vendredi 27 février 2015

Le philosophe cruche.

Dans une lettre à Hugo Boxel, Spinoza écrit que "la plus belle main, vue au microscope, doit paraître horrible" (Oeuvres complètes, La Pléiade, p.1238). Se rapprocher de la main lui enlève fort heureusement une propriété qui, du point de vue spinoziste, se fait passer à tort pour réelle, intrinsèque à la chose, mais n'est "qu'un effet en celui qui regarde".
Imaginons maintenant que cette belle main appartienne à une jeune fille séduisante en entier et passons du philosophe hollandais à Épictète :
" Un combat entre une jolie fille et un jeune philosophe débutant est un combat inégal. " Cruche et pierre, comme on dit, ne vont pas ensemble."" (Entretiens, III, 12, 12)
C'est dans le cadre d'un exercice que ce proverbe est cité : il s'agit de s'exercer à s'abstenir d'une fille. Seulement, comme dans tout exercice, il faut progresser graduellement et il ne convient pas de se mettre immédiatement à l'épreuve d'une belle fille car le stoïcien ici n'est qu'un apprenti ne maîtrisant pas toutes ses représentations.
À la différence de l'insensé cartésien qui se prend à tort pour une cruche et s'attribue une vulnérabilité imaginaire, le stoïcien en herbe se tromperait à ne pas s'attribuer une vulnérabilité réelle. Loin d'être cruche, la fille est pierre (certes, pierre par hasard dans cette rencontre-ci, elle pourrait être cruche dans une autre). Tel l'homme ordinaire, tantôt pierre, tantôt cruche selon les aléas des circonstances.
En revanche c'est à se pétrifier irréversiblement que doit tendre le jeune philosophe ! La pierre qu'il sera une fois pour toutes aura, elle, une impénétrabilité essentielle parce qu'acquise volontairement par l'exercice et non due accidentellement aux hasards de la vie.
Pour ce faire, Sandrine Alexandre dans son fort instructif Évaluation et contre-pouvoir (Millon, 2014) indique comment on doit résister au choc d'une jeune fille ; c'est la leçon stoïcienne, exposée à plusieurs reprises par Marc-Aurèle dans les Pensées : il s'agit de voir les dessous physiques des choses attirantes, en l'espèce avoir sur la jeune fille affolante ce qu'on pourrait appeler le regard médico-légal. Lisons Sandrine Alexandre :
" La jeune fille apparaît comme le paradigme de l'objet susceptible de ne pas être "réduit" par le débutant qui n'arrivera jamais à déconstruire la belle désirable en chair, os, tendons..." (p.154)
Je suis porté à identifier une telle description matérialiste à une connaissance neutre de l'essence réelle, mais Sandrine Alexandre conseille à ses lecteurs d'y voir plutôt un procédé, analogue à celui de tordre un bâton tordu dans un sens dans l'autre, pour le redresser finalement, dit autrement, insister sur le repoussant, inaperçu au premier abord dans le séduisant, pour rendre l'objet du désir fou à sa neutralité axiologique consubstantielle. Aussi une jolie jeune fille n'est-elle pas plus 90% d'eau qu'une étoile scintillante, dans ce cas la tautologie est finalement la plus éclairante; être un stoïcien parvenu à maturité, c'est être capable de ne voir dans la jolie jeune fille qu'une jolie jeune fille.

Commentaires

1. Le samedi 28 février 2015, 10:54 par Monfeu
1°) Ces "insensés... qui s'imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre" (Méditation I), vulnérabilité imaginaire qui fait immédiatement suite à une puissance imaginaire ("... ils assurent qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus..."). Ce serait très probablement la réaction primaire ("mais quoi ? ce sont des fous") qu'on aurait devant des épicuriens déclarant qu'ils sont "comme [des] dieu[x] parmi les hommes".
2°) « ...ne voir dans la jolie jeune fille qu'une jolie jeune fille. »
Le « ne...que » n'est-il pas contredit par la persistance des termes évaluatifs «jolie » et « jeune » ? A moins que le stoïcien (parvenu à maturité, pour reprendre vos propos ) n'ajoute : « maintenant j'emploie ces mots en les débarrassant de la charge passionnelle aveuglante qu'ils comportaient lors de la première expérience ». Il faut neutraliser le langage pour se (ou le) soustraire à tout assentiment à la représentation. La "neutralité axiologique", si elle est possible, est bien le résultat d'un processus dynamique: l'image du bâton qu'on tord dans l'autre sens est appropriée en ce sens-là. Mais comment comprendre cette image commune, sinon en jouant une passion contre une autre, ce qui cesse d'être stoïcien si on juge toute passion mauvaise ? Je viens à bout de la séduction qu'exerce sur moi un objet par le dégoût qu'est censée m'inspirer la représentation de sa composition matérielle, organique (à moins d'être aristotélicien en admettant qu'il y a aussi des dieux dans la cuisine...). Le danger de cette technique de lutte contre les passions est l'illusion de liberté qu'elle peut entraîner, argument spinoziste bien connu :"L'expérience nous apprend qu'il n'est rien dont les hommes soient moins capables que de modérer leurs passions (...) ils se croient libres cependant, et cela parce qu'ils n'ont pour un objet qu'une faible passion, à laquelle ils peuvent facilement s'opposer par le fréquent rappel du souvenir d'un autre objet. " (je me permets un N.B.: cette manœuvre pourrait bien être tentée en cas de passion forte également)
La "maturité stoïcienne", ce serait de parvenir à neutraliser le désir sans avoir recours à une passion contraire, car comme l'écrivait Malebranche : vaincre une passion par une autre, ce n'est pas cesser d'être esclave, c'est seulement changer de maître. Belle formule mais qui demanderait examen à son tour...
2. Le samedi 28 février 2015, 12:52 par Philalethe
Merci pour ces réflexions.

1º) La réaction que vous appelez primaire par rapport à la philosophie est exemplifiée une fois pour toutes par la servante thrace du Théétète. Ceci dit, ladite servante refrénerait sa moquerie en réalisant d'abord qu' Epicure présente à la fin de la lettre le terme lointain de l'apprentissage - Ménécée devra s'y exercer jour et nuit - et que ce terme n'est pas atteint par une transformation de l'identité du disciple (homme il est, homme il reste) mais par l'acquisition par lui, humain, d'une des propriétés intrinsèques et naturelles des dieux, la tranquillité continue de l'esprit. Seul un faux épicurien pourrait se faire passer pour un dieu vivant au milieu des  hommes ordinaires et lui, en effet, déclencherait le rire effréné des servantes.
2º) Je suis d'accord ; "ce n'est qu'une jolie jeune fille" dans la bouche du stoïcien réalisé correspond à un jugement sans émotion conforme aux joliesse et jeunesse réelles de ladite personne.
Pour le reste, voici quelques lignes éclairantes de Sandrine Alexandre :
 "aussi est-il possible d'interpréter le procédé qui joue sur le conflit entre deux surévaluations, comme un usage stratégique des passions, ou plus justement de ces "commencements de passions", ces réactions involontaires (προπάθειαι, δέγμοι, morsus, principia proludentia affectibus, agitatio, ictus) que l'on qualifierait de "quasi-passions" puisqu'elles n'impliquent pas l'assentiment (...) Marc Aurèle vise à susciter une émotion que l'on ne devrait pas ressentir." (p.167-168)

En revanche je ne vois pas en quoi cet usage thérapeutique de la quasi-passion contraire favorise l'illusion de la liberté ;  il est fondé bien plutôt sur la connaissance du rôle des passions dans la genèse de l'autonomie de l'esprit. Certes le stoïcisme n'accorde pas aux quasi-passions en question une autre fonction que de remèdes sous le contrôle d'une raison souveraine - c'est au niveau de la souveraineté de la raison que stoïciens et spinozistes se sépareraient, les derniers donnant aux passions une fonction essentielle dans la vie raisonnable elle-même, mais c'est une autre histoire -
3. Le dimanche 1 mars 2015, 11:02 par Monfeu
1) Aux yeux de la servante thrace (à ce propos voir le beau livre de Blumenberg) la seule poursuite de cet idéal est aussi déraisonnable que la prétention de l'avoir atteint, ce dont se garde bien le sage, comme on peut s'y attendre. Thales, dans sa chute, mérite aussi peu d'apitoiement que Icare : un Bruegel réduit l'événement à un simple épisode anecdotique qui ne doit troubler ni le laboureur ni le pâtre ni le pêcheur, ce qui fait mentir le récit d'Ovide qui pourtant l'inspire et qui commence par dire que ces trois personnages prennent pour des dieux nos deux candidats à l'évasion. Montaigne se rallierait à coup sûr au rire de la servante thrace , mais nous sommes d'accord sur la lettre à Menecée...
2)D'autre part, si l'argument de Spinoza ne porte pas , du moins tel qu'il est formulé dans la lettre à Schuller, c'est bien parce que la passion dont on se sert pour neutraliser la première n'en est pas une. Du simple fait qu'elle est convoquée ou sommée de comparaître à l'aide du souvenir (qui plus est répété) du même "objet", elle n'est pas subie mais voulue. Quasi passion ou plus du tout passion, comme on voudra.
4. Le dimanche 1 mars 2015, 11:16 par Philalethe
1) Malheureusement je n'ai pas lu le livre de Blumenberg auquel vous faites allusion...
Certes si la servante thrace a vraiment les pieds sur terre, alors prétendre s'envoler vaut tout aussi peu à ses yeux que se croire au ciel...
Intéressante votre remarque sur Bruegel et Ovide.
Quant à Montaigne et la servante, je me permets de vous renvoyer à ce billet
http://www.philalethe.net/post/2005...
2) Une passion produite à dessein ne reste-t-elle pas une passion ? Si je vais voir un film d'horreur pour avoir peur, la peur ressentie n'est-elle pas une passion ? Si je décide de cultiver le souvenir d'un parent défunt il y a quelque temps, la tristesse qui m'envahit n'est-elle pas une passion ?
5. Le dimanche 1 mars 2015, 14:20 par Monfeu
Je comprends bien votre objection mais serons-nous d'accord pour dire qu'une passion dont on planifie l'apparition n'en est pas une au même degré que celle qui nous prend au dépourvu ? C'est ainsi que je comprends l'expression "quasi passion", mais si je me trompe sur ce point, je me laisse convaincre facilement de l'intérêt de la lecture de l'ouvrage de Sandrine Alexandre. Merci pour cette référence et pour le lien sur Montaigne et la servante moqueuse ...
6. Le dimanche 1 mars 2015, 14:42 par Philalèthe
Oui, bien sûr je vous l'accorde ; la peur par exemple est plaisante parce qu'elle est désirée, ce que n'est pas la peur dont on est vraiment victime...

samedi 14 février 2015

"Bête comme un peintre" ou "Mieux qu'un artiste, cette bête !" ?

Bergson opposait la perception de l'artiste à celle, banalisante et conceptualisée, des hommes ordinaires, préoccupés d'abord par le succès de leurs actions :
" Entre la nature et nous, que dis-je ?, entre nous et notre propre conscience, un voile s'interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète." (Le rire)
Mais Bergson prend soin de souligner deux limites, au moins, de la perception de l'artiste : d'abord il reste en partie homme d'action et donc sa perception demeure partiellement déterminée par le souci de l'efficacité ; ensuite, pour chaque artiste, seul un côté du voile est soulevé.
Or, il semble que cet artiste "comme le monde n'en a point vu encore", c'est-à-dire pour qui tout le voile serait levé, s'incarne désormais pour certains dans l'animal, dans n'importe quel animal.
Serait-ce le signe de temps qui se réjouissent d'ennoblir le vil et d'avilir le noble ? L'animal désormais non seulement endosse une fonction humaine rare, mais la perfectionne au-delà de toute limitation :
" Les animaux possèdent ainsi une remarquable capacité à percevoir des choses que les humains ne peuvent percevoir et une faculté tout aussi incroyable de se souvenir d'informations hautement détaillées dont nous ne pourrions nous souvenir."
C'est Vinciane Despret qui écrit ces lignes dans Que diraient les animaux, si...on leur posait de bonnes questions ? (La Découverte, 2012). Citant Temple Grandin (Animal in translation, 2006), elle poursuit ainsi :
" "Je trouve cela amusant, dit-elle encore, que les gens normaux disent toujours à propos des enfants autistes qu'ils vivent dans leur propre petit monde. Si vous travaillez avec des animaux, vous commencez à réaliser que vous pouvez dire exactement la même chose des gens normaux. Il y a un monde immense, magnifique autour de nous, que la plupart des normaux n'ont pas. " Ainsi, le génie des animaux tient-il à leur formidable capacité à prêter attention aux détails, alors que nous privilégions une vision globale parce que nous tendons à fondre ces détails dans un concept qui nous donne la perception. Les animaux sont des penseurs visuels. Nous sommes des penseurs verbaux." (ibidem, p.71)
Musil était irrité à l'idée qu'un cheval de course puisse être qualifié de génial : alors comment aurait-il réagi à ces lignes attribuant à tout animal le génie de penser visuellement ?
On ne s'étonnera donc pas si l'ouvrage de Vinciane Despret invite de plusieurs manières les éthologues à se distancier des scientifiques de laboratoire (accusés de "faire-science", ce qui veut dire ici produire une image de l'animal qui le mutile et le prive de ses riches capacités) et à prendre comme modèles dans leurs relations avec les animaux les anthropologues .
Quoi qu'on pense de ces lignes qui paraissent réviser ici excessivement à la hausse la conception de l'animal, le texte, dont elles sont extraites, reste fort intéressant à lire.

Commentaires

1. Le dimanche 15 février 2015, 03:59 par gella nescap
C'est quoi un "penseur visuel" ?
Et que sont ces détails que mon chat voit mieux que moi ? Ne les voit-il pas parce qu'il s'occupe de tout autre chose que moi ?
2. Le dimanche 15 février 2015, 10:37 par Philalethe
La vérité semble être que chaque espèce animale a une perception spécifique de la réalité et que les hommes sont les seuls à avoir une perception conceptualisée ; mais on ne se contente pas de dire cela, sobrement, neutrement. On inverse la hiérarchie, "animal is beautiful !" ; il paraît dur d'avoir une connaissance vraie des animaux entre le trop peu et le trop...
3. Le mardi 24 février 2015, 09:36 par Philalethe
Merci pour cette citation qui fait voir en l'outrant le jugement relativement discret que j'ai relevé dans le texte de V. Despret. À la fierté d'être homme succède la honte de ne pas être un animal...
La figure du divin qui métamorphose l'homme dans l'humanisme vient ici ennoblir la bête dans l'animalisme...
Il faudrait arriver au juste milieu entre une conception angélique et une conception bestiale de l'animalité...
4. Le mardi 24 février 2015, 10:10 par Monfeu
Oui, nous avons là -dans la citation- une suggestion que je rencontre pour la première fois : les animaux seraient spontanément bergsoniens et n'auraient pas besoin de consulter Le rire. Encore la question du ...voile, celui des concepts qui nous aveuglent sur le monde. Thèse auto-réfutante puisqu'elle fait appel à ce dont nous devrions, selon elle, nous débarrasser.
5. Le jeudi 26 février 2015, 08:41 par Philalèthe
Ce serait auto-réfutant de formuler conceptuellement la proposition selon laquelle les concepts sont toujours un obstacle à la connaissance de la vérité, mais ça ne l'est pas si la proposition en question soutient que les concepts sont toujours un obstacle à une bonne perception de la réalité : les concepts sont alors indispensables pour connaître l'opposition entre perception conceptuelle (pauvre) et perception non-conceptuelle (riche). Ceci dit, je ne prétends pas que ce que j'écris soit exactement la thèse de Bergson ; je prétends encore moins prendre position sur ce difficile problème. J'ai juste voulu attirer l'attention sur une révision à la hausse de l'animal qui paraît le rapprocher de l'artiste tel que le définit Bergson. Il est en tout cas très clair que ce philosophe ne pense pas l'animal comme cela : pour lui l'animal a une perception non-conceptuelle certes mais totalement conditionnée par le besoin : "il est peu probable que l'oeil du loup fasse une différence entre le chevreau et l'agneau ; ce sont là, pour le loup, deux proies identiques, étant également faciles à saisir, également bonnes à dévorer. Nous faisons, nous, une différence entre la chèvre et le mouton." (Le rire)

mercredi 11 février 2015

Autres temps, mêmes moeurs...


" Certains poètes sont sujets, dans le dramatique, à de longues suites de vers pompeux qui semblent forts, élevés et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement , les yeux élevés et le bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et à mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage ; il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre, que leurs auteurs s'entendaient eux-mêmes, et qu'avec toute l'attention que je donnais à leur écrit, j'avais tort de n'y rien entendre : je suis détrompé." (La Bruyère, Les caractères ou les moeurs de ce siècle, I, 8)
Mutatis mutandis, ce texte vaut aussi pour les penseurs abscons et les jeunesses gaspillées à les déifier en cherchant péniblement à les comprendre.
Ce qui ne veut pas dire éloge sans réserve de la clarté : il y en a des fausses, des plates, des regrettables, des trompeuses, des pauvres, des mensongères etc.,