Dans Quelque part dans l'inachevé (Gallimard 1978), le philosophe Vladimir Jankélévitch fait un rapprochement inattendu entre Gracián et le philosophe stoïcien Epictète:
" Gracián a mis au point une défensive et une offensive, et forgé les armes du pénétrant impénétrable. En cela au moins il se rapproche d'Epictète, cet esclave à la merci d'un maître inhumain; Epictète est libre intérieurement d'une liberté autocratique: la forteresse intérieure, la citadelle inexpugnable du vouloir ne sont-elles pas aussi des images guerrières qui exaltent la toute-puissance du microcosme personnel ? Par son repli dans le château fort invisible, le vouloir propre échappe à la violence du pouvoir. Mais cette manoeuvre clandestine n'est pas réservée à l'état de guerre; si elle prend chez Gracián le visage implacable de la réussite ou chez Epictète le visage tout aussi implacable du silence et de la résistance, elle n'en est pas moins présente à chacun de nous, en chaque instant de la durée. Une part de nous-mêmes manoeuvre perpétuellement hors du champ des opérations officielles; notre dessein profond s'exprime sous mille masques, mille ruses qui le rendent parfois méconnaissable." (p.24-25).
C'est au fond n'importe quel philosophe stoïcien qui ne cesse de se penser comme esclave à la merci d'un maître inhumain, ce dernier pouvant se manifester autant à travers un maître inhumain au sens propre qu'à travers les revers de fortune, les maladies, la mort.
Mais transformer le stoïcien en autocrate en guerre avec le monde n'est que partiellement éclairant. Car le stoïcisme est une adhésion justifiée par la raison à l'ordre du monde. Si "le vouloir propre échappe à la violence du pouvoir", c'est parce qu'il se conforme à un ordre du monde dont cette violence est une des manifestations bonnes et nécessaires. Pour résumer, ces lignes confèrent à Epictète une dimension anachroniquement romantique. La sagesse stoïcienne prend des allures fausses de fuite individualiste. Or, le stoïcien a à coeur de se conformer dans la limite du raisonnable aux "opérations officielles". Il n'avance pas non plus masqué: l'impassibilité de son visage ne cache rien, elle donne seulement à voir l'apathie parfaite à laquelle il tend.
S'il fallait à tout prix incarner dans une figure philosophie antique la ruse et le masque, je choisirais - et encore à la rigueur, ce qui veut dire sans rigueur - l'épicurien, porté qu'il est à identifer le "respect" des "opérations officielles" au conformisme indispensable à sa tranquillité d'esprit. L'épicurien navigue entre les écueils sociaux car à participer aux jeux collectifs institués, il sait courir, loin de ses amis, le risque de couler.
Mais transformer le stoïcien en autocrate en guerre avec le monde n'est que partiellement éclairant. Car le stoïcisme est une adhésion justifiée par la raison à l'ordre du monde. Si "le vouloir propre échappe à la violence du pouvoir", c'est parce qu'il se conforme à un ordre du monde dont cette violence est une des manifestations bonnes et nécessaires. Pour résumer, ces lignes confèrent à Epictète une dimension anachroniquement romantique. La sagesse stoïcienne prend des allures fausses de fuite individualiste. Or, le stoïcien a à coeur de se conformer dans la limite du raisonnable aux "opérations officielles". Il n'avance pas non plus masqué: l'impassibilité de son visage ne cache rien, elle donne seulement à voir l'apathie parfaite à laquelle il tend.
S'il fallait à tout prix incarner dans une figure philosophie antique la ruse et le masque, je choisirais - et encore à la rigueur, ce qui veut dire sans rigueur - l'épicurien, porté qu'il est à identifer le "respect" des "opérations officielles" au conformisme indispensable à sa tranquillité d'esprit. L'épicurien navigue entre les écueils sociaux car à participer aux jeux collectifs institués, il sait courir, loin de ses amis, le risque de couler.
Commentaires
Pensez à Epictète, le rôle d'Homme dont dépend les valeurs, les invitations à ne pas se soucier dde l'opinion des autres. (Entretiens). Dans le manuel XL et XXXV par exemple.
Et sénèque qui conseille à l'épistolier de ne pas trop se montrer philosophe lettre VI : "Je veux au dedans dissemblance complète : au dehors soyons comme tout le monde"
Concernant Cicéron, je ne pense pas que le respect des devoirs implique de porter un masque à cause précisément de la valeur (certes relative) des devoirs en question.
Quant à Epictète, je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.
Dans la lettre 6, je ne trouve pas le passage que vous relevez, mais celui-ci qui va dans le sens d'une conformité de la conduite avec la pensée: "Cléanthe n'aurait pas fait revivre Zénon en sa personne, s'il n'eût été que l'auditeur du maître: il a été mêlé à sa vie, il en a pénétré les secrets détails, il a voulu contrôler si vraiment chez lui conduite et principe étaient d'accord"
J'imagine que dans le passage de Sénèque que vous citez, ce dernier avertit Lucilius d'un danger: jouer au philosophe.
Il ne faut porter aucun masque, même pas celui du philosophe. Il faudrait distinguer entre se composer un visage, ce que fait le stoïcien et porter un masque. Le masque cache l'intériorité, le visage composé, lui, montre l'intériorité (c'est une intériorité qui donne de la valeur aux manifestations de soi circonstanciées et extérieures).
Copié-collé des trois quart de la lettre V
« que rien dans ton extérieur ou ton genre de vie n’appelle sur toi les yeux. Étaler une mise repoussante, une chevelure en désordre, une barbe négligée, déclarer la guerre à l’argenterie, établir son lit sur la dure, courir enfin après un nom par les voies les moins naturelles, fuis tout cela. Ce titre de philosophe, si modestement qu’on le porte, est bien assez impopulaire ; que sera-ce si nos habitudes nous retranchent tout d’abord du reste des hommes ? Je veux au dedans dissemblance complète : au dehors soyons comme tout le monde. Point de toge brillante, ni sordide non plus. Sans posséder d’argenterie où l’or massif serpente en ciselure, ne croyons pas que ce soit preuve de frugalité que de n’avoir ni or ni argent chez soi. Ayons des façons d’être meilleures que celles de la foule, mais non pas tout autres ; sinon, nous allons faire fuir et nous aliéner ceux que nous prétendons réformer. Nous serons cause en outre que nos partisans ne voudront nous imiter en rien, de peur d’avoir à nous imiter en tout. La philosophie a pour principe et pour drapeau le sens commun, l’amour de nos semblables ; nous démentirons cette devise si nous faisons divorce avec les humains. Prenons garde, en cherchant l’admiration, de tomber dans le ridicule et l’odieux. N’est-il pas vrai que notre but est de vivre selon la nature ? Or il est contre la nature de s’imposer des tortures physiques, d’avoir horreur de la plus simple toilette, d’affectionner la malpropreté et des mets, non-seulement grossiers, mais qui répugnent au goût et à la vue. De même que rechercher les délicatesses de la table s’appelle sensualité, fuir des jouissances tout ordinaires et peu coûteuses est de la folie. La philosophie veut qu’on soit tempérant, non bourreau de soi-même ; et la tempérance n’exclut pas un certain apprêt. Voici où j’aime que l’on s’arrête : je voudrais un milieu entre la vertu parfaite et les murs du siècle, et que chacun, tout en nous voyant plus haut que soi, se reconnût en nous. « Qu’est-ce à dire ? Ferons-nous donc comme tous les autres ? Point de différence de nous au vulgaire ? » Il y en aura certes une grande ; et qui nous examinera de près la sentira bien. Si l’on entre chez nous, que l’admiration soit plutôt pour le maître que pour les meubles. Il y a de la grandeur à se servir d’argile comme on se servirait d’argenterie ; il n’y en a pas moins à se servir d’argenterie comme si c’était de l’argile. C’est faiblesse d’âme de ne pouvoir supporter les richesses. »
Tiré du je ne sais quoi et presque rien, tome I :
« Appelons masque cette pellicule superficielle, ce visage second qui ne laisse passer le courant d’expression que dans le sens efférent : qu’il serve à intimider par la grimace ou, en général, à avoir l’air c’est-à-dire à paraître un autre qu’on est, le masque oppose toujours un écran ou un obstacle au courant induit de compréhension ; mieux, il dévie ce courant. Le masque est le visage artificiel du pénétrant impénétrable et il est donc à la lettre, l’hypocrisie. » p. 21-22
* En note, Jankélévitch renvoie pour cette expression aux caractères de La Bruyère VIII.
Je suis d'accord avec l'idée que le stoïcien prend au sérieux les manières d'être. Vous ajoutez en plus que toutes les conduites lui sont permises. Ainsi peut-on mendier et être stoïcien, se pendre et être stoïcien; je suis d'accord mais feront la différence les raisons qui justifient la conduite. Certaines mauvaises raisons se manifesteraient par des manières de mendier indignes du stoïcien.
Cependant certains actes ne peuvent pas être réalisés quelle que soit la manière (torturer, violer, voler). Même si ces actions dérivaient d'une fonction sociale (les officia du bourreau par exemple), elles seraient en conflit essentiel avec l'identification d'autrui à un être doté de raison (cf le cosmopolitisme).