Dans un petit ouvrage caustique, drôle et savant, rationaliste sans être pontifiant, intitulé L'imbecillità è una cosa seria et publié en 2016, Maurizio Ferraris essaye de ne pas faire un éloge imbécile de la raison. De son point de vue, l'auteur ne tente en effet pas plus que l'essai : l'imbécile, il ne sait que trop bien que c'est potentiellement lui , en tant que l'intelligence de chacun est la bêtise de soi surmontée, comme la marche est la chute rattrapée. On devine donc que les meilleurs choix philosophiques peuvent être défendus par des imbéciles ou plus aimablement dit, imbécilement. Mais je ne veux pas ici faire un compte-rendu de l'ouvrage, juste éclairer grâce à ce philosophe italien l'idée qu' Internet ne nous rend pas idiots : la raison en est qu'on ne devient pas idiot, on naît idiot (on ne fera pas ici de distinction entre idiotie et imbécillité) :
" La technique, quelle qu'elle soit, ne nous aliène pas, ni ne nous rend stupides. Simplement elle potentialise vertigineusement les occasions de nous faire connaître pour ce que nous sommes : plus présente est la technique, plus grande est l'imbécillité perçue. Nous ne sommes pas du tout plus imbéciles que nos ancêtres, et il est même hautement probable que nous soyons un peu plus intelligents qu'eux. Moins goinfres (avez-vous prêté attention à ce qu'on mange dans les romans du XIXème siècle ?), moins alcooliques (amusez-vous à compter le nombre de bières que Maigret est capable de boire en une journée), plus libéraux et moins autoritaires ou (...) moins enclins au fanatisme (les bûchers de sorcières ne sont plus une pratique courante), moyennement plus instruits et alphabétisés. Et c'est justement là le problème. Dans le monde d'Internet, nous assistons à un phénomène qui, dans son ensemble, peut être considéré comme le fruit des Lumières, celui de la capacité de penser par lui-même : les gens cherchent, se documentent, discutent. Qu'ensuite le fruit de ces pensées autonomes puisse ne pas plaire, quitte même à paraître arrogant, agressif ou simplement imbécile, c'est un fait.
À cause des caractéristiques intrinsèques du Web, aujourd'hui l'imbécillité est donc beaucoup plus documentée et plus répandue." (PUF, 2017 p.36-37)
Pour préciser les intentions de Maurizio Ferraris, il faut avoir à l'esprit sa définition de l' imbécillité " comme aveuglement, indifférence ou hostilité aux valeurs cognitives " (p.12). On aura compris qu'il ne suffit pas de dire qu'on respecte les valeurs cognitives pour ne pas être un imbécile. Il faut encore les respecter réellement. Le rationalisme fanfaron ne peut être qu'un rationalisme imbécile.
À mes yeux, Maurizio Ferraris est un homme des Lumières, mais les meilleures Lumières, aujourd'hui, sont désespérées. Je prends ici désespoir au sens technique que Sartre lui a donné : c'est la conscience lucide que l'avenir n'est jamais gagné d'avance. Comme les mauvaises herbes dans le jardin, il faut donc ne pas cesser d'arracher en soi les rejetons de l'imbécillité, en évitant de le crier sur les toits et d'accuser les autres de ne pas le faire.
Le rationalisme aujourd'hui n'est pas mort, mais il marche sur des oeufs. Très instruit par les fausses rationalités du passé, il s'entraîne à ne pas les écraser, jamais sûr d'y réussir.
Commentaires
Si Descartes a appris de ses précepteurs les vertus du doute et par suite l'exigence de certitude, c'est sans doute bien malgré eux !
C'est comme remercier ses maîtres d'avoir été à ce point médiocres qu'on s'est trouvé contraint de se mettre résolument soi-même à l'étude...
En Hollande, il y eut néanmoins des universitaires de talent, comme les expatriés français Scaliger et Saumaise. Il faudrait également citer le cartésien flamand Arnold Geulincx.
Dans l'Université française déclinante et sclérosée, il y avait tout de même un personnage sympathique. C'était Armand-Jean de Mauvillain, l'ami de Molière, qui venait jouer les Diafoirus dans ses Dîners de cons. Molière disait au Roi qu'il demandait des remèdes à Mauvillain, pour savoir ce qu'il ne devait surtout pas prendre, s'il voulait guérir !
Je doute qu'en cartésien, on puisse s'écrier "mon corps, c'est moi !". Cette pensée même apprend à un cartésien qu'elle est fausse (auto-réfutante). Mais "mon esprit, ce n'est pas plus moi !" Pour vous donner raison, "moi, c'est mon âme et mon corps unis !". Mais c'est une union où l'un des deux paye toujours les frais de l'action de l'autre... Certes je peux aller de l'avant mais généralement alors le corps est dans un tel cas le patient...