il soit, est le reflet de la lâcheté. Solon le sage n’est pas un beau parleur. Ses phrases préparent l’action et tirent leur valeur de l’action réussie. Aussi ses conseils donnent-ils du prix à ce qui se manifeste aux dépens de ce qui en reste au stade de l’intention :
« Fais davantage confiance à la bonté morale qu’à un serment » (60)
Avant la déclaration d’intention, ce qui est bel et bien réalisé.
« Pratique les belles actions. ( …) Ne donne pas les conseils les plus agréables mais les meilleurs » (60)
Renoncer à ce qu’autrui veut entendre pour l’encourager à faire ce qui doit être fait. Décidément, le charme de la poésie est tout au service de la raison. J’imagine que c’est d’un tel art de parler dont Platon rêvait dans la République quand il mettait en garde contre les mauvaises leçons d’Homère.

samedi 28 mai 2005

Homère, le tyran et le sage.

Les historiens m’apprennent que, sous la tyrannie de Pisistrate, pour la première fois, le texte d’Homère a été édité. Le tyran d’abord, puis ses fils ensuite, semblent avoir cherché dans le texte homérique une légitimation. On a un écho déformé de cette volonté de s'enraciner dans le passé à travers la lettre, bien sûr apocryphe, que Pisistrate a adressée à Solon. Le tyran commence ainsi son plaidoyer pro domo :
« Je ne suis pas le seul des Grecs à avoir aspiré à la tyrannie (ce en quoi il a raison : ce phénomène politique qu’on peut grossièrement identifer à une transition entre les régimes aristocratiques et les régimes démocratiques apparaît dès le VIIème siècle ; le premier sage, Thalès, vivait déjà à Milet sous la tyrannie de Thrasibule) et ce n’était pas une prétention déplacée pour moi, un descendant de Codros. Car j’ai repris possession de ce que les Athéniens avaient juré d’accorder à Codros et à sa descendance, mais qu’ils lui avaient enlevé. »
Ce Codros n’est pas un personnage homérique, mais il est censé avoir été le dernier roi d’Athènes. Cherchant à préciser l’identité de ce roi mythique, je trouve à nouveau une histoire de déguisement. Polyen, historien grec du 2ème siècle ap. JC, rapporte ainsi l’anecdote :
« Les Athéniens faisaient la guerre à ceux du Péloponnèse. Un oracle avait assuré la victoire aux Athéniens si leur roi était tué par un Péloponnésien. Cet oracle était connu, et les Péloponnésiens avaient donné un ordre très exprès d'épargner dans les combats la personne de Codrus, roi d'Athènes. Mais Codrus, déguisé en bûcheron, sortit un soir hors des retranchements, et se mit à couper du bois. Des Péloponnésiens, sortis dans le dessein de couper aussi du bois, rencontrèrent Codrus, qui les attaqua et en blessa quelques-uns à coups de serpe. Ils se vengèrent sur lui et l'assommèrent avec leurs serpes. Ils se retirèrent à leur camp, bien contents de cet exploit. Les Athéniens, de leur côté, voyant l'avantage que l'oracle leur faisait espérer de cette perte, poussèrent de grands cris de joie ; et se présentant courageusement pour combattre les Péloponnésiens, ils commencèrent par leur envoyer un héraut, pour demander la permission d'enlever le corps du roi. Les Péloponnésiens voyant ce qui était arrivé, prirent la fuite, et les Athéniens, après la victoire, décernèrent à Codrus les honneurs dus aux héros, en reconnaissance de ce qu'il avait sacrifié sa vie pour l'avantage de sa patrie. » (Ruses de guerre, livre I, trad. fournie par Philippe Remacle)
Certes Pisistrate simulant l’attentat n’est pas à la hauteur de son royal « ancêtre » mais, comme Solon, il s’inscrit dans une tradition légendaire. J’imagine que la conduite de ce Codros était devenue un poncif de la culture politique générale pour que Napoléon en 1815 le citât dans le discours qu’il adressa aux députés des collèges électoraux et de l’armée :
« Comme ce roi d’Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple dans l’espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la France son intégrité naturelle etc. » ( Larousse Dictionnaire universel du 19ème siècle, Tome IV, p. 534)
Mais je m’égare. Revenons à Solon : il n’a pas seulement ajouté un vers au 16000 de l’Iliade ; il a aussi légiféré sur la manière de transmettre les poèmes:
« Il décréta par écrit que les rhapsodies d’Homère devaient être récitées l’une à la suite de l’autre : en ce sens que, là où s’était arrêté le premier, le suivant devait commencer » (47)
Richard Goulet fait l’hypothèse que « cette pratique devait correspondre à une volonté de stabiliser le texte d’Homère ». Ainsi, le sage et le tyran, qui sont en fait deux hommes politiques, prennent très au sérieux le texte homérique ; c’est sans doute tout à fait banal à cette époque ; ces vers sont un enjeu de pouvoir. Diogène, lui, donne la palme à Solon :
« (Il) a donc davantage que Pisistrate éclairé Homère, comme le dit Dieuchidas dans le cinquième livre de ses Mégariques. Cela concernait principalement les vers suivants : « Ensuite ceux qui habitaient Athènes », etc. » (57)
J’aimerais mieux comprendre ces lignes ; malheureusement les Mégariques de Dieuchidas ne sont plus qu’une référence vide. Il y a peut-être eu entre Solon et Pisistrate une querelle sur l’interprétation à donner à certains passages homériques. Si lointains qu’ils soient pour nous, ils ont dû eux aussi avoir à se définir par rapport à un passé immémorial, à un héritage archaïque, sublime et ambigu, qui, justifiant mille entreprises différentes, menaçait donc de mettre en danger n’importe laquelle.

vendredi 27 mai 2005

Solon / Pisistrate (2)

« Ayant pressenti les ambitions personnelles de Pisistrate – son parent à ce que dit Sosicrate -, il lui fit obstacle. Ayant bondi en effet dans l’assemblée avec une lance et un bouclier, il annonça à l’avance aux membres (de l’assemblée) l’ambition de Pisistrate ; bien plus, (il déclara) qu’il était prêt à porter secours (aux Athéniens), en prononçant les mots suivants : « Citoyens d’Athènes, je suis plus avisé que certains, plus courageux que d’autres : plus avisé que ceux qui ne perçoivent pas la fourberie de Pisistrate, plus courageux que ceux qui sont au courant, mais qui se taisent parce qu’ils ont peur » (I, 49)
On imagine souvent le sage immobile, statique, déjà statufié. Solon, lui, est bondissant. Il a le tempo de l’action politique, il saute sur l’occasion. Et encore une fois, il est déguisé, en soldat de la liberté désormais. La fonction de l’accoutrement est d’attirer l’attention sur des mises en garde. Solon est sage de savoir que le discours doit parler à l’imagination. Encore Montaigne :
« Qu’il ôte son chaperon, sa robe, et son latin ; qu’il ne batte pas nos oreilles d’Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l’un d’entre nous, ou pis. » (Essais Livre III chap.VIII)
La morale de l’histoire, c’est que même les sages ne sont pas assez sages pour assagir les fous ! D’où les ustensiles : l’Aristote de Solon, c’est sa lance et son bouclier. Les armes de la raison n’emportent pas à elles seules la conviction ! En passant, dans son appel à la résistance, Solon fait l’inventaire des comportements civiques possibles face à l’abus de pouvoir : a)le courageux avisé qu’il incarne b)le lâche avisé c)le courageux ignorant d)le lâche ignorant La résistance face au pouvoir ou la rencontre rare de deux vertus. La réaction des accusés est classique :
« Et le Conseil, formé de gens du parti de Pisistrate, dit qu’il était fou. » (ibid.)
C’est le mauvais délire, celui des hallucinés. Rien à voir avec les incompréhensibles anticipations des hyper-lucides. Solon, qui ne fait plus le fou, est accusé de l’être ; quand il le faisait, il était pris pour un sage ! Réponse :
« A cause de cela, il dit ce qui suit : Sous peu de temps, à coup sûr, aux citoyens mon délire apparaîtra. Oui, il apparaîtra, quand sur la place publique la vérité s’avancera. » (ibid.)
La politique mise en vers : je pense aux comédies de Jacques Demy où des répliques chantées font irruption dans la vie quotidienne prosaïquement parlée. Mais chez Demy les phrases mises en musique restent triviales, alors que Solon qui versifie, c’est l’essence même du vrai poétiquement portée à l’oreille…
« Quant aux vers élégiaques dans lesquels il a prédit la tyrannie de Pisistrate, voici quels ils étaient : De la nuée provient la force de la neige et de la grêle ; Et le tonnerre naît de l’éclair brillant. D’hommes puissants vient la perte d’une Cité ; mais c’est l’ignorance Qui plonge un peuple dans la servitude d’un souverain absolu. »
Solon ou le poète de la liberté. La dernière scène :
« Alors que déjà Pisistrate était au pouvoir, comme on ne le croyait pas, il déposa les armes devant le quartier général » (50)
Exhibition de la soumission, mise en scène ostentatoire de l’impuissance. Décidément ce second sage est le premier d’une lignée de philosophes-comédiens…

jeudi 26 mai 2005

Solon / Pisistrate (1)

Comment être aimé du peuple ? En le rendant glorieux, même au prix de la duperie. C’est la leçon de Solon, avant tout traité de philosophie politique :
« Par la suite le peuple était attaché et aurait volontiers consenti à l’avoir comme tyran. » (I, 49)
Mais la gloire de Solon, c’est de refuser d’exercer ce pouvoir personnel et dans le même mouvement de dénoncer l’ambition de Pisistrate. Pisistrate, le double négatif de Solon, celui qui prend ce qu’on lui offre. Celui qui fait aussi de la mauvaise comédie, celle qui asservit les spectateurs, au lieu de les élever. Ce que perce à jour le sage dans une lettre à Epiménide, autre sage :
« Sache en effet, mon ami, que cet homme a atteint la tyrannie de la façon la plus habile. Il commença par faire de la démagogie. Ensuite, après s’être infligé à lui-même des blessures et s’être présenté au tribunal d’Héliée, il dit, en poussant des cris, qu’il avait subi ces blessures sous les coups de ses ennemis. Et il demanda qu’on lui octroie comme gardes quatre cents jeunes gens. Les autres, sans m’avoir écouté, lui accordèrent les hommes (demandés). Ceux-ci étaient des porte-gourdin. Et après cela il demanda la dissolution de l’assemblée du peuple. » (66)
C’est peut-être une des manifestations de la sagesse de Solon d’avoir, bien avant Machiavel, décrit exactement la Realpolitik. Se présenter comme agressé pour attaquer, ce vieux tour n’est sans doute ici pas joué pour la première fois, mais imaginons en son honneur que Solon est, lui, le premier à le déjouer. Pourchassant la simulation en politique, Solon va condamner la simulation tout court. Avant les avertissements platoniciens mettant en garde contre les dangers des simulacres artistiques, Solon complète sa dénonciation de la tyrannie par la condamnation du théâtre :
« Il empêcha Thespis de faire représenter des tragédies, arguant que le mensonge n’est pas profitable. Lorsque par conséquent Pisistrate se blessa lui-même, il dit que c’est de là que venaient de tels comportements. » (59-60)
Comme si le spectacle des comédiens incitait à devenir soi-même comédien mais en dehors du lieu où il est requis de l’être. Solon le double, apologue de la transparente simplicité, met en vers son blâme des arrière-pensées :
« Surveillant tout un chacun, vois S’il n’y a aucune haine cachée sans son cœur, Alors qu’il parle avec un visage radieux, Et s’il n’a pas une langue au double langage Qui lui vient d’un esprit sombre. » (61)
Ce qui ne revient donc pas à condamner le double langage quand il vient d’un esprit clair…
« Ainsi font nos médecins, qui mangent le melon et boivent le vin fraiz, ce pendant qu'ils tiennent leur patient obligé au sirop et à la panade. » comme écrit Montaigne dans De la vanité (Essais Livre III chap.IX )

mercredi 25 mai 2005

Solon, auteur d'un vers de l'Iliade ?

Pour déterminer les Athéniens à conquérir Salamine, Solon ne joue pas simplement le rôle de l’illuminé ; il ne se contente pas non plus de les charmer poétiquement. Il va jusqu’à réécrire Homère, précisément ajouter un vers aux milliers de vers de l’Iliade , un seul vers mais fait de quelques mots décisifs: ils établissent un lien éternel entre Salamine et Athènes. Le voici le vers rusé d’abord dans la traduction qu’en donne Richard Goulet :
« De Salamine, Ajax amenait douze nefs – Qu’il a conduites là, près des troupes d’Athènes. » (I, 49)
Ce même subterfuge, je le retrouve mais entre parenthèses, élément repéré comme douteux, dans la traduction de l’Iliade due à Eugène Lasserre :
« Ajax, de Salamine, avait conduit douze vaisseaux (et les établit là où les Athéniens établissaient leurs phalanges) » (GF p.52)
Une note m’éclaire : l’accusation remonte à Strabon, célèbre géographe grec de la fin du premier siècle av. JC. Solon ou Pisistrate aurait, d’après lui, fabriqué ce « mythe fondateur ». Mais Lasserre ajoute que les Mégariens usaient du même procédé en remplaçant les vers cruciaux par ceux-ci :
« Ajax avait conduit les vaisseaux de Salamine, ainsi que de Polichnè, d’Aîgirousè, de Nisaiè et de Tripodon » « toutes villes mégariennes ! »
Solon aurait donc été le faussaire du camp athénien ; à voir ce sage trafiquer les Ecritures, je comprends mieux la méfiance platonicienne à l’égard d’un certain usage de la poésie et précisément d’Homère ! A dire vrai, Diogène Laërce rapporte le prétendu fait avec prudence :
« Certains disent qu’il aurait également inséré dans le Catalogue d’Homère… » (ibid.)
En revanche, il présente Solon profanant bel et bien les tombes à des fins politiques :
« Afin de ne pas avoir l’air de s’être emparé de Salamine seulement par la force, mais aussi en vertu du droit, il fit déterrer quelques tombes et montra que les morts étaient tournés vers l’Orient, conformément à la coutume funéraire à Athènes ; de plus, que les tombes elles-mêmes regardaient vers le Levant et que les noms gravés indiquaient les dèmes d’origine, pratique qui était propre aux Athéniens. » (ibid.)
Amusant : on en connaît d’autres qui, à l’imitation de Solon, ont cherché sur place des justifications a posteriori de leurs conquêtes mais eux, malgré leurs efforts désespérés, n’ont pas trouvé…(1) Je pense à Pascal :
« Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » (Pensées, fragment 94, édition Le Guern)
On me dira que Solon a le droit pour lui puisque les Salaminiens ont les usages des Athéniens. Mais Plutarque, cité par Richard Goulet, confirme mon trouble : il assure que c’est à Mégare que les morts étaient orientés vers l’Est alors qu’à Salamine ils regardaient vers l’Ouest. C’est donc Mégare que Solon aurait dû entraîner ses compatriotes à conquérir…
(1)Ajout du 21-10-14 : allusion aux armes de destruction massive invoquées en 2003 pour justifier l'invasion américaine de l'Irak.

mardi 24 mai 2005

Solon en sorcier ou d'un usage raisonnable de la déraison.

Epictète a écrit dans le Manuel :
« Ne dis jamais à propos d’une chose : « Je l’ai perdue », mais « Je l’ai rendue ». Ton enfant est mort ? Il a été rendu. » (11, trad. de Pierre Hadot)
Solon, lui, n’est pas stoïcien :
« Selon Dioscouride dans ses Mémorables, alors qu’il pleurait la mort de son fils – dont pour notre part nous n’avons rien appris (dans nos lectures)-, il répondit à celui qui lui disait : « Tu n’y peux rien » : « Voilà pourquoi je pleure : parce que je n’y puis rien » (I, 63)
Il était donc encore sage d’être ému par le destin. Celui-ci n’avait pas encore reçu la forme impeccable et magnifiée qui justifiera l’approbation joyeuse du stoïcisme. Car l’homme qui attire l’attention de Solon sur son impuissance n’est en rien stoïcien : il est seulement banalement résigné. Pour lui, ce qui arrive pèse simplement comme un fardeau. Le stoïcien aime ce qui a lieu comme on aime Dieu. Montaigne cite ce trait de Solon mais il le fait dans ce long chapitre XII du livre II des Essais où, en faisant l’Apologie de Raimond Sebond, il multiplie les arguments en faveur du scepticisme. C’est ainsi que les pleurs de Solon se réduisent à une illustration :
« Voilà comment la raison fournit d’apparences à divers effets. C’est un pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à dextre (Montaigne reprend ici en la détournant de son sens une célèbre comparaison d’Epictète tirée du même Manuel : « Toute chose a deux prises, l’une par laquelle on peut la porter, l’autre par laquelle on ne peut pas la porter. ») On preschoit Solon de n’espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles : « Et c’est pour cela, dict-il que plus justement je les espans, qu’elles sont inutiles et impuissantes. » La femme de Socrates rengregeoit (aggravait) son deuil par telle circonstance : « O qu’injustement le font mourir ces meschans juges !- Aimerais-tu donc mieux que ce fut justement ? lui repliqua il.(ce « il » anonyme manque de discernement : à la mise à la mort injuste, la célèbre épouse n’oppose pas une condamnation à mort juste mais la légitime absence de toute persécution) » (éd. de La Pléiade, p.566)
Solon et Xanthippe, deux versions antithétiques qui s’équilibrent : pleurer parce que c’est fatal, pleurer parce que cela aurait pu se passer autrement, deux attitudes qui conduisent Montaigne ici à penser que la raison, loin d’éclairer univoquement, est seulement en mesure de justifier tout, même des comportements contradictoires. Ce qui m’amuse ici, c’est de trouver Solon le sage sur le même plan que la mé(na)gère socratique, dont il semble que la seule vertu ait été d’exercer la patience de son mari ! Mais c’est cela le scepticisme : les arguments des mégères valent ceux des philosophes, sauf si ces derniers sont sceptiques, bien sûr.