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jeudi 13 décembre 2018

" L'imbécilité est une chose sérieuse " est un livre à prendre au sérieux.

Dans un petit ouvrage caustique, drôle et savant, rationaliste sans être pontifiant, intitulé L'imbecillità è una cosa seria et publié en 2016, Maurizio Ferraris essaye de ne pas faire un éloge imbécile de la raison. De son point de vue, l'auteur ne tente en effet pas plus que l'essai : l'imbécile, il ne sait que trop bien que c'est potentiellement lui , en tant que l'intelligence de chacun est la bêtise de soi surmontée, comme la marche est la chute rattrapée. On devine donc que les meilleurs choix philosophiques peuvent être défendus par des imbéciles ou plus aimablement dit, imbécilement. Mais je ne veux pas ici faire un compte-rendu de l'ouvrage, juste éclairer grâce à ce philosophe italien l'idée qu' Internet ne nous rend pas idiots : la raison en est qu'on ne devient pas idiot, on naît idiot (on ne fera pas ici de distinction entre idiotie et imbécillité) :
" La technique, quelle qu'elle soit, ne nous aliène pas, ni ne nous rend stupides. Simplement elle potentialise vertigineusement les occasions de nous faire connaître pour ce que nous sommes : plus présente est la technique, plus grande est l'imbécillité perçue. Nous ne sommes pas du tout plus imbéciles que nos ancêtres, et il est même hautement probable que nous soyons un peu plus intelligents qu'eux. Moins goinfres (avez-vous prêté attention à ce qu'on mange dans les romans du XIXème siècle ?), moins alcooliques (amusez-vous à compter le nombre de bières que Maigret est capable de boire en une journée), plus libéraux et moins autoritaires ou (...) moins enclins au fanatisme (les bûchers de sorcières ne sont plus une pratique courante), moyennement plus instruits et alphabétisés. Et c'est justement là le problème. Dans le monde d'Internet, nous assistons à un phénomène qui, dans son ensemble, peut être considéré comme le fruit des Lumières, celui de la capacité de penser par lui-même : les gens cherchent, se documentent, discutent. Qu'ensuite le fruit de ces pensées autonomes puisse ne pas plaire, quitte même à paraître arrogant, agressif ou simplement imbécile, c'est un fait.
À cause des caractéristiques intrinsèques du Web, aujourd'hui l'imbécillité est donc beaucoup plus documentée et plus répandue." (PUF, 2017 p.36-37)
Pour préciser les intentions de Maurizio Ferraris, il faut avoir à l'esprit sa définition de l' imbécillité " comme aveuglement, indifférence ou hostilité aux valeurs cognitives " (p.12). On aura compris qu'il ne suffit pas de dire qu'on respecte les valeurs cognitives pour ne pas être un imbécile. Il faut encore les respecter réellement. Le rationalisme fanfaron ne peut être qu'un rationalisme imbécile.
À mes yeux, Maurizio Ferraris est un homme des Lumières, mais les meilleures Lumières, aujourd'hui, sont désespérées. Je prends ici désespoir au sens technique que Sartre lui a donné : c'est la conscience lucide que l'avenir n'est jamais gagné d'avance. Comme les mauvaises herbes dans le jardin, il faut donc ne pas cesser d'arracher en soi les rejetons de l'imbécillité, en évitant de le crier sur les toits et d'accuser les autres de ne pas le faire.
Le rationalisme aujourd'hui n'est pas mort, mais il marche sur des oeufs. Très instruit par les fausses rationalités du passé, il s'entraîne à ne pas les écraser, jamais sûr d'y réussir.

Commentaires

1. Le dimanche 6 janvier 2019, 20:50 par gael clapens
En fait Ferraris ne donne sa définition qu'en passant. Il ne l'argumente pas. Il l'a prise chez quelques bons auteurs. Sa conception de la bêtise est plutôt celle d'une inadaptation au milieu et aux choses. Elle est très peu éthique.

mercredi 8 octobre 2014

Qu'est-ce qui fait le bonheur posthume d'un philosophe ?

Cioran, début 1960, écrit dans ses Cahiers:
"Héraclite, Pascal, le premier encore plus heureux que le second, parce que de son oeuvre n'est resté que des débris, - quelle chance pour eux de n'avoir pas organisé en système leurs interrogations ! Le commentateur s'en donne à coeur joie, lui qui aime à combler les lacunes, les intervalles entre les "pensées" ou maximes ; et à divaguer impunément ; il peut sans grand risque construire une figure à sa guise. Car ce qu'il aime lui, c'est l'arbitraire, qui lui donne l'illusion de la liberté et de l'invention : c'est de la rigueur à bon marché." (Gallimard, 1997, p.46)
À ce compte, Wittgenstein est plus heureux que Russell car le premier n'a pas écrit un ouvrage comme La connaissance, sa portée et ses limites (1948), "dernier livre important de Russell" selon Julien Dutant dans Qu'est-ce que la connaissance ? (Vrin, 2010, p.81). Certes Wittgenstein doit être beaucoup moins heureux que n'importe quel présocratique, car rien de son oeuvre n'est perdu. Mais il laisse à cause de son non-systématisme beaucoup de travail aux interprètes. Maurizio Ferraris a écrit en 2004 Goodbye Kant ! Ce qu'il reste aujourd'hui de la Critique de la raison pure (L'éclat, 2009). Mais on n'est pas mûr, je crois, pour écrire un Goodbye Wittgenstein ! Ce qu'il reste des Recherches philosophiques. D'un autre côté, pourquoi pas ?, l'iconoclasme en philosophie est vendeur. On pourrait même imaginer une collection sur le modèle des Que sais-je ? soit en 128 pages, Goodbye Abélard ! Goodbye Anselme ! Goodbye Aristote ! etc.
Ceci dit, Cioran a la dent trop dure avec les commentateurs. Sur ce point, on peut évoquer Georges Duby dans ses Dialogues(1980) avec Guy Lardreau. Ce médiéviste qui nous a beaucoup éclairé sur le 11ème et le 12ème siècles européen, est sensible à la maigreur des sources concernant ces époques et sait qu'un certain rôle est laissé à l'imagination de l'historien :
" (dans) l'histoire d'un passé très ancien où la documentation est lacunaire, (...) la part faite à la liberté du rêve est immense, si déployée que (l'historien) risque de s'en aller à la dérive." (Flammarion, p.45)
Mais il va jusqu'à parler de dégoût pour traduire l'émotion ressentie face à "un roman revêtu des attributs de l'histoire" (p.46) (il s'agit d'un livre de Jean d'Ormesson, À la gloire de l'Empire). Ce qui le dégoûte est que ce livre singe le travail de l'historien et ne se présente pas pour ce qu'il est, un roman (devant donc être jugé en fonction de critères littéraires) :
" Devant ce bel ouvrage, ce livre parfaitement bâti, j'ai ressenti un étrange malaise : je voyais le produit du métier que je fais et que j'aime, qui est de rêver, mais de rêver sur des choses "vraies", dénaturé avec une extraordinaire habileté, parce que cette "histoire" parfaitement imaginaire était présentée bordée de tout l'appareil critique que l'historien professionnel se croit tenu de fournir pour attester la véracité de son information, pour que l'on sache bien qu'il s'appuie sur des "faits vrais". Tout y était : les artifices de la rhétorique historienne, les clins d'oeil aux confrères, une bibliographie, des notes au bas des pages, faisant référence à des ouvrages dont certains étaient inventés, dont d'autres ne l'étaient pas ; j'ai eu l'impression vraiment de la profanation, de la transgression de l'impur, éprouvant un sentiment de répulsion." (ibid.)
Je doute qu'aujourd'hui les auteurs singeant les philosophes s'embarrassent de tant d'appeaux pour semer la confusion dans les esprits, la facilité dans certains domaines n'étant plus dorénavant une faiblesse mais une norme. Reste qu'on doit bien pouvoir avec un peu d'attention faire le départ entre les délires sur Héraclite, Pascal, Wittgenstein (enfin tous les vraiment énigmatiques) et les commentaires, interprétations qui sont réellement de l'histoire de la philosophie. Je terminerai sur ces lignes de Duby encore :
" Si nous avons perdu la prétention d'élever l' histoire au rang des sciences exactes, gardons la volonté d'affûter nos outils." (p.54)
En remplaçant "histoire" par "philosophie", on a une règle tout à fait rationnelle.

Commentaires

1. Le jeudi 9 octobre 2014, 05:43 par pagelas nesc
bien sûr que si qu'on est mûr pour écrire un goodbye Witters !
Mais pas un d'Ormesson puisqu' il entre dans la Pléiade
2. Le jeudi 9 octobre 2014, 11:57 par Philalèthe
Certes on voit bien que vous ne faites pas partie de la bande à W. pour laquelle le troisième W. est prometteur et à vraiment découvrir de plus près...
Ceci dit, comme j'aimerais lire un Goodbye W. écrit par vous ! D'autant plus que, si j'ai bien compris, Goodbye n'est pas dans ce cas synonyme de Anti...