jeudi 31 mai 2007

Démocrite: l’amour et la masturbation.

On le sait, c’est Diogène de Sinope qui donne à la masturbation ses lettres de noblesse philosophique :
« Il se masturbait constamment en public et disait : « Ah ! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim ! » (VI 69)
Mais est-ce Démocrite qui, théoriquement au moins, aurait ouvert la voie ? Hérodien, un des maîtres de Marc-Aurèle, rapporte en effet ce passage :
« La masturbation procure une jouissance comparable à l’amour. » (Prosodie générale, cité par Eustathe Commentaire sur l’Odyssée XIV 428 p. 1766 Les présocratiques p. 877)
A ma connaissance, les Epicuriens n’ont laissé aucun texte à ce sujet mais une telle thèse semble parfaitement compatible avec leur condamnation de l’amour essentiellement lié à des désirs illimités aux plaisirs toujours mêlés de douleurs. A dire vrai, les textes que nous avons ne laissent pas d’espace, entre les indispensables amis et les asservissantes maîtresses, pour un type d’autre avec lequel se noueraient des contacts intimes, le temps de satisfaire des désirs physiques et égoïstes miraculeusement accordés. Il semble ainsi que l’onanisme puisse être défendu comme une sorte de dépense sexuelle fort peu onéreuse.
Mais il y a un hic. Stobée dans son Florilège rapporte un autre dit de Démocrite qui renverse totalement ce qu’on vient d’établir :
« L’amour lave de tout reproche l’acte amoureux » (IV XX 33 p.910)
Texte inintelligible sans la note qui l’accompagne :
« Opposition entre amour (agapê) et acte amoureux (erôs) ; mais le texte paraît incertain. Les hésitations des philologues leur sont surtout dictées par une conscience chrétienne étonnée de trouver un thème propre au Nouveau Testament. » (p.1492-1493)
Une telle note mériterait à son tour une note explicative !
Dois-je comprendre que les philologues n’en croient pas leurs yeux de voir confirmée par ce texte païen la primauté à laquelle ils souscrivent pleinement de agapê sur erôs ?
Agapê est en effet le terme grec, préféré à erôs et à philia, pour traduire dans les Evangiles l’hébreu ‘aëv, ce dernier mot désignant l’amour de Dieu. L’opposition erôs /agapê sera en latin souvent rendue par la distinction entre libido et caritas.
Mais à texte incertain, interprétation en suspens. Je n’oserai donc pas soutenir que Démocrite a voulu dire que l’amour de bienveillance lave de tout reproche l’amour de concupiscence !
Reste que l’éloge démocritéen de la masturbation ne pourra plus se faire que de manière tout à fait mesurée…

Commentaires

1. Le samedi 1 avril 2017, 16:17 par andros
la masturbation n'est que l'ersatz d'un amour véritable et partagé

Démocrite et Cicéron : la lettre sur les fantômes.

On peut identifier la perception à l’imagination : c’est une des raisons du doute hyperbolique de Descartes. Mais on peut identifier l’imagination à la perception : c’est la voie démocritéenne puis épicurienne.
Ce qui débouchera sur une preuve matérialiste de l’existence des dieux : si les dieux n’existaient pas, on ne les verrait pas la nuit en songe.
Clément d’Alexandrie (début du 3ème siècle après JC) attribue alors très logiquement à Démocrite l’idée qu’il n’y a pas de raison pour que les animaux ne soient pas autant que les hommes touchés par les atomes divins :
« Selon Démocrite, ce sont les mêmes images qui proviennent de la réalité divine pour frapper les hommes comme les animaux privés de raison. » (Stromates V 88 Les présocratiques p.788)
Voir un dieu n’est pas ici une expérience mystique mais un contact physique, une interaction atomique. Pas nécessaire de s’exhausser aux limites de l’humain : il suffit de rester dans celles de l’animalité.
D’ailleurs, je me demande si Démocrite pouvait soutenir à la fois cette thèse et celle de l’irréalité des sensibles, laquelle semble réduire les dieux à n’être que des conventions, pour reprendre la traduction consacrée.
Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est une lettre de Cicéron à Cassius relative justement à cette identification de l’imagination à la perception. En effet, dans l’ensemble des textes souvent arides que Diels a regroupés autour du nom de Démocrite, ces lignes ont une certaine fraîcheur. Est-ce dû à ce que Cicéron s’appuie sur une sorte de phénoménologie de l’imagination pour réfuter la thèse démocritéo-épicurienne ? A vous de juger :
« En effet, lorsque je t’écris une lettre, il me semble que tu es, pour ainsi dire, là en face de moi – sans que je sache comment cela se fait – et cela sous une forme autre que celle propre à la « représentation de simulacres à l’imagination sensible », comme disent tes nouveaux amis, qui pensent que même les « représentations d’images intellectuelles » sont provoquées par les « fantômes » de Catius. Car, je te le rappelle, l’épicurien Catius, l’Insubrien (de Gaule transpadane, située au-delà du Pô, comme me l’apprend la note), qui vient de mourir récemment, appelle « fantômes » (spectra) les apparences auxquelles l’illustre philosophe de Gargette (Epicure) et, déjà avant lui, Démocrite donnaient le nom de simulacres (eidola). Moi, je veux bien que ces fantômes aient le pouvoir de venir frapper nos yeux parce qu’ils surgissent spontanément, que nous le voulions ou non ; mais je vois mal comment l’esprit, lui, peut en être frappé. Il faudra que tu m’apprennes, quand tu seras de retour ici à bon port, si vraiment il est en mon pouvoir de faire surgir à mon gré ton « fantôme », quand je pense à toi, et si ce pouvoir se limite à ta personne, qui m’est si étroitement liée, ou bien si je ne peux pas aussi faire voler jusqu' en mon cœur, à tire d’aile, le simulacre de l’île de Bretagne, rien qu’en me mettant à penser à elle. » (Correspondance familière XV 16 1 )
En effet la thèse démocritéenne est incompatible avec le fait que l’imagination, à la différence de la perception, est, partiellement au moins, sous le contrôle de la volonté.
Mais ce disant, je trahis la douceur et l’ironie insinuante de cette lettre adressée à C.Cassius Longinus, lieutenant de César et initiateur du complot qui assassinera ce dernier. Difficile d’ailleurs de concevoir comment cet homme politique orgueilleux et ambitieux a pu, venant du stoïcisme, embrasser l’épicurisme, tant cette philosophie semble incompatible avec la fougue et la violence de la carrière dudit Cassius. Mais Yasmina Benferhat est certainement éclairante quand elle écrit dans la notice qu’elle lui consacre :
« Ils (les Romains) ne trouvent en réalité dans les différentes écoles philosophiques grecques que leurs propres idées confortées par une connaissance non pas superficielle mais peut-être biaisée de leurs doctrines. Cassius est, comme nombre de ses contemporains, un adhérent sincère de la philosophie grecque, en l’occurrence de l’épicurisme, mais un adhérent romain. » (Dictionnaire des philosophes antiques 2005)

Le rire de Démocrite.

Diogène Laërce ne dit pas un mot sur le rire de Démocrite. Pourtant c’est un lieu commun d’opposer les pleurs d’Héraclite précisément aux rires de Démocrite. Sidoine Apollinaire (431-487) mentionne dans ses lettres une peinture le représentant en train de rire ( IX 9 14) et antérieurement Juvénal (65-128) le décrivait dans une satire agité par un rire perpétuel (« perpetuo risu pulmonem agitare solebat »). C’est ce que m’apprend l’articulet que Marie-Christine Hellmann consacre à l’iconographie de Démocrite dans le deuxième volume du Dictionnaire des philosophes antiques (1994).
Curieux de découvrir la justification de ce rire, j’explore les sources concernant Démocrite telles que Diels les a rassemblées mais ne trouve quasiment rien, à part une mention assez énigmatique de l’évêque Hippolyte (3ème siècle) :
« Démocrite riait de tout, comme s’il estimait risibles toutes les affaires humaines. » (Réfutation de toutes les hérésies I 13 Les présocratiques p. 769 La Pléiade)
Or, que Démocrite ne juge pas risibles les affaires humaines est confirmé par le seul texte de lui consacré au rire et, paradoxalement, le condamnant :
« Il convient, puisque nous sommes hommes, de ne pas rire des malheurs des hommes, mais de les déplorer. » (ibidem p.871)
Ce fragment va de pair avec l’éloge de l’amitié secourable, telle qu’elle s’exprime par exemple à travers les deux textes suivants.
« Nombreux sont ceux qui se détournent de leurs amis, lorsque ceux-ci choient de la richesse dans la pauvreté. » (ibid.)
« L’homme serviable n’est pas celui qui attend qu’on lui rende la pareille, mais celui qui a pris les devants pour faire le bien. » (ibid. p.870).
Mais alors pourquoi donc avoir attribué à Démocrite ce rire hautain plus digne d’un dieu méprisant que d’un humain compatissant ?
La réponse se trouve peut-être dans un passage anonyme du Codex de Paris (1630) consacré à Héraclite et cité par Diels :
« Du philosophe Héraclite, Contre la vie ; voir l’Anthologie palatine IX 359, Stobée Florilège, IV, 34, 57. Le ton pessimiste de l’épigramme accrédite l’idée qu’ « Héraclite pleurait » (ibid. p.177)
Il se peut que le rire de Démocrite ait une dimension allégorique : expression d’une philosophie qui croit dans la possibilité du bonheur. N’est-ce pas alors plutôt de la joie de Démocrite que l’on devrait parler ?

mercredi 30 mai 2007

Démocrite: voit-on mieux avec ou sans les yeux ? (2)

Il y a deux manières au moins de rendre compte en termes démocritéens de la perception.
Elle est contact par atomes interposés d’une part et d’autre part elle met en relation avec ce qui n’existe pas.
Ce dernier point est attesté par un passage de Démocrite cité par de multiples sources :
« Convention que le doux, convention que l’amer, convention que le chaud, convention que le froid, convention que la couleur ; et en réalité : les atomes et le vide. »
Je comprends par convention relation : la couleur est une relation entre certains atomes et d’autres, aucun d’entre eux n’étant bien sûr coloré. Les atomes ne sont pas du tout sensibles, ils sont intelligibles s’il faut en croire Sextus Empiricus :
« Les émules de Platon et de Démocrite supposaient que seuls sont vrais les intelligibles. Mais, pour Démocrite, c’est parce que n’existe par nature rien de sensible, étant donné que les atomes, dont la combinaison forme toutes choses, sont par nature dépourvus de toute qualité sensible. Pour Platon, en revanche, c’est parce que les sensibles connaissent un perpétuel devenir, et jamais ne sont véritablement. » (Contre les mathématiciens VIII 6)
On comprend mieux désormais que si l’être n’est pas sensible, l’aveuglement de Démocrite n’est pas un handicap du point de vue de la connaissance. Reste que la perception, bien que gnoséologiquement nulle, est vitalement essentielle, comme le fait comprendre le récit de la mort de Démocrite tel que le rapporte Diogène Laërce :
« Démocrite mourut, dit Hermippe, de la façon suivante. Ayant atteint l’extrême vieillesse, il était tout proche de sa fin. Sa sœur se lamentait, parce qu’il allait mourir pendant la fête des Thesmophories, et qu’elle ne pourrait pas rendre à la déesse les honneurs qui convenaient ; il lui dit de reprendre courage et demanda qu’on lui apporta des pains chauds chaque jour. En se les mettant sous le nez, il réussit à passer la période des fêtes ; lorsque les jours de fête furent passés – il y en avait trois -, il abandonna la vie de la façon la plus paisible, selon Hipparque, ayant vécu plus de cent neuf ans. » (IX 43)
Athénée dans Les deipnosophistes parle lui de pot de miel humé au lieu de pains chauds mais peu importe. Est clair à travers cet acharnement thérapeutique doux et délicat que si l’odorant n’est rien, l’odorat met en contact réel avec les atomes de l’odorant et précisément ici leur ouvre le passage qui leur permet d’occuper quelques fonctions vitales.
Démocrite n’est pas Descartes, il ne doute pas de la réalité de la perception, de sa matérialité. Ce qu’il refuse de soutenir, c’est la réalité du perçu.

lundi 28 mai 2007

Démocrite: voit-on mieux avec ou sans yeux ? (1)

A ne lire que Diogène Laërce, on ne retiendrait de l’œil démocritéen que sa capacité à voir au-delà des apparences :
« Athénodore dans le livre VIII de ses Promenades, dit qu’Hippocrate étant venu le trouver, Démocrite demanda qu’on apportât du lait ; ayant observé ce lait, il dit qu’il était celui d’une chèvre primipare et noire ; du coup Hippocrate s’émerveilla de sa perspicacité. On raconte aussi l’histoire d’une jeune servante qui accompagnait Hippocrate. Le premier jour, il la salua ainsi : « Bonjour, Mademoiselle. » Le jour suivant : « Bonjour, Madame. » La fille avait été déflorée pendant la nuit. » (IX 42)
Comme souvent quand Laërce rapporte des capacités prodigieuses, on ne sait jamais s’il s’agit de vision ou de réflexion. Vu qu' on range les personnages dont il parle dans la catégorie des philosophes et qu’on est porté à associer philosophie à raisonnement, on est tenté d’identifier une telle performance à une observation attentive et expérimentée d’indices minuscules, mais il n’est pas impossible non plus d’attribuer à Démocrite, comme à tous ces philosophes aux talents gnoséologiques quelquefois surhumains, une sorte de sixième sens lui rendant possible la vision du passé par exemple. En tout cas la valeur de la vue comme moyen de connaître la réalité est indéniable.
Pourtant d’autres textes nous font connaître un Démocrite lucide parce qu’aveugle. Ce sont des anecdotes étranges qui donnent une allure platonicienne à un homme qu’on serait jugé comme étant un des tout premiers matérialistes, et précisément atomistes. Himérios, sophiste grec du 4ème siècle, reste encore imprécis :
« Démocrite rendit volontairement son corps malade, afin que ce qu’il avait de meilleur en lui demeurât sain. » (Morceaux choisis III, 18)
Mais Aulu-Gelle (130-180) le présente comme s’aveuglant intentionnellement :
« Il se priva de lui-même de l’usage de la vue, parce qu’il estimait que les pensées et les méditations de son esprit occupé à examiner les principes de la nature seraient plus vives et plus précises, une fois affranchies des prestiges de la vue et des entraves que les yeux constituent. » (Nuits attiques X 17)
Plutarque (46-120) ne retient pas la version de l’aveuglement volontaire mais enrichit tout de même la biographie imaginaire en ne faisant pas jouer à la lumière du soleil le rôle éclairant que Platon lui attribuait, ne fût-ce qu’allégoriquement dans la République, mais en la transformant en force destructrice, dont la puissance serait redoublée par l’ingéniosité technique :
« Pourtant est-ce chose fausse qui se dit communément, que Démocrite le philosophe s’éteignit la vue en fichant et appuyant ses yeux sur un miroir ardent et recevant la réverbération de la lumière d’icelui, afin qu’ils ne lui apportassent aucun sujet de divertissement en évoquant souvent la pensée au-dehors, mais la laissant au-dedans en la maison, pour vaquer au discours des choses intellectuelles, étant comme fenêtres, répondantes sur le chemin, bouchées. » (De la curiosité 12 521 D)
Les yeux comme des ouvertures qui attirent à l’extérieur le regard du curieux et le détournent de la connaissance de son intérieur, voilà bien une métaphore des sens aussi anti-empiriste que possible !
Cicéron (106-43) n’a pas insisté, lui, sur le gain d’une telle mutilation mais a souligné qu’elle n’était en rien une perte de la connaissance de ce qui rend une vie réussie:
« Démocrite, devenu aveugle, n’était bien sûr même plus capable de discerner le blanc du noir. Mais il savait encore distinguer les biens des maux, les actes justes des actes injustes, les actions bonnes des actions malhonnêtes, les choses utiles des choses inutiles, ce qui est noble de ce qui est mesquin ; être privé de la diversité des couleurs ne l’empêchait pas de connaître le bonheur dont l’eût privé la connaissance des réalités. » (Tusculanes V XXXIX 114)
Tertullien (155-225) en revanche donne une tout autre fonction à l’aveuglement volontaire :
« Démocrite, en s’aveuglant lui-même, parce qu’il ne pouvait pas voir de femmes sans être enflammé de désir, et souffrait de ne les pouvoir posséder, témoigne par ce remède de son incapacité à se dominer. » (Apologétique 46)
A la lumière de ce témoignage, on lit un peu autrement les lignes de Diogène Laërce sur l’étonnante pénétration dont fait preuve Démocrite à l’égard de la servante dépucelée…

dimanche 27 mai 2007

Parménide: la métaphore est-elle toujours de trop dans le texte philosophique ? (2)

Simplicius, jugeant sévèrement le style métaphorique de Parménide, annonçait-il Croce jugeant sévèrement aussi l’allégorie ?
« Croce accuse l’allégorie d’être un fastidieux pléonasme, un jeu de vaines répétitions qui en premier lieu nous montre (disons) Dante guidé par Virgile et Béatrice, et nous explique ensuite ou nous donne à entendre que Dante symbolise l’âme, Virgile la philosophie ou la raison ou la lumière naturelle, et Béatrice la théologie ou la grâce. Selon Croce, selon l’argument de Croce (l’exemple n’est pas de lui), Dante aurait alors pensé : « la raison et la foi opèrent le salut des âmes » ou « la philosophie et la théologie nous conduisent au ciel », pour ensuite mettre Virgile là où il avait pensé « raison » ou « philosophie » et Béatrice là où il avait pensé « théologie » ou « foi », ce qui serait une sorte de mascarade. L’allégorie, selon cette interprétation dédaigneuse, se réduirait à une énigme, plus étendue, plus lente et beaucoup plus incommode que les autres. Elle serait un genre barbare ou puéril, une distraction de l’esthétique. » (Autres inquisitions Borges 1952 La Pléiade vol.1 p.712)
Est-il plus judicieux de défendre la métaphore dans le texte philosophique comme Chesterton a défendu l’allégorie ?
« Il argumente que la réalité est d’une interminable richesse et que le langage des hommes ne saurait épuiser cette vertigineuse abondance (…) Chesterton en déduit ensuite qu’il peut exister plusieurs langages – qui, d’une certaine manière, correspondent à la réalité insaisissable – au nombre desquels, celui des fables et des allégories.
En d’autres termes : Béatrice n’est pas un emblème de la foi, un laborieux et arbitraire synonyme du mot « foi » ; la vérité est qu’il existe une chose au monde – un sentiment particulier, un processus intime, une série d’états analogues – que l’on peut désigner par deux symboles : l’un, assez pauvre, le son « foi » ; l’autre, Béatrice, la glorieuse Béatrice qui descendit du ciel et foula le sol de l’enfer pour sauver Dante. » (ibidem)

vendredi 25 mai 2007

Zénon d' Élée et Pascal.

Dans la Vie de Périclès, Plutarque rapporte:
« A ceux qui tenaient la gravité de Périclès pour présomption et arrogance, Zénon conseillait d’afficher la même présomption, parce que cette manière de mimer l’honnêteté et la vertu apporte peu à peu et subrepticement une disposition et une accoutumance à l’honnêteté. » (V 3)
Pascal dans les Pensées s’adresse ainsi à celui qui, convaincu par le pari, se demande comment parvenir à croire :
« Apprenez de ceux, etc., qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien. Ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre et guéris d’un mal dont vous voulez guérir ; suivez la manière par où ils ont commencé. C’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement cela vous fera croire et vous abêtira. » (397 édition Le Guern).
N’est-ce pas un héritage d’Aristote ? Les vertus s’acquièrent en pratiquant les actions convenables : ce n’est pas parce qu’on est vertueux qu’on commence à agir comme il faut ; c’est parce qu’on s’est accoutumé à agir comme il faut qu’on est vertueux. Dans les deux textes, une même manière de rendre compte de l'intériorité par l'extériorité.

jeudi 24 mai 2007

Zénon d'Elée ou l'art de faire sous la torture semblant d'être torturé.

Est-ce à la même source (Héraclide Lembos) que Diodore de Sicile avait lu le récit de la mort de Zénon ? Dans la narration qu’il en fait, il est en tout cas plus explicite que Laërce :
« Comme sa patrie subissait le rude joug du tyran Néarque, il organisa un complot contre lui. Découvert et interrogé sous la torture par Néarque qui voulait connaître ses complices.: « Puissé-je être, dit-il, aussi maître de mon corps que de ma langue. » Et comme le tyran accentuait encore ses tortures, Zénon lui opposa une résistance farouche. Ensuite, dans l’espoir de s’en délivrer et de tirer vengeance de Néarque, il imagina une ruse. Au moment où la douleur des tortures se faisait plus intense, il feignit de rendre l’âme et hurla comme sous l’effet de la douleur : « Arrête, je vais te dire toute la vérité. » Comme on relâchait ses liens, il demanda à Néarque de s’approcher pour être seul à entendre, car mieux valait conserver secrètes la plupart des révélations qu’il allait faire. Le tyran s’approcha avec empressement et plaça son oreille contre la bouche de Zénon. Celui-ci la mordit et y planta ses dents. Les gardes accoururent et mirent à mal le malheureux torturé qui s’acharnait davantage encore sur sa proie. A la fin, impuissants à vaincre la fermeté du héros, ils le transpercèrent pour qu’il desserrât les dents. Ainsi vint-il, grâce à ce stratagème, à bout de ses douleurs, et tira-t-il du tyran la seule vengeance possible. » (Bibliothèque historique, X. XVIII, 2. Les Présocratiques La Pléiade p.278)
Zénon a décidé de faire au sens propre le contraire de caresser l’oreille du tyran.
Mais c’est le passage souligné qui retient mon attention. Je connaissais plusieurs possibilités humaines relativement à l’extrême douleur : l’exprimer en hurlant, la simuler, voire s’efforcer de la contenir. Or, Zénon en invente une nouvelle : faire sembler de hurler tout en la ressentant. Ressentir devient ainsi quelque chose de tout intérieur, complétement dissocié de son expression (la torture produirait d’intenses douleurs qui ne pousseraient pas à hurler, d’où mon doute : n’est-ce pas contenu dans la grammaire même du concept d’extrême douleur de produire des cris, au point que j’aurais du mal à comprendre un énoncé du genre : « Il a atrocement mal mais ne le montre pas du tout » ?). Ainsi, en hurlant , Zénon ne se laisse pas aller à un penchant spontané, il fait seulement la comédie de l’extrême douleur tout en ayant une extrême douleur. Il est dans la situation de quelqu’un qui simule ce que normalement il serait porté à exprimer, comme si un homme au plus profond du chagrin s’obligeait à verser des larmes de crocodile…
Même au plus fort de la torture, Zénon continue à neutraliser les causes mentales au profit des raisons d’agir.

mercredi 23 mai 2007

Zénon d’Elée : martyr.

Une bouche philosophique ne sert pas qu’à proférer de nobles vérités. Voyez plutôt celle de Zénon d’Elée :
« Ayant projeté de renverser le tyran Néarque – d’aucuns disent Diomédon – il fut arrêté, selon ce que dit Héraclide dans son abrégé de Satyros ; c’est alors que, interrogé sur ses complices et à propos des armes qu’il avait transportées à Lipara, il dénonça tous les amis du tyran, avec l’intention de l’isoler complètement. » (IX 26)
Machiavélien avant la lettre, Zénon met le mensonge au service des meilleures causes (« Ce fut un homme d’une grande noblesse, en philosophie comme en politique » ibidem). Le Florentin disait qu’un prince doit agir en homme et en bête. Zénon certes a déjà joué au renard mais il va bientôt descendre d’un degré dans l’imitation de l’animalité :
« Ensuite, il lui dit qu’à propos de certains d’entre eux, il pouvait lui dire certaines choses à l’oreille ; alors il la lui mordit, et ne relâcha pas sa prise avant d’être percé de coups, frappé du même sort qu’Aristogiton le tyrannicide. »
Mordre : les cyniques n’oseront le faire que métaphoriquement. Zénon, c’est au pied de la lettre qu’il prend l’expression ! Ajoutons que ce n’est pas morsure éphémère, simple entaille destinée à réveiller la raison endormie sous les conformismes. Non, c’est morsure jusqu’à ce que mort s’ensuive, celle du tyrannicide certes mais peu importe, la morsure est d’une durée telle qu’elle vaut tous les assassinats. Oreille de tyran, oreille à détruire pour n’avoir entendu que flatteries et délations.
A moins que ce ne soit un autre organe que la bouche philosophique, devenue prédatrice, n’ait visé :
« Démétrios, dans ses Homonymes dit cependant que c’est le nez qu’il lui trancha avec les dents. »
Certains, faute de pouvoir viser l’original, mutilent ses statues, Zénon, lui, défigure directement la tête tyrannique.
Mais il est possible que la bouche en soit restée à sa fonction énonciatrice :
« Antisthène, dans ses Successions, dit qu’après avoir dénoncé les amis du tyran, il s’entendit demander par celui-ci s’il en restait quelque autre ; il répondit : « Oui, toi le fléau de la cité ! » A ceux qui étaient là, il dit : « j’admire votre lâcheté si c’est par peur de ce que je subis en ce moment que vous restez les esclaves du tyran » »
Double morsure celle-ci, plus classique si on peut dire, infligée au maître et à ses disciples dans un mouvement qui pourrait être stoïcien ou cynique.
Et tel Anaxarque, Zénon devance le supplice, privant le tyran de la joie de le détruire :
« Pour finir, il se coupa la langue avec ses dents et la lui cracha au visage. »
Cela vaut toutes les asphyxies volontaires. Parvenir, victime de soi, à être le bourreau de son bourreau ! Et la protestation éthique a finalement un effet politique :
« Ses concitoyens, enflammés par son exemple, se mirent aussitôt à lapider le tyran. »
Et du corps de Zénon, qu’est-il advenu ? Deux versions :
« La plupart des auteurs sont à peu près d’accord sur le récit de cette fin de Zénon ; mais Hermippe dit qu’il fut jeté dans un mortier et déchiqueté. » (27)
Deux états du corps : corps arme et corps broyé. Résistance philosophique exultante puis quasi poudre.
Diogène aurait eu une bonne occasion d’ironiser comme il aime si souvent le faire, sur le thème du déchiqueteur déchiqueté ou à malin malin et demi. Mais non, c’est, fait rare, un franc hommage qu’il rend à Zénon dans ses vers :
« Tu as eu la volonté, Zénon, la noble volonté de tuer le tyran
Et de délivrer Elée de son esclavage.
Mais tu as été vaincu, puisque le tyran t’a pris et t’a déchiqueté
Dans un mortier. Mais que dis-je ? C’était ton corps, ce n’est pas toi. »

mardi 22 mai 2007

Zénon d’Elée : quand l’émotion devient intentionnelle.

Il arrive qu’un philosophe antique se comporte en homme ordinaire; selon Diogène Laërce, cela fut le cas de Zénon d’Elée:
« On dit qu’il se mit en colère un jour qu’on l’injuriait. » (IX 29)
Mais comme on attendait autre chose d’un philosophe, on lui fit reproche de sa colère, à quoi il répondit :
« Si je dissimule mes réactions quand on m’injurie, je ne ressentirai rien quand on me félicitera. »
La réponse, elle, n’est pas ordinaire. On s’attend à quelque chose comme : « cette injure était si blessante ». L’injure blessante, c’est ce qu’on pourrait appeler, suivant Elisabeth Anscombe, une cause mentale :
« Une cause mentale est ce que quelqu’un décrirait si on lui posait la question : qu’est-ce qui a produit cette action, cette pensée ou ce sentiment en vous ? Qu’avez-vous vu, entendu, senti, quelles idées vous sont venues à l’esprit et vous ont conduit à cela ? » (L’intention 11 p.56)
Quelques lignes plus haut, elle précisait :
« Une « cause mentale », bien sûr, n’est pas nécessairement un événement mental, c’est-à-dire une pensée, un sentiment ou une image ; une telle cause peut n’être qu’un coup frappé à la porte. »
Mais l’originalité de Zénon est d’invoquer une raison et non une cause mentale ; se mettre en colère devient une action intentionnelle : c’est en vue des félicitations à venir qu’il se met en colère. Précisément c’est pour en jouir. Mais qu’est-ce qui produira ce plaisir ? N’est-ce pas cette fois une cause mentale, en l’espèce, la félicitation ?
« Pourquoi souris-tu donc Zénon ? Parce qu’on me félicite ! » Ce n’est plus désormais une action intentionnelle : Zénon a donc eu comme raison d’agir la fin suivante: laisser une cause mentale produire l' effet complet qu’elle produit habituellement.
Ce philosophe s' est donc maîtrisé assez pour faire de sa colère un acte intentionnel ; sa fin pourtant n’est pas le perfectionnement de la maîtrise, bien plutôt une expérience hédoniste.
Etrange figure: ni maître, ni esclave. Mieux: un maître qui se fait esclave. Ne pas se soumettre à autrui quand on a tout à y perdre ( le lanceur d'injures ne met pas Zénon en colère, c'est Zénon qui se met en colère) pour s’y soumettre quand on a tout à y gagner ( Zénon ne prend pas du plaisir à écouter les félicitations, ces dernières lui en donnent).

lundi 21 mai 2007

Parménide : la métaphore est-elle toujours de trop dans le texte philosophique ? (1)

Dans De la nature , Parménide qualifie ainsi l’être :
« (…)Puisque existe aussi une limite extrême, Il est de toutes parts borné et achevé, Et gonflé à l’instar d’une balle bien ronde, Du centre vers les bords en parfait équilibre. » (Les Présocratiques La Pléiade p.262-263)
Dans son Commentaire sur la Physique d’Aristote, Simplicius interprète ainsi l’usage de la métaphore :
« Si nous le voyons affirmer que l’être un est gonflé à l’instar d’une balle bien ronde, n’en soyons pas étonnés. C’est là une imitation involontaire du style mythique, due à la forme poétique. En quoi cette assertion diffère-t-elle du mot d’Orphée : « œuf d’un blanc éclatant » ? » (146, 29 ibidem)
J’y lis le refus de prendre la métaphore au sérieux.
Forme vide, ne serait-elle que l’indice parasitaire des conventions poétiques ? La langue poétique est-elle essentiellement impropre à la pensée philosophique ? Faut-il traiter les métaphores comme des résidus rationnellement inassimilables ?
A rejoindre Orphée, poésie faite homme, Parménide déchoit-il ?

Commentaires

1. Le mercredi 23 mai 2007, 11:08 par sylvain
Un peu en retard pour commenter ce post...mais je me lance quand même. La métaphore est, à mon avis, consubstantielle au texte philosophique. Bien sûr, les philosophes le nient allègrement, mais l'EFFET philosophique est toujours aussi un effet de langue. On m'objectera que les philosophes analytiques ont réussi à passer outre ce schéma. C'est vrai et faux à la fois. Vrai pour des raisons obvies: l'écriture analytique se distingue elle-même par l'attention porté au langage dans sa nudité et aux structures propositionnelles, sans dimension poétique aucune. Mais est-ce que la philosophie analytique ne s'est pas construite CONTRE une certaine langue poétique de la philosophie continentale, donc finalement grâce à cette langue. Ensuite, je m'interroge: l'écriture wittgensteinienne, surtout tardive, ne déploie-t-elle pas une certaine poétique par le truchement de sa dimension aphorique et quelque peu mystérieuse ?
Ensuite, et d'autre part, il est moins contestable que la philosophie continentale contemporaine contient une dimension poétique et surtout métaphorique. Bien qu'elles aient du mal à l'admettre, les phénoménologies de la religion comme celle de Levinas, Henry, Marion, Lacoste ou Chrétien métaphorise constamment leurs sources religieuses...Ce qui, somme toute, est paradoxale dans la mesure où quelqu'un comme Henry soutient que le langage biblique, par ex. (mais cela vaut aussi pour celui des mystiques) n'est absolument pas métaphorique ! On se retrouve donc avec un langage religieux non-métaphorique et un langage philosophique métaphorique !
A la question de savoir, comme vous le demandez, s'il "faut traiter les métaphores comme des résidus rationnellement inassimilables" ? Cela dépend du type de métaphore. S'il s'agit de catachrèses, alors certainement que non; s'il s'agit de métaphores vives, alors certainement que oui, puisque celles-ci créent un surplus de sens qui fait vivre la pensée philosophique.
A mon avis, ce n'est que lorsque la métaphore est irréductible au reste du discours qu'il sert réellement la pensée. Lorsqu'elle peut se fondre avec le reste ou qu'elle n'invente rien de nouveau à la pensée philosophique, alors elle n'est que parure et de fait accessoire.
Reformulé autrement, on pourrait dire que toutes les métaphores in absentia sont indispensables, et que toutes les métaphores in prasencia sont dispensables !
Quoi qu'il en soit, dans l'un et l'autre cas, l'on ne devrait jamais sous-estimer la métaphore, d'autant plus lorsqu'elle se manifeste au beau milieu d'un texte philosophique.
Qu'en pensez-vous ?
Sylvain
2. Le jeudi 24 mai 2007, 18:28 par philalèthe
Sylvain : La métaphore est, à mon avis, consubstantielle au texte philosophique. Bien sûr, les philosophes le nient allègrement, mais l'EFFET philosophique est toujours aussi un effet de langue
Philalèthe : je dirai plutôt que la métaphore est consubstantielle à la langue et que l’usage philosophique de la langue dans la mesure où il s’appuie sur son usage ordinaire va avec l’usage des métaphores ordinaires (je veux dire celles qu’on ne remarque plus en tant que métaphores, celles qui n’ont plus ou pas de fonction poétique). Il faudrait faire une place à part aux métaphores nouvelles instituées par la langue philosophique et je ne crois pas qu’on pourrait faire facilement passer une ligne de démarcation entre les métaphores (qu’on disqualifierait alors du nom de littéraires) et les concepts ; je crois que des métaphores peuvent être des concepts. Je suis d’accord en tout cas avec l’idée que l’effet philosophique est aussi un effet de langue ; l’important est qu’il ne soit pas qu’un effet de langue (je veux dire que l’effet de la philosophie doit être aussi d’éclairer la réalité).
Sylvain :. Ensuite, je m'interroge: l'écriture wittgensteinienne, surtout tardive, ne déploie-t-elle pas une certaine poétique par le truchement de sa dimension aphorique et quelque peu mystérieuse ?
Philalèthe : Wittgenstein a écrit en 1946 : « un effet dans un poème est trop marqué si les marques intellectuelles apparaissent à nu, au lieu d’être recouvertes par le cœur. » ( Remarques mêlées GF p.120). Il me semble que le deuxième Wittgenstein fait tout ce qu’il peut pour faire apparaître à nu les marques intellectuelles et que son écriture est anti-poétique en ce sens. Le mystère vient, je crois, de la multiplicité des voix intellectuelles qui l’habitent et auxquelles il donne la parole dans ses textes. Il y a peut-être moins aphorisme que conscience que la voix n’a pas à s’étendre tant sont présentes les autres voix possibles. Il a bien sûr une voix privilégiée , mais il ne tranche pas.
Sylvain : Bien qu'elles aient du mal à l'admettre, les phénoménologies de la religion comme celle de Levinas, Henry, Marion, Lacoste ou Chrétien métaphorise constamment leurs sources religieuses.
Philalèthe : Hypothèse : quand le texte religieux est narratif, ne faut-il pas le métaphoriser pour le conceptualiser ? N’est-ce pas alors un des traits de la lecture philosophique du texte religieux de soutenir que la métaphore vaut littéralement seulement pour le peuple ? Ce qui veut dire que la lecture en question n’identifie pas du tout des métaphores.
Sylvain : A la question de savoir, comme vous le demandez, s'il "faut traiter les métaphores comme des résidus rationnellement inassimilables" ? Cela dépend du type de métaphore. S'il s'agit de catachrèses, alors certainement que non; s'il s'agit de métaphores vives, alors certainement que oui, puisque celles-ci créent un surplus de sens qui fait vivre la pensée philosophique.
Philalethe : j’ai du mal à concevoir un surplus de sens qui ne serait pas in fine rationnellement assimilable ; en revanche je comprends bien que la métaphore soit actuellement rationnellement inassimilable mais si on la traite philosophiquement, n’est-ce pas pour réduire, voire anéantir la différence entre elle et l’énoncé rationnel ? J’imagine que la réponse à cette question ne peut pas ne pas faire intervenir la question de la valeur du discours théologique (le nom de Dieu n’est-il pas une métaphore dont l’irréductibilité au discours rationnel est constitutive ?)
3. Le vendredi 25 mai 2007, 15:16 par philalèthe
En complément du dernier point de ma réponse à Sylvain, ces lignes d'E. Anscombe tirées de son article "Sur la transubstantiation":
"Quand nous appelons quelque chose un mystère, nous voulons dire que nous ne pouvons résoudre les difficultés que pose sa compréhension ni démontrer une fois pour toutes que c'est parfaitement possible d'y parvenir. Néanmoins, nous ne croyons pas que les contradictions et les absurdités puissent être vraies ou que quelque chose de démontrable logiquement à partir de ce qu'on connaît déjà puisse être faux. Et cependant nous pensons qu'il y a des réponses à apporter aux soi-disant preuves de son absurdité, que nous soyons ou non suffisamment intelligents pour les trouver." (Scripta theologica, 29 (1992) pp.603-611)

dimanche 20 mai 2007

Parménide, poète.

1) Dans un tardif prologue à l’Histoire de l’éternité (1936), Borges écrit en 1965 :
« Je dirai peu de choses de la singulière Histoire de l’éternité qui donne son nom à ces pages. Je parle au début de la philosophie platonicienne ; dans un ouvrage qui aspirait à la rigueur chronologique, il eût été plus raisonnable de partir des hexamètres de Parménide : (« Cela n’a jamais été, ni ne sera jamais car cela est »). » (Oeuvres complètes I La Pléiade p.365)
2) Dans le deuxième essai du même ouvrage, Les Kenningar :
« Une des plus froides aberrations consignées dans les histoires de la littérature sont les formules énigmatiques, ou kenningar de la poésie islandaise. Elles eurent leur apogée vers l’an 1000 (…)
Le destructeur de la descendance des géants
Brisa le puissant bison de la prairie de la mouette.
Ainsi les dieux, pendant que le gardien de la cloche se lamentait,
Anéantirent le faucon du rivage.
Le roi des Grecs ne fut pas d’un grand secours
Au cheval qui court par les récifs.
Le destructeur de la progéniture des géants est Thor le Roux ; le gardien de la cloche est un ministre de la nouvelle foi, à cause de son attribut. Le roi des Grecs est Jésus-Christ, pour la raison très indirecte que tel est un nom de l’empereur de Constantinople et que Jésus-Christ n’est pas moins. » (p.386)
3) Dans Contre les mathématiciens, Sextus Empiricus au 2ème siècle cite les premières lignes du poème de Parménide De la nature :
« Les cavales qui m’emportent, m’ont entraîné
Aussi loin que mon cœur en formait le désir,
Quand, en me conduisant, elles m’ont dirigé
Sur la voie renommée de la Divinité,
Qui, de par les cités, porte l’homme qui sait.
J’en ai suivi le cours ; sur elles m’ont porté
Attelés à mon char, les sagaces coursiers.
Des jeunes filles nous indiquaient le chemin.
L’essieu brûlant des roues grinçait dans les moyeux,
Jetant des cris de flûte. (Car, de chaque côté,
Les deux cercles des roues rapidement tournaient),
Cependant que déjà les filles du Soleil,
Qui avaient délaissé les palais de la Nuit,
Couraient vers la lumière en me faisant cortège,
Ecartant de la main les voiles qui masquaient
L’éclat de leur visage. »
Puis le philosophe sceptique explique :
« Dans ces vers, Parménide affirme que Les cavales qui l’emportent sont les impulsions irrationnelles de l’âme, ainsi que les appétits, et que la voie renommée de la Divinité qu’il parcourt, est celle de la spéculation conforme à la raison philosophique qui, en tant que raison, s’efforce, à la façon d’une divine conductrice, de le guider dans la connaissance de toutes choses. Les jeunes filles qui l’ont conduit sont les sens ; la formule Car, de chaque côté les deux cercles des roues rapidement tournaient désigne les oreilles qui servent à percevoir le son ; il a appelé les yeux les filles du Soleil qui avaient délaissé les palais de la Nuit et a dit qu’elles couraient vers la lumière parce que, sans lumière, il est impossible de faire usage des yeux. »
3) Malgré leur platitude les lignes de Borges effacent les vers traduits; celles de Sextus ne détournent pas de la poésie de Parménide.

jeudi 17 mai 2007

Flash-back: Anscombe et Platon, le petit esclave et la petite fille.

Elisabeth Anscombe a prononcé en 1988 une conférence à Pampelune à l’Université de Navarre ; elle a pour titre Human essence (L’essence humaine). J’y découvre le passage suivant, traduit de l'anglais par mes soins :
“Dans le Ménon, Socrate conduit un esclave, en lui posant des questions, à voir que la diagonale donne la longueur du côté du carré qui est le double de l’original. On dit souvent qu’il pose des « questions orientées » - mais vous pouvez me poser le nombre de questions orientées que vous voulez sur la dynastie des Han et je ne serai pas capable d’y répondre si je ne sais rien sur elle -. Pour répondre à cette objection faite à Platon, j’ai entrepris de démontrer sa position avec une petite fille de neuf ans, qui, comme l’esclave, n’avait jamais fait de géométrie. J’ai commencé avec un dessin que j’ai appelé « un carré » et j’ai posé la question de Socrate : quelle longueur aura le côté d’un carré deux fois plus grand ? A mon étonnement et à mon grand plaisir, l’enfant a répondu exactement comme l’avait fait l’esclave et nous avons procédé exactement comme dans le dialogue, parce qu’elle n’a pas cessé de dire ce que l’esclave avait dit. Je fus convaincue que ce célèbre passage du dialogue n’était pas une fiction. » (Human life, action and ethics p.33 2005)
C’est étonnant.
On est porté à interpréter le dialogue avec le petit esclave quasi comme une parabole, illustrant une conception rationaliste, d’abord, au premier degré, des mathématiques et ensuite, par élargissement, de la vérité. L’esprit de l’esclave, par la jeunesse et le statut social de son possesseur, c’est l’esprit de tout homme quand il est vierge de toutes les acquisitions doxiques. C'est comme une expérience de pensée que Platon aurait faite.
Or voilà une lecture psychologiste, l'expérience devient réelle : tout enfant interrogé habilement ( mais Anscombe a expliqué, par comparaison avec des questions historiques, qu’on ne peut pas faire la genèse des réponses en se référant simplement aux questions) répond en fait de la sorte. L’esclave a donc pu être un esclave réel.
C’est toute une pédagogie des mathématiques que l’interprétation d’Anscombe suggère.
La démonstration serait en effet sur le bord des lèvres de tout être raisonnable ; elle ne ferait pas partie d’un jeu de langage qui, comme les autres, s’apprendrait. A moins que ça ne soit un jeu qu’on sache jouer dès le premier coup ?
A tout hasard, voici le texte anglais: "In the Meno, by asking questions Socrates leads a slave to see that the diagonal gives the length of the side of the square double the original one. it is often said that he asks "leading questions" - but you can ask me any number of "leading questions" about the Han dinasty in China and I won't be able to answer them if I never knew any thing about it. In response to this objection to Plato I once undertook to demonstrate his point with a nine-year -old girl who, like the slave, had never learned any geometry. I started with a drawing which I called "a square", and asked Socrates´question: how long will the side be of a square twice as big ? To my astonishement and pleasure the child answered just as the slave did and we proceeded just as the dialogue did, because she always said the next thing that the slave did. I became convinced that this famous bit of the dialogue was no fiction."

lundi 14 mai 2007

Diogène et les élections municipales en Euzkadi.

J’ouvre aujourd’hui dans ce blog une nouvelle rubrique qu’on pourrait intituler : les usages contemporains et non-philosophiques de la philosophie antique. J’invite les lecteurs à la nourrir de leurs témoignages.
Ma réflexion a été stimulée par le titre d’un article du journal espagnol el País daté d aujourd’hui : Les difficultés de Diogène au Pays Basque.
L’article, rédigé par José Luis Barbería, commence par ces lignes :
« Comme Diogène qui déambulait sur l’agora athénien, une lanterne à la main, à la recherche d’un homme libre, ainsi les partis constitutionnalistes basques vont cherchant et recherchant parmi leurs membres et sympathisants des gens disposer à remplir leurs listes électorales. »
La référence est moyennement exacte, Diogène Laërce la rapportant ainsi :
« Ayant allumé une lanterne en plein jour, il dit : « Je cherche un homme » (VI 41)
A dire vrai, son interprétation divise les érudits, comme le fait comprendre la note de Marie-Odile Goulet-Cazé :
« Selon l’interprétation traditionnelle, Diogène ne trouve personne méritant l’appellation d’ « homme », au sens d’homme véritable, digne de ce nom. J.P. Dumont, Des paradoxes à la philodoxie , L’Ane 37, 1989, p. 44-45, donne de cette phrase une interprétation nominaliste : Diogène chercherait l’Idée d’homme, que l’Académie de Platon essaie de définir, et ne la trouverait pas. Un de ses arguments serait que Diogène, s’il avait voulu dire « Je cherche un homme » (il me semble qu’il vaudrait mieux écrire alors « un Homme »), aurait utilisé andra et non anthropos. Il me semble cependant que dans l’hypothèse nominaliste, l’article aurait été nécessaire devant anthropos et l’on peut par ailleurs signaler des cas où anthropos signifie l’individu, non l’homme en tant qu’espèce (VI 56), ou encore l’homme en tant que doté des qualités dignes d’un homme (VI 40, 60, et surtout 32 où les anthropoï sont opposés aux katharmata, les ordures). »
C’est en tout cas la première interprétation que le journaliste présente, il dit dans le corps de l’article tenir la comparaison du philosophe espagnol Fernando Savater.
Reste que ce n’est pas du tout fidèle à la philosophe cynique d’enrôler son principal représentant dans la défense de la vie politique. Pour les lecteurs qui ne le comprendraient pas, je renvoie sur ce point à un de mes derniers billets sur les philosophes antiques et la grève.
Néanmoins, si on réalise que le parti politique en question est le Partido Popular (droite espagnole nationaliste) et qu’il y a eu de nombreux attentats meurtriers de l’ETA contre ses représentants au Pays Basque, la référence à Diogène n’est tout de même pas complètement insensée : il ne manquait pas de cran, certes pour une toute autre cause que la cause politique !

Commentaires

1. Le lundi 21 mai 2007, 23:35 par Nicotinamide
J'osai à peine écrire ce commentaire. Puisque je n'ai pas de vergogne, je le laisse tout de même. Je lisais un article, Cynism and christianity from the middle ages to the renaissance, où S. Matton étudie la réception du cynisme dans l'éthique et la littérature chrétienne. Référence à l'utilisation de la lanterne :
"The image of Diogenes with his lantern also crops up time and again and is occcasionally put to imaginative use. The carthusian Polycarpe de la Rivière tries to show in his Angelique (1626), how hard it is for a man really to know himself, knowing, as he does, not the essence but only the accidents of things. He claims that if diogenes went about in broad daylight with a lantern, saying that was loocking for a man, it was precisely to show that, in order to reach a true understanding of what a man is, it was necessary to go beyond the external shape and form by which we normally judge and define him. Again in his trois discours pour la religion catholique : des miracles, des saints et des images (1600), the jesuit Louis Richeome denounce the blindness of men, adding that a "christian diogenes, using his lantern to seek out those who venerated miracles, would have trouble finding one man in a thousand"
2. Le mardi 22 mai 2007, 08:12 par philalèthe
Merci beaucoup pour ce texte que vous auriez eu tout à fait tort d'avoir la pudeur de garder pour vous !
Il est en effet très intéressant. A dire vrai, Polycarpe de la Rivière ( quel étrange pseudonyme !) et Louis Richeome font un usage distinct de l'historiette: le jésuite est dans la ligne de Diogène (il n'y a pas d'homme digne de ce nom); en revanche Polycarpe n'accuse pas les hommes mais souligne les limites de la connaissance spontanée. La lanterne devrait aider à voir mieux car il y a quelque chose à découvrir sous les apparences. Dans le premier usage (Richeome), c'est la médiocrité de l'objet connu qui est mis en évidence; dans le deuxième, c'est celle de la connaissance.
3. Le mercredi 20 juin 2007, 23:45 par Nicotinamide
Votre lecture est aussi la mienne sauf en ce qui concerne la ligne Richeome-Diogène. Je doute qu'un Cynique veuille dire "il n'y a pas d'homme digne de ce nom" plutôt il n'y a pas d'homme qui corresponde à votre idée d'homme.

mercredi 9 mai 2007

Flash-back: Epictète, al-Kindî et le bateau.

Dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale (1996), dirigé par Monique Canto-Sperber, Charles Butterworth consacre un article à la philosophie morale de l’Islam ; il y évoque le philosophe médiéval al-Kindî (800-866) et un de ses ouvrages, l’Epître à propos d’un stratagème pour repousser les chagrins. Ce livre est construit autour d’une allégorie destinée à convaincre du caractère toujours négatif de la possession, quelle qu’elle soit. Voici comment Butterworth la présente :
« Notre passage à travers ce monde de corruption ressemble à celui des gens embarqués sur un bateau et qui vont « vers un but, leur propre lieu de repos, qu’ils espèrent atteindre ». Lorsque le bateau s’arrête afin qu’ils puissent vaquer à leurs affaires, quelques-uns le font en vitesse et retournent trouver des sièges larges et commodes. D’autres, qui, eux aussi, s’acquittent vite de leurs tâches mais font une pause pour regarder les beaux paysages autour d’eux et pour se réjouir des arômes délicieux, reviennent au navire et trouvent des sièges plus étroits et moins commodes. D’autres encore, qui errent ici et là ramassant des objets, ne trouvent que des places incommodes et sont très gênés par ce qu’ils ont rapporté. D’autres, enfin, s’éloignent du bateau, tellement épris de la beauté de la nature autour d’eux et des objets à ramasser qu’ils oublient leurs affaires actuelles et même le but du voyage. Parmi ces derniers, ceux qui entendent l’appel du capitaine et reviennent avant que le bateau ne parte, trouvent des places très inconfortables. Quelques-uns s’éloignent tellement du bateau qu’ils n’entendent jamais l’appel du capitaine ; laissés derrière, ils périssent dans des conditions horribles. Quant à ceux qui sont revenus au bateau chargés d’objets, ils souffrent tant à cause de l’étroitesse de leurs places, l’odeur de leurs possessions en train de se décomposer et le mal qu’ils se donnent pour les protéger qu’ils deviennent malades, et quelques-uns meurent. Seuls les deux premiers groupes arrivent à la fin du voyage sains et saufs, mais même les hommes du deuxième groupe sont néanmoins très gênés par l’étroitesse de leurs sièges. » (p. 741)
Je pense à un autre bateau et à d’autres passagers, ceux dont parlait le stoïcien Epictète à Nicopolis vers 108, discours qu’écoutait attentivement son disciple Arrien et qu'il rapporta ainsi dans le Manuel :
« Comme au cours d’une traversée, quand le navire a jeté l’ancre dans un port, si tu en descends pour aller chercher de l’eau fraîche, tu peux ramasser une chose accessoire au bord du chemin, un coquillage, une petite racine, il te faut pourtant avoir l’esprit tendu vers le bateau et te retourner constamment, de peur que peut-être le pilote ne t’appelle, et que, s’il t’appelle, tu doives abandonner toutes ces choses, afin que tu ne sois pas embarqué dans le navire, ficelé comme un mouton, de la même manière, dans la vie, si, à la place d’une petite racine, ou d’un coquillage, on te donne une femme et un enfant, rien n’empêche. Mais si le pilote fait retentir son appel, cours vers le navire en laissant toutes ces choses, sans te retourner en arrière. Et si tu es vieux, ne t’éloigne pas un moment loin du navire, de peur qu’il arrive que tu manques à l’appel. » ( traduction de Pierre Hadot Classiques de poche p.168).
Certes entre les deux textes, il y a des différences. Entre autres : dans la parabole stoïcienne, descendre du bateau, c’est naître ; y monter, c’est mourir. En revanche, dans celle de al-Kindî, la vie est l’ensemble que constitue la traversée et les haltes. Le point de départ du voyage, c’est la naissance ; son point d’arrivée, c’est la mort.
Je note aussi que, si al-Kindî disqualifie toute possession, c’est seulement l’attachement à la possession que le stoïcisme condamne. Enfin, s’il semble que dans les deux cas l’identité du capitaine n’est pas douteuse, c’est le prophète dans le texte médiéval et Dieu dans le texte antique. Mais bien sûr le Dieu du texte médiéval n’a pas grand-chose à voir avec le Dieu stoïcien. Le premier est révélé par le Coran (mais démontrable par la raison, expliquera plus tard Averroès) ; le second est connu seulement par la raison car en effet les stoïciens sont supposés savoir et ne croire en rien.
Reste l’idée commune que la vie sur terre doit être ordonnée en fonction de la navigation en mer…

Commentaires

1. Le samedi 12 mai 2007, 13:01 par herve
"Certes entre les deux textes, il y a des différences. Entre autres : dans la parabole stoïcienne, descendre du bateau, c’est naître ; y monter, c’est mourir. En revanche, dans celle de al-Kindî, la vie est l’ensemble que constitue la traversée et les haltes. Le point de départ du voyage, c’est la naissance ; son point d’arrivée, c’est la mort."
Excusez-moi, je n'ai pas relu de commentaires sur le passage d'Epictète auquel vous vous référez, mais s'agit-il de la mort ?
Si le pilote est Dieu, le navire n'est-il pas la destinée, la nécessité, invoquée à la fin du Manuel ?
Le navire fait escale, ce qui signifie que la nécessité n'est pas toujours pressante, elle offre des moments d'accalmie ; ne pas trop s'éloigner est cependant requis pour que nous ne soyons pas tirés par une destinée ("afin que tu ne sois pas embarqué dans le navire, ficelé comme un mouton") que nous aurions oubliée, délaissée, en nous laissant absorber par les petits plaisirs de la vie.
La fin du passage plaide également en ce sens : s'il s'agissait de la mort, il ne serait pas requis lorsque "tu es vieux" de rester près du navire. C'est seulement si l'âge affaiblit nos ressources qu'il ne faut pas trop musarder ici et là pour répondre le plus rapidement possible à l'appel de la nécessité.
2. Le samedi 12 mai 2007, 15:59 par philalèthe
J’ai bien conscience que l’interprétation que j’ai donnée du sens de la parabole d’Epictète est discutable, mais, ayant eu seulement comme fin dans ce billet de rapprocher le philosophe stoïcien du philosophe musulman, je n’ai pas approfondi cette question.
Aussi ai-je repris à Pierre Hadot l’ interprétation qu’il expose dans son édition du Manuel. Pour plus ample information, la voici donc:
« L’escale à terre, c’est la vie ; le coquillage ou la racine, les objets que l’on peut rencontrer dans la vie et auxquels on peut s’attacher, c’est-à-dire finalement une femme, des enfants ; le pilote, c’est Dieu ou la Nature ou le Destin. L’appel du pilote pour regagner le bateau après l’escale, c’est l’ annonce de la mort. Il faut y répondre de bonne grâce pour éviter d’être traîné dans le bateau comme du bétail ; c’est ce qui arrive à ceux qui refusent d’obéir au Destin (cf chap. 53 les vers de Cléanthe) » (p.71-72)
J’ajoute la note qu’il joint à son analyse :
« Peut-être est ici présente l’image de Charon, le passeur des morts, cf la note de A-J. Festugière, à propos d’un texte de Télès (II, 16) dans Deux prédicateurs de l’Antiquité, Télès et Musonius, p.23, n.20. »
Concernant votre propre interprétation, elle me gêne sur trois points :
a) votre idée d’une nécessité qui laisse des moments d’accalmie correspond-elle pour vous à 1) une diminution réelle (ontologiquement) de la nécessité ou 2) au point de vue de chacun sur la nécessité, point de vue fluctuant en fonction des événements qui le touchent ? Je défendrais 2 car la nécessité est la cause de tous les événements qui me touchent, qu’ils soient pressants ou non.
b) la distinction entre le pilote (= Dieu) et la nécessité (= le navire), même si elle est effectivement justifiable par les vers de Cléanthe que vous et Hadot citez (« Conduis-moi, ô Zeus, et toi, Destinée »), me paraît une distinction verbale correspondant à deux manières de voir la même chose sous deux aspects distincts (Dieu est la Nécessité : ce ne serait pas une tautologie, mais un jugement analytique)
c) si prendre le bateau correspond à un temps de la vie, il me semble que la parabole inviterait à quelque chose comme deux niveaux de vie, ce qui me paraît contraire à l’idée que, quelle que soit l’activité à laquelle je me livre, même la plus contingente (participer à un banquet), c’est en stoïcien que j’y participe (avec la conscience constante de la nécessité constante de tous les événements qui me touchent et dont je dois m’obliger à élaborer une représentation droite)
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3. Le samedi 12 mai 2007, 17:05 par herve
Philalethe
"votre idée d’une nécessité qui laisse des moments d’accalmie correspond-elle pour vous à 1) une diminution réelle (ontologiquement) de la nécessité ou 2) au point de vue de chacun sur la nécessité, point de vue fluctuant en fonction des événements qui le touchent ? Je défendrais 2 car la nécessité est la cause de tous les événements qui me touchent, qu’ils soient pressants ou non.
herve
L'accalmie dont je parle correspond à la possibilité de juger qui m'est laissée et donc à la possibilité de deux niveaux de vie puisque
XLIII "Toute chose a deux anses : l'une par où on peut la porter, l'autre par où on ne le peut pas".
Soit je vis en gardant en vue la nécessité, en ne m'attachant pas aux choses et aux êtres que je rencontre (i.e avoir l'esprit tendu vers le bateau)
Soit je vis en m'attachant indûment (i.e. en perdant le bateau de vue, en me détachant illusoirement de lui)
Dans les deux cas, je suivrai la nécessité : dans l'un de bon coeur, dans l'autre malgré moi.
LIII "Conduis-moi, ô Zeus, et toi, Destinée,
où vous avez fixé que je dois me rendre.
Je vous suivrai sans hésiter ; car si je résistais,
en devenant méchant, je ne vous suivrais pas moins."
L'accalmie est donc la *possibilité* de vivre une vie "bonne" ou de vivre une vie "mauvaise" que me laissent Dieu et la Nécessité.
Dans d'autres passages, Epictète semble admettre un plus grand relâchement de la Nécessité :
XXXVII "Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais pauvre figure, mais celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté."
Sur la "théologie" d'Epictète, s'il en a une, n'étant pas très compétent en la matière, je cours le risque de dire de grosses bêtises :
Soit Dieu et la Nécessité sont la même chose,
Soit la Nécessité *procède* de Dieu, comme la direction prise par le navire procède du principe directeur i.e. le pilote.
4. Le dimanche 13 mai 2007, 10:07 par philalèthe
Hervé :
L'accalmie est donc la *possibilité* de vivre une vie "bonne" ou de vivre une vie "mauvaise" que me laissent Dieu et la Nécessité.
Philalèthe:
La distinction que vous faites entre une possibilité de vivre ou en accord subjectif/objectif avec le destin ou en accord objectif seulement est tout à fait stoïcienne. Elle correspond à la liberté qu’a l’esprit dans ce monde nécessaire de se le représenter comme il est (nécessaire donc) ou non.
Mais il me semble que vous ne pouvez pas identifier cette possibilité à ce que vous appelez l’accalmie dans la mesure où cette dernière est temporaire, accidentelle (selon vous, entre deux appels du pilote) alors qu’une telle possibilité est inhérente à l’esprit humain.
Hervé :
Dans d'autres passages, Epictète semble admettre un plus grand relâchement de la Nécessité :
XXXVII "Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais pauvre figure, mais celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté."
Philalèthe :
Je comprends ici le rôle comme social : on peut alors entendre « y faire pauvre figure » de deux manières : 1. ne pas être à la hauteur du rôle social 2. ne pas parvenir à accomplir éthiquement le rôle social.
Je défendrai 2 dans la mesure où le Manuel est un manuel de savoir-vivre éthique et non social.
On pourrait prendre comme exemple de rôle social « assister à une lecture publique » : « aux lectures publiques d’un tel ou tel, n’assiste pas sans raison et sans réflexion. Et si tu y assistes, garde ta gravité et ton calme et en même temps ta bienveillance. » (33)
Interprété ainsi, le passage ne se réfère pas à la nécessité : même si on prend un rôle au-dessus de ses forces, on accomplit le Destin.
Hervé
Sur la "théologie" d'Epictète, s'il en a une, n'étant pas très compétent en la matière, je cours le risque de dire de grosses bêtises :
Soit Dieu et la Nécessité sont la même chose,
Soit la Nécessité *procède* de Dieu, comme la direction prise par le navire procède du principe directeur i.e. le pilote.
Philalèthe :
La parabole du bateau et du pilote par l'extériorité physique du pilote par rapport au bateau ouvre en effet la voie à la distinction que vous faites mais je n’ai pas en tête de texte confirmant cette procession dont vous parlez (ne faites-vous pas comme une lecture néoplatonicienne de cette distinction ?). Le deuxième passage, tiré d’Euripide, que cite Epictète en 53 laisse en tout cas moins de prise à votre interprétation : « Quiconque a consenti, comme il faut, à la nécessité est à nos yeux un sage et connaît les choses divines ».
Dans ces conditions, la parabole ne serait à mes yeux pas philosophiquement mutilée si le bateau était équipé d’un pilotage automatique avec appel programmé par haut-parleur !
Il me paraît prudent cependant de laisser ce point ouvert (il faudrait pour le régler étudier à la loupe la manière dont Epictète-Arrien articule les concepts de Dieu et de nécessité dans les Entretiens)
5. Le dimanche 13 mai 2007, 13:04 par herve
XXXVII "Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais pauvre figure, mais celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté."
Philalèthe :
Je comprends ici le rôle comme social : on peut alors entendre « y faire pauvre figure » de deux manières : 1. ne pas être à la hauteur du rôle social 2. ne pas parvenir à accomplir éthiquement le rôle social.
Je défendrai 2 dans la mesure où le Manuel est un manuel de savoir-vivre éthique et non social.
On pourrait prendre comme exemple de rôle social « assister à une lecture publique » : « aux lectures publiques d’un tel ou tel, n’assiste pas sans raison et sans réflexion. Et si tu y assistes, garde ta gravité et ton calme et en même temps ta bienveillance. » (33)
Interprété ainsi, le passage ne se réfère pas à la nécessité : même si on prend un rôle au-dessus de ses forces, on accomplit le Destin.
Hervé
Je comprends votre interprétation, mais ce qui m'importe surtout dans ce passage c'est "celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté".
Cela semble donner un côté uniquement négatif à la Nécessité : je ne peux accomplir tel rôle qui est au-dessus de mes forces donc nécessairement j'échoue. Oui mais, il y en a un autre que j'aurais pu remplir : la Nécessité ne m'a pas appelé vers le lieu où je dois me rendre, elle a simplement dit "non" quand je suis allé vers un lieu qui n'était pas le bon. Ce dernier est "laissé de côté".
A confronter au XVII :
"Souviens-toi que tu es comme un acteur dans le rôle que l'auteur dramatique a voulu te donner : court s'il est court ; long s'il est long. S'il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le encore convenablement. Fais de même pour un rôle de boîteux, de magistrat, de simple particulier. Il dépend de toi, en effet, de bien jouer le personnage qui t'est donné ; le choisir appartient à un autre."
Là, la Nécessité ne dit pas seulement "non", elle met un texte dans la bouche de l'acteur, il joue bien ou mal son rôle.
Entièrement d'accord avec vous sur la théologie d'Epictète, il vaut mieux en effet laisser la question ouverte.
6. Le lundi 14 mai 2007, 13:45 par philalèthe
Intéressant. Il y a à première vue contradiction entre 37 et 17.
17 ne donne pas la possibilité de choisir le personnage mais celle d'accomplir bien n'importe quel rôle.
37 retire cette possibilité (il y a des rôles au-dessus de mes forces) et en revanche accorde la possibilité de choisir le rôle.
Suivant Hadot, je crois qu'il s'agit de conseils contradictoires du point de vue de la théorie mais pas du point de vue de la pratique. Dans les deux cas, il s'agit d'engager à une vie raisonnable: dans certaines situations (A), c'est raisonnable de penser que mon rôle est le bon; dans d'autres (B) que je n'ai pas encore trouvé le bon rôle.
Si je vis A en ayant à l'esprit 37, cela débilitera ma volonté; inversement, si je vis B avec 17 en tête, cela diminuera ma maîtrise de moi. Dans cette perspective, les considérations théoriques ne sont que des moyens adaptés à des situations diverses afin d'encourager à vivre raisonnablement.
Quant à la question du rôle de la Nécessité, il faudrait clarifier la relation entre nécessité et volonté. Que le choix soit volontaire ou non (dans ce dernier cas il est pathologique au sens kantien), il est nécessaire. C'est difficile de comprendre comment le choix libre est nécessaire (Chrysippe avec son exemple du cylindre en a donné une formulation imagée) mais c'est impératif, je crois, de n'introduire dans cet univers aucune contingence, sinon du point de vue subjectif (l'avenir m'est sur le plan du gouvernement mental, si je puis dire, ouvert)
7. Le vendredi 18 mai 2007, 14:19 par herve
Merci beaucoup pour votre réponse qui me donne envie de lire les commentaires de Pierre Hadot.
Que du bonheur (raisonnable) en perspective...