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samedi 6 janvier 2018

Ce que la philosophie ne doit pas être !

Dans Véracité et vérité (2002), Bernard Williams s'en prend aux négateurs (deniers) ; ce ne sont pas des sceptiques qui, selon lui, se contentent de douter de la possibilité de la connaissance de la vérité ; non, les négateurs, eux, mettent en question l'existence même de la vérité. À vrai dire, Bernard Williams prend au sérieux ces négateurs même s'il pense qu'ils ont tort. En effet ils réalisent lucidement et entre autres qu'on ne peut pas faire l'économie de l'interprétation dans certains domaines comme les sciences historiques par exemple, mais, au lieu de prendre la mesure de la difficulté de distinguer entre interprétations raisonnables et interprétations tendancieuses, " ils ont l'impression que cela a quelque chose à voir avec la vérité et (...) ils étendent leur inquiétude à la notion de vérité elle-même." (Gallimard, 2006, p.19).
Ce qui m'intéresse aujourd'hui est ce qui, d'après Bernard Williams, pousse ces négateurs à ne pas s'en tenir à une simple méfiance épistémique quant aux interprétations :
" (...) animés du désir bien connu de dire quelque chose qui soit à la fois immensément général, profondément important et rassurant de simplicité (...) " (ibidem)
Williams ne le dit pas, mais ce désir n'est-il pas satisfait aussi par la religion ? L'idée me vient au souvenir de ce qu'écrit Freud dans L'avenir d'une illusion (1927). Traitant des dogmes religieux, Freud écrit :
" Comme ils nous renseignent sur ce qui, dans la vie, nous semble le plus important et le plus intéressant, ces dogmes sont estimés particulièrement haut." (trad. Marie Bonaparte, PUF, Paris, 1973, p.35)
Freud a été aussi sensible à l'excessive généralité de tout système philosophique, même s'il a jugé que la philosophie, à cause de son élitisme et de sa difficulté, n'était pas, à la différence de la religion, une menace sérieuse pour la science :
" (...) la philosophie s'accroche à l'illusion de pouvoir livrer une image du monde cohérente et sans lacune, qui doit pourtant s'écrouler à chaque nouveau progrès du savoir." (Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, Paris, p.214-215).
Mais ce désir pointé par Bernard Williams, n'est-il pas possiblement et plus couramment au sein des classes, au coeur même de l'enseignement basique de la philosophie, d'autant plus que l'auditoire est jeune, avide de formules bouleversantes, systématiques et simples à la fois ? Dans ces conditions, apprendre à philosopher sérieusement, c'est cultiver, à contre-courant, dans l'auditoire l'amour du particulier, le souci du secondaire, l'acceptation de la complexité. L'élève devra comprendre que, pour éviter d'être un bullshiter, il aura à se casser la tête sur un problème particulier qui, une fois clarifié, ne clarifiera pas tout. Or, c'est difficile à transmettre car, même s'il a acquis dans sa scolarité un réel esprit scientifique et pas seulement des connaissances scientifiques (ce qui est rare), l'élève attend de l'enseignement philosophique qu'il lui donne accès à de quoi satisfaire le désir repéré par Bernard Williams. S'il est porté à aimer la philo, c'est souvent, sinon contre la science, du moins pour cesser d'être contraint par la discipline qu'elle exige. Comment lui faire accepter que la vérité ne fait pas de cadeau, nulle part, et qu'on ne s'en approche que si on a discipliné le désir de l'avoir toute et tout de suite ?

Commentaires

1. Le dimanche 7 janvier 2018, 18:28 par Geels Clanap
Freud ne connaissait, en matière de philosophie, que la philosophie universitaire de son époque, très élitiste en effet. Des gens comme Spengler ou Keyserling n'étaient pas vraiment tenus comme philosophes, même s'ils sont des précurseurs de nos philosophes pour foules. Mais s'il avait connu les Onfray, Badiou, et autres, il n'aurait pas dit que la philosophie n'est pas comme la religion une menace pour la science
2. Le dimanche 7 janvier 2018, 20:11 par Philalèthe
Oui, la nuisance de la philosophie, je veux dire sa capacité à nuire aux progrès de la raison, est  proportionnelle à sa popularité et inversement proportionnelle à sa qualité...

mercredi 27 mai 2015

Contre un platonisme de la fuite, pour un réalisme sans Réalité !

Dans Vérité et véracité (2002), Bernard Williams prend position contre une lecture de Platon visant à "se procurer un sentiment de pureté et de libération" (Gallimard, 2006, p.173) et donnant accès à "une libération qui nous éloigne de l'humanité" (p.174). Manifestement il condamne tout autant "l'espoir que la règle autoritaire de la raison pourrait améliorer la situation du monde ordinaire" (ibid.) et juge qu'il "a toutes chances de s'éteindre" (p.175). Mais la position du sage volontairement désengagé ne lui convient pas plus (librement on peut lire les lignes qui suivent comme une dénonciation aussi de l'apolitisme épicurien . " l'enquêteur reste à l'extérieur de la caverne et laisse le monde politique en butte aux effets naturels et incurables des appétits, de la violence, de la ruse.").
Néanmoins Williams discerne dans l'oeuvre de Platon une autre ligne, qui permettrait "une libération au bénéfice de l'humanité" (p.174) sans faire le détour par une Réalité absolue ( la réalité suffit à ce philosophe réaliste qui craint qu'à la doter d'une majuscule, on ne soit porté à la juger définitivement cachée "par l'écran de notre expérience ou de notre langage" (p.157)). Il esquisse ainsi une interprétation de l'allégorie de la Caverne qui fait émerger (ce qui correspond chez Platon à) l'extérieur de la caverne de la conscience lucide des insuffisances de ce qu'il y a dans la réalité :
" Platon lui-même s'est précisément trouvé pris dans cette ambiguïté. Dans le fameux mythe de la Caverne de sa République, il propose le tableau d'une évasion hors de la pénombre et de la banalité de la vie quotidienne, en particulier de la vie politique, vers un monde politique de clarté et de lumière. Il y a une ambiguïté qui est normale dans la métaphore dualiste elle-même. Elle oppose une promesse métaphysique au vécu quotidien mais le contenu de la promesse est représenté inévitablement avec les mots du quotidien. En invoquant le soleil, elle nous rappelle qu'il y a déjà quelque chose ici, dans le monde naturel, auquel nous attachons du prix. Toutes les oeuvres dans lesquelles Platon nous apporte la promesse de son dualisme portent la marque de ce conflit implicite. Parfois, il laisse entendre que la vraie beauté et la vraie valeur n'appartiennent pas du tout à ce monde et que ce qui est ici en est seulement une image ou un rappel, une madeleine à la place d'un amour. Mais ailleurs, avec plus de justesse, il laisse entendre que ce dont nous avons besoin est ici, mais seulement sous une forme incomplète, jamais totalement satisfaisante." (p.174)
À quoi revient alors le platonisme s'il ne vise pas la connaissance d'une Réalité à laquelle le sensible participe seulement ? Que reste-il de l'esprit platonicien, une fois les Idées éclipsées ?
Williams semble compter pour satisfaire le désir de vérité, que les Formes étaient censées combler, sur la pratique de la science, pas n'importe laquelle, une science dure, comme la physique par exemple. S'appuyant sur Primo Levi, Williams attend de la science en question qu'elle fasse prendre nettement conscience de la distinction entre la réalité et le désiré et qu'elle permette de cultiver les "vertus de la vérité" (p.175), l' exigence du philosophe anglais étant aussi que ces vertus aient de quoi s'exercer dans la recherche de la vérité en général, ailleurs en tout cas que dans les sciences.
La science comme propédeutique, c'est aussi une thèse nietzschéenne, bonne à rappeler tant domine aujourd'hui l'idée d'un NIetzsche perspectiviste et post-moderne :
" À tout prendre, les méthodes scientifiques sont un fruit de la recherche au moins aussi important que n'importe quel autre de ses résultats ; car c'est sur l'intelligence de la méthode que repose l'esprit scientifique, et tous les résultats de la science ne pourraient empêcher, si ces méthodes venaient à se perdre, une recrudescence de la superstition et de l'absurdité reprenant le dessus. Des gens intelligents peuvent bien apprendre tout ce qu'ils veulent des résultats de la science, on n'en remarque pas moins à leur conversation, et notamment aux hypothèses qui y paraissent, que l'esprit scientifique leur fait toujours défaut : ils n'ont pas cette méfiance instinctive pour les aberrations de la pensée qui a pris racine dans l'âme de tout homme de science à la suite d'un long exercice. Il leur suffit de trouver une hypothèse quelconque sur une matière donnée, et les voilà tout feu tout flamme pour elle, s'imaginant qu'ainsi tout est dit. Avoir une opinion, c'est bel et bien pour eux s'en faire les fanatiques et la prendre dorénavant à coeur en guise de conviction. Y a-t-il une chose inexpliquée, ils s'échauffent pour la première fantaisie qui leur passe par la tête et ressemble à une explication ; il en résulte continuellement , surtout dans le domaine de la politique, les pires conséquences. C'est pourquoi tout le monde devrait aujourd'hui connaître à fond au moins une science ; on saurait tout de même alors ce que c'est que la méthode, et tout ce qu'il faut d'extrême circonspection." (Humain, trop humain I, 635)
À titre de remarque conclusive et légèrement marginale, demandons-nous si l'usage de l'Internet ne maximise pas généralement et au mieux l'obtention des résultats scientifiques au dépens de l'intelligence des méthodes.
Si la réponse est positive, se pose un problème : comment à l'école faire d' Internet un moyen d'acquérir et de développer les qualités conditionnant les méthodes en question et leur exercice ?

Commentaires

1. Le vendredi 12 juin 2015, 20:15 par dual
Dans l'esprit de Nietzsche, du moins celui qui échappe au perspectivisme auquel on tend ordinairement à le réduire, on pourrait peut-être comparer les résultats de la science à des édifices auxquels on refuse de retirer l'échafaudage, non seulement pour en rendre la construction compréhensible et la réparation possible, mais pour en assurer la stabilité même...
2. Le samedi 13 juin 2015, 09:00 par Philalèthe
Pour en rester à ce texte de Nietzsche, disons que le constructeur se perfectionne épistémiquement en montant comme il se doit l'échafaudage et que la nature du bâtiment importe peu, pourvu qu'il soit solide.
C'est cette idée de solidité qui me laisse penser que, l'échafaudage enlevé, le bâtiment tiendrait.
3. Le samedi 13 juin 2015, 09:56 par dual
Oui, le bâtiment tiendrait, mais la séparation d'un résultat de ses conditions d'établissement risquerait de favoriser à la longue l'attitude superstitieuse voire religieuse à l'égard de la science dont parle Nietzsche. Il y a une façon de croire en la science qui entre en contradiction avec le véritable esprit scientifique, fait de circonspection et d'auto-défiance. Russell et d'autres diront la même chose...
4. Le samedi 13 juin 2015, 10:12 par Philalèthe
Je vous l'accorde sans réserve.

mercredi 20 mai 2015

Dans Vérité et véracité (2002), Bernard Williams réfléchit aux transformations qu'une population subit au contact des croyances d'une autre. Il défend que ce changement peut être interprété comme " un processus intellectuel d'apprentissage et pas seulement comme le triomphe sociétal d'un style de vie ou d'une organisation sur une autre." Suit alors sans surprise une dénonciation de l'explication relativiste ordinaire d'un tel changement (la population se mettrait à parler comme la population qui l'influence, rien de plus) : " Un relativisme trivial intervient souvent à cet instant, pour dire que ce qu'ils disent est vrai " pour eux " et que ce que nous disons est vrai "pour nous". Si cela veut dire quelque chose, cela constitue une forme d'interprétation, une forme qui, en particulier, comprend leurs affirmations, et les nôtres de telle façon qu'elles n'impliquent pas des explications qui se contrediraient mutuellement (...) Ce style de relativisme se présente souvent, non sans complaisance, comme une garantie de l'égalité des hommes, un refus d'imposer nos conceptions aux autres, mais, en fait, si tant est qu'il fasse quelque chose, il se contente d'imposer une de nos conceptions plutôt qu'une autre. Il déclare forfait avant que le vrai travail de compréhension des ressemblances et des différences entre les hommes soit même entamé." (Gallimard, 2006, p 72-73) Or il existe aussi une conception relativiste de la philosophie : selon elle, par exemple Platon n'aurait pas plus, ou moins, raison que Nietzsche ; chaque philosophie formant une totalité auto-suffisante à juger selon ses propres critères internes de vérité et de cohérence, on pourrait seulement affirmer que c'est dans le cadre de la pensée de Platon, Nietzsche, etc. que p est vrai ou non ou que plusieurs propositions sont logiquement compatibles ou non. Reste que le texte cité, à quelques aménagements près, garde a`mes yeux toute sa force contre cette forme noble de relativisme ou peut-être plus exactement, cette forme vulgaire de relativisme appliquée à un objet noble. Le vrai travail de compréhension commencerait alors quand on chercherait à déterminer dans quelle mesure les philosophes se ressemblent ou diffèrent dans leur connaissance de la réalité. Certes cela donnerait une histoire de la philosophie que certains jugeraient honteuse, étayant leur condamnation sur l'argument suivant : " il n'existe pas de définition neutre philosophiquement de la réalité et pas plus de connaissance neutre de la réalité " et donc concluant que c'est un philosophe embusqué qui nécessairement se cacherait derrière le prétendu historien non-relativiste. En fait ce que je viens d'écrire revient finalement à reconnaître une platitude : que le philosophe relativiste ne peut pas accepter une histoire non relativiste de la philosophie. Bien sûr mais rien à craindre de son verdict : il ne peut pas vouloir faire partager universellement les raisons de son refus sans se mettre en contradiction avec lui-même, histoire bien connue, mais, à première vue, pas encore définitivement assimilée. " Mais assimiler quelque chose définitivement en philosophie, voilà une manière de parler bien scientiste ! " entends-je vociférer. Commentaires 1. Le jeudi 21 mai 2015, 10:45 par dual informel Bonjour, c'est, si je ne m'abuse, exactement le même problème qui se pose à la lecture de Philosophie de l'histoire de la philosophie de Martial Guéroult (ouvrage inachevé paru 3 ans après sa mort, Aubier-Montaigne, 1979). Par exemple, ce passage :« Ils [les systèmes philosophiques] valent, comme ils le prétendent, d’une façon exclusive et absolue, ils sont des vérités totales et non partielles, mais chacun dans sa sphère. Or cette absoluité à l’intérieur d’une sphère propre n’est possible que parce qu’il ne s’agit pas pour chacun d’eux de refléter une réalité qui lui est extérieure, mais de constituer chacun une réalité qui lui est propre et intérieure. » Autrement dit, il n'y a pas de réalité extérieure à laquelle puisse être confronté et jaugé un système philosophique quelconque : le réel étant toujours déjà une image que la pensée s'en forge, l'idée d'une adéquation entre le discours et son objet disparaît d'elle-même. Pour un système philosophique, "avoir une vérité" risque bien de se réduire à "avoir du sens", deux choses fort distinctes, comme chacun l'admettra. Cette discussion, menée par Bouveresse dans le détail, peut être prolongée ici : http://books.openedition.org/cdf/17... 2. Le jeudi 21 mai 2015, 12:48 par Philalèthe Oui, bien sûr ! Merci d'expliciter ce que j'avais effectivement en vue. La citation de Guéroult tombe à point.

Dans Vérité et véracité (2002), Bernard Williams réfléchit aux transformations qu'une population subit au contact des croyances d'une autre. Il défend que ce changement peut être interprété comme " un processus intellectuel d'apprentissage et pas seulement comme le triomphe sociétal d'un style de vie ou d'une organisation sur une autre." Suit alors sans surprise une dénonciation de l'explication relativiste ordinaire d'un tel changement (la population se mettrait à parler comme la population qui l'influence, rien de plus) :
" Un relativisme trivial intervient souvent à cet instant, pour dire que ce qu'ils disent est vrai " pour eux " et que ce que nous disons est vrai "pour nous". Si cela veut dire quelque chose, cela constitue une forme d'interprétation, une forme qui, en particulier, comprend leurs affirmations, et les nôtres de telle façon qu'elles n'impliquent pas des explications qui se contrediraient mutuellement (...) Ce style de relativisme se présente souvent, non sans complaisance, comme une garantie de l'égalité des hommes, un refus d'imposer nos conceptions aux autres, mais, en fait, si tant est qu'il fasse quelque chose, il se contente d'imposer une de nos conceptions plutôt qu'une autre. Il déclare forfait avant que le vrai travail de compréhension des ressemblances et des différences entre les hommes soit même entamé." (Gallimard, 2006, p 72-73)
Or il existe aussi une conception relativiste de la philosophie : selon elle, par exemple Platon n'aurait pas plus, ou moins, raison que Nietzsche ; chaque philosophie formant une totalité auto-suffisante à juger selon ses propres critères internes de vérité et de cohérence, on pourrait seulement affirmer que c'est dans le cadre de la pensée de Platon, Nietzsche, etc. que p est vrai ou non ou que plusieurs propositions sont logiquement compatibles ou non.
Reste que le texte cité, à quelques aménagements près, garde a`mes yeux toute sa force contre cette forme noble de relativisme ou peut-être plus exactement, cette forme vulgaire de relativisme appliquée à un objet noble. Le vrai travail de compréhension commencerait alors quand on chercherait à déterminer dans quelle mesure les philosophes se ressemblent ou diffèrent dans leur connaissance de la réalité.
Certes cela donnerait une histoire de la philosophie que certains jugeraient honteuse, étayant leur condamnation sur l'argument suivant : " il n'existe pas de définition neutre philosophiquement de la réalité et pas plus de connaissance neutre de la réalité " et donc concluant que c'est un philosophe embusqué qui nécessairement se cacherait derrière le prétendu historien non-relativiste.
En fait ce que je viens d'écrire revient finalement à reconnaître une platitude : que le philosophe relativiste ne peut pas accepter une histoire non relativiste de la philosophie. Bien sûr mais rien à craindre de son verdict : il ne peut pas vouloir faire partager universellement les raisons de son refus sans se mettre en contradiction avec lui-même, histoire bien connue, mais, à première vue, pas encore définitivement assimilée.
" Mais assimiler quelque chose définitivement en philosophie, voilà une manière de parler bien scientiste ! " entends-je vociférer.

Commentaires

1. Le jeudi 21 mai 2015, 10:45 par dual informel
Bonjour,
c'est, si je ne m'abuse, exactement le même problème qui se pose à la lecture de Philosophie de l'histoire de la philosophie de Martial Guéroult (ouvrage inachevé paru 3 ans après sa mort, Aubier-Montaigne, 1979). Par exemple, ce passage :« Ils [les systèmes philosophiques] valent, comme ils le prétendent, d’une façon exclusive et absolue, ils sont des vérités totales et non partielles, mais chacun dans sa sphère. Or cette absoluité à l’intérieur d’une sphère propre n’est possible que parce qu’il ne s’agit pas pour chacun d’eux de refléter une réalité qui lui est extérieure, mais de constituer chacun une réalité qui lui est propre et intérieure. » Autrement dit, il n'y a pas de réalité extérieure à laquelle puisse être confronté et jaugé un système philosophique quelconque : le réel étant toujours déjà une image que la pensée s'en forge, l'idée d'une adéquation entre le discours et son objet disparaît d'elle-même. Pour un système philosophique, "avoir une vérité" risque bien de se réduire à "avoir du sens", deux choses fort distinctes, comme chacun l'admettra. Cette discussion, menée par Bouveresse dans le détail, peut être prolongée ici : http://books.openedition.org/cdf/17...
2. Le jeudi 21 mai 2015, 12:48 par Philalèthe
Oui, bien sûr ! Merci d'expliciter ce que j'avais effectivement en vue. La citation de Guéroult tombe à point.

lundi 11 mai 2015

Contre une école ouverte sur le monde ! À bas les images, vivent les concepts ! La Forme, au lieu du Forum !

Dès 2002 dans Truth and thruthfullness, Bernard Williams nous a mis en garde :
" (...) L'Internet paraît devoir créer pour la première fois ce que Marshall McLuhan prophétisait comme conséquence de la télévision, un village planétaire, quelque chose qui a les désavantages et de la mondialisation et du village. Sans doute offre-t-il quelques sources d'information fiables à ceux qui en ont besoin et qui savent ce qu'ils cherchent, mais en même temps il nourrit ce qui fait l'occupation principale des villages : le cancan. Il construit une prolifération de forums consacrés à un échange libre et déstructuré de messages pleins de propos, de fantaisies, et de supputations qui sont amusants, superstitieux, scandaleux ou malintentionnés. Les chances que beaucoup de ces messages soient vrais sont faibles et la probabilité que le système lui-même aide quelqu'un à repérer ceux qui seraient vrais est encore plus faible. À cet égard, la technologie postmoderne nous a ramenés dialectiquement, mutadis mutandis, à une vision du monde prémoderne et les chances qu'on a d'acquérir des vérités par ces moyens sont, sauf pour ceux qui ont déjà un savoir qui puisse les guider, analogues à celles qu'on avait au Moyen Age. Dans le même temps, le caractère mondial de ces conversations fait que la situation est pire que dans un village où au moins on pouvait rencontrer, et peut-être se trouver obligé d'écouter, des personnes qui avaient des croyances et des obsessions différentes. Comme certains esprits critiques préoccupés par l'avenir de la discussion démocratique l'ont fait remarquer, l'Internet donne une plus grande facilité à des bataillons d'extrémistes auparavant isolés de se trouver et de parler uniquement entre eux." (Vérité et véracité, essai de généalogie, NRF Essais, 2006, p.256-257)
Ainsi, dans Athènes mondialisée, Socrate n'aurait-il aucune chance de se faire entendre des passants. Un quidam se laisserait-il aborder qu'il se détournerait au plus tôt de cet empêcheur de penser vite. Avec tant d'informations mises avec succès sous sa main, pourquoi donc prêter l'oreille à des tentatives et, en plus, si théoriques ?
Tant que la lenteur ne sera pas reconnue, au moins à l'égal de la vitesse - mais dans des circonstances distinctes - comme une qualité épistémique (ce qui est au fond tout à fait classique et cartésien), on peut craindre qu'on n'appelle culture l'aptitude à trouver le plus rapidement possible ce qui prétend être des informations relatives à ce qu'on cherche.
Mais elles se profilent déjà les écoles faisant pratiquer aux élèves gavés de faits ("ils savent plus de choses que nous au même âge") un régime amaigrissant à base de lectures de vrais livres, de prises de notes stylo à la main et de réflexions solitaires. Tels les disciples de Pythagore condamnés pour un temps au silence, les élèves de ces institutions heureusement si "loin de la vie" seront conduits à se détourner un temps (un temps seulement, rassurez-vous) des bruits chaotiques de la planète, je n'ose pas dire pour contempler les Formes, les Figures ou les Nombres mais au moins pour prendre le temps d'acquérir les concepts permettant entre autres de mettre à leur place les images, aussi sensationnelles qu'elles puissent être.
Quant au projet de régler l'Internet, Bernard Williams en a vu aussi le danger :
" Aucune démocratie libérale ne peut se permettre de trop décourager la parole expressive, brouillonne, voire intolérante, ni d'exercer un contrôle tatillon sur qui la publie et comment et elle ne peut pas forcer les gens à penser aux affaires publiques et politiques. Dans le même temps, les droits fondamentaux de la société libérale et les libertés démocratiques elles-mêmes dépendent du développement de la protection des méthodes qui servent à découvrir et à transmettre la vérité, et cela demande que le débat public prenne peu ou prou la forme d'une version approchée d'un marché idéal. Résoudre la quadrature de ce cercle doit être le but primordial de la créativité institutionnelle dans les États libéraux." (ibid, p.260)
Certes, pour entendre ces lignes, il faut penser que la vérité existe (mais très souvent, loin, très loin de soi), qu'elle se découvre et pas n'importe comment (entre autres il ne suffit pas de s'éloigner physiquement de chez soi ! Ah ! les vertus imaginaires du voyage...)
Mais ne dit-on pas trop souvent à nos marmots que chacun a sa vérité et qu'elle est déjà là en lui, les laissant imaginer à tort que la culture narcissique de ce qu'on appelle leur identité est précisément le chemin vers la vérité, la Leur bien sûr.

Commentaires

1. Le dimanche 17 mai 2015, 12:42 par pelgec nasal
merci de nous rappeler ces références
très utiles.