Il semble qu’avec Carnéade le scepticisme a porté un coup sévère au platonisme, mais aussi au stoïcisme, dont il met à mal la cosmologie providentialiste. Reste que, par un trait au moins, il me paraît développer un certain platonisme jusqu’à la caricature :
« (...) Il se laissait pousser les cheveux et les ongles à cause de l’application qu’il portait à ses études. » (IV 62)
Certes son dédain du corps se manifeste aussi sous des formes moins spectaculaires :
« Au reste, il évitait les dîners pour les raisons déjà évoquées. » (63)
Tout se passe cependant comme si Carnéade gardait l’ethos platonicien tout en attaquant délibérément son socle ontologique. Comment en effet ne pas mettre en rapport sa négligence très étudiée avec certaines lignes du Phédon ?
« Le corps en effet occupe de mille façons notre activité, à propos de l’obligation de l’entretenir ; sans compter que, si des maladies surviennent, elles sont des entraves à notre chasse au réel. D’un autre côté, voici des amours, des désirs, des craintes, des simulacres de toute sorte, des billevesées sans nombre : de tout cela il nous emplit si bien que, à en parler franchement, il ne fait naître en nous la pensée réelle de rien. En effet guerres, dissensions, batailles, rien d’autre ne nous vaut tout cela que le corps et les désirs de celui-ci ; car c’est à cause de la possession des richesses que se produisent toutes les guerres, et, si nous sommes obligés de posséder des richesses, c’est à cause du corps, esclaves prêts à le servir ! C’est de lui encore que, à cause de tout cela, procède notre paresse à philosopher ; mais, ce qui est le comble absolument, nous arrive-t-il d’avoir, de sa part, quelque répit et de nous tourner vers l’examen réfléchi de quelque question, alors, tombant à son tour inopinément en plein dans nos recherches, il y produit tumulte et perturbation, nous étourdissant au point de nous rendre incapables d’apercevoir le vrai. Eh bien ! C’est, au contraire, pour nous une chose prouvée que, si nous devons jamais avoir une pure connaissance de quoi que ce soit, il faut nous séparer de lui, et, avec l’âme en elle-même, contempler les choses en elles-mêmes. » (66 cd traduction de Léon Robin)
Certes pour la cohérence de l’interprétation j’aurais souhaité que son organe eût été moins puissant :
« Il avait également une voix extrêmement forte, si bien que celui qui était chargé du gymnase lui fit dire de ne pas tant crier. » (63)
Sa réplique est alors clairement sceptique :
« Donne-moi une mesure pour la voix »
Le responsable répond intelligemment sur la même longueur d’onde :
« L’autre, saisissant l’occasion d’une juste répartie, lui dit avec propos : « Tu as tes auditeurs comme mesure » »
Pour résumer, Carnéade : une voix pyrrhonienne dans un corps platonicien.
Je me rends compte alors que paradoxalement le scepticisme permet de tout justifier, cela par la mise en évidence de l’insuffisance radicale de toute critique...
Commentaires
Permettez moi de commenter cette phrase.
« Les plaisirs que connaît Diogène toi tu les appelles des peines. » (Maxime de Tyr) Bonheur d’une poignée de lupin, s’entraîner à la dure, se torcher le cul avec de la neige, dépouillement, frugalité, renoncement à ses désirs… Est-ce que Diogène aimer les femmes ? « Asked what a woman was, he replied, deception and loss. » (saying by diogenes preserved in arabic, Dimitri Gutas) Il comparait les « libertins à des figuiers plantés au front des falaises : aucun homme ne peut jouir de leurs fruits que dévorent seuls les corbeaux et les vautours. » Sans ville, sans maison, gueux vagabond, vivant au jour la jour… beau programme pour une jouissance cynique qui laisserait un malaise pour passer du cynisme à Aristippe… Pourtant il a été reconnu chez Diogène un hédonisme cynique couplé paradoxalement à un anti-hédonisme. Cependant ces auteurs penchaient plutôt en faveur d’un rigorisme estimant que les anecdotes hédonistes provenaient de détracteurs. Je dirais plutôt que les anecdotes rigoristes ont suivi les voies stoïques et des pères de l’église. Les anecdotes hédonistes n’ayant pas été retenues. Brancacci dans son article, érotique et théorie du plaisir chez Antisthène démontre l’hédonisme d’Antisthène. Même sans cette article, en relisant les fragments, l’idée vient d’elle-même : « le plaisir dont on ne se repent pas est un bien (Antisthène). » Et que dire de Cratès qui disait que chaque jour devait être une foire joyeuse. Plutarque écrit : « Cratès a passé sa vie à plaisanter et à rire, comme s’il était à une fête. » Sans compter les morceaux de plaisirs que relatent les fragments : Diogène va aux putes, Diogène bouffe du gâteau, Diogène avale des poignées de figues, Diogène secoue son balanoglosse en public… nombreux exemples de plaisirs dont on ne se repent pas. Diogène baptisa Aristippe : chien royal… preuve que le saut de l’un à l’autre n’est que le saut d’un chien à un autre dos de chien.