Diogène Laërce termine son Vème livre, celui qu’il consacre à Aristote et à sa postérité, par le récit de trois impostures qu’il attribue au dernier des aristotéliciens évoqués, Héraclide du Pont. A ce niveau du récit, Laërce n’a alors consacré que peu de lignes à Héraclide (destinées à identifier ses maîtres et à le décrire physiquement ) mais en revanche il a présenté un long catalogue de ses ouvrages. Après avoir vanté la variété de son style, il brosse sa vie et là je suis surpris car il n’y est question que de coups fourrés, et ratés qui plus est. Certes cela commence par un haut fait :
« Par ailleurs, il passe pour avoir libéré sa patrie, qui était sous la domination d’un tyran, en tuant le monarque, comme le dit Démétrios Magnès dans ses Homonymes. » (89)
Mis à part que la suite du texte porte à douter de la véracité d’un tel acte, Michel Narcy, d’une note érudite, rend à César ce qui lui revient et ne laisse du coup plus rien à Héraclide :
« Confusion probable avec un autre élève de Platon, Héraclide d’Eneium, qui, en 359, tua le roi des Odryses Kotys Ier. »
Vient ensuite la première supercherie :
« Lequel (il s’agit toujours de Démétrios Magnès) rapporte à son sujet ce qui suit : « Il nourrissait un serpent pris tout jeune et devenu adulte (ce détail plaide en faveur d’une fort longue préméditation) ; se trouvant sur le point de mourir, il ordonna à l’un de ses fidèles de dissimuler son corps et de placer le serpent sur le lit, pour qu’on le crût passé chez les dieux. Tout cela fut fait (que le disciple ait obéi sans ciller en dit long sur la valeur du maître…). Et au beau milieu des citoyens qui escortaient Héraclide et chantaient ses louanges, le serpent, ayant entendu leurs acclamations, se dégagea des vêtements et sema le trouble chez la plupart. Plus tard, toutefois, tout fut dévoilé et Héraclide fut vu non tel qu’il paraissait, mais tel qu’il était. » (90)
Certes mettre sa mort en scène fait partie de la pédagogie bien entendue, quand on est philosophe antique. Socrate a donné l’exemple et depuis, pas question de mourir n’importe comment : quelquefois le philosophe a même l’imagination si éveillée qu’il se lance dans deux morts différentes, qu’on repense à Diogène autant capable de mourir en chien (mais quel chien !) qu’en surhomme, les deux en fait revenant au même.
Je ne reprocherai donc pas à Héraclide de penser à la manière de disparaître la plus frappante pour les survivants . Ce qui est insupportable dans son cas, c’est d’abord la naïve prétention de passer dans le camp des dieux ; c’est digne en effet d’un empereur fou, du genre Caligula, mais pas d’un disciple de Platon et d’Aristote ; ensuite c’est l’absence, pour ce faire, de tout effort ; si encore, payant de sa personne, il avait essayé par quelque épreuve douloureuse de se transmuer en dieu, on l’aurait trouvé certes vaniteux mais au moins téméraire. On est loin de tout cela ; c’est une mort tout ce qu’il y a de plus banale qu’il fait déguiser en métamorphose divine ; il lui suffit d’un disciple abruti et d’un reptile quasi dressé. C’est du cirque, cette mort, mais du plus mauvais quand le public ne reste pas longtemps prisonnier du merveilleux mais a vite l’intelligence du truc.
Laërce, qui par ses épigrammes constantes laisse deviner une once de méchanceté (Schadenfreude comme on dirait en allemand : de la joie face aux dommages subis par autrui), ne loupe pas l’occasion et tourne le couteau dans la plaie :
« Tu voulais aux hommes laisser la rumeur, Héraclide,
A tous, qu’à ta mort tu avais repris vie sous la forme d’un serpent.
Mais tu t’es trompé pour avoir rusé : car, oui, la bête
Etait un serpent, mais toi, on t’a pris à faire la bête, non le sage (n’oublions pas tout de même que les cyniques nous ont appris qu’il y avait une manière sage, autant qu’une manière bête, de faire la bête) » (ibidem)
Et, comme si la répétition versifiée ne suffisait pas, Laërce enfonce définitivement le clou :
« Hippobote rapporte aussi l’histoire. »
Sur sa lancée, il raconte deux autres forfaitures. Voici la première :
« Hermippe, de son côté, dit qu’une famine ayant envahi la région, les habitants d’Héraclée demandèrent à la Pythie de les en délivrer, et qu’Héraclide corrompit par de l’argent à la fois les envoyés et la susdite Pythie, de façon qu’elle proclamât qu’ils seraient délivrés du mal si Héraclide, le fils d’Eutyphron, de son vivant recevait d’eux une couronne d’or, et après sa mort était honoré comme un héros (sa présomption n’avait pas encore atteint son niveau maximal : elle ne lui faisait ambitionner que le statut de héros…) Le prétendu oracle fut rapporté, et ses inventeurs n’y gagnèrent rien. Car aussitôt couronné au théâtre, Héraclide fut frappé d’apoplexie (on notera que même si elles n’illustrent que sa médiocrité, Héraclide a, comme les meilleurs, plusieurs morts…) et les envoyés furent tués par lapidation. Mais la Pythie aussi, descendant à la même heure dans la partie du sanctuaire interdite aux profanes, marcha sur un des serpents et, mordue, expira sur le champ. Et voilà pour la mort de notre homme. » (91)
Georges Roux dans Delphes, son oracle et ses dieux m’avait appris il y a de cela bien longtemps que la Pythie était une pauvre fille droguée par les fumées des plantes qu’on faisait se consumer à ses pieds. Habituée donc à formuler des phrases semi délirantes qui donnaient matière à interprétation aux prêtres rémunérés à des fins clarificatrices, elle n’avait pas dû longtemps rechigner quand les acolytes d’Héraclide lui avaient soufflé ce qu’il fallait proférer.
Ceci dit, c’est un tout autre serpent qui entre ici en scène, non plus un soumis, mais un justicier, assez lucide pour deviner qu’avec des fautes professionnelles de cette gravité les prêtresses allaient apporter bien vite de l’eau aux moulins libertins de l’époque.
C’est alors que vient le récit qui le fait voir en faussaire. Ce qui pousse le lecteur désormais échaudé à regarder avec une froideur certaine le catalogue déjà mentionné :
« Par ailleurs, Aristoxène le musicien dit qu’il est aussi l’auteur de tragédies et qu’il les signa du nom de Thespis (mythique poète). Et Chaméléon dit qu’Héraclide le pilla pour écrire son ouvrage sur Hésiode et Homère. Mais Antidoros l’Epicurien s’en prend aussi à lui, contredisant son ouvrage De la justice. En outre, Denys le Transfuge (ou Spintharos, selon certains) ayant écrit son Parthénopée, le signa du nom de Sophocle. L’autre, y ayant cru, en prit à témoin des passages pour l’un de ses propres traités, dans l’idée que c’était du Sophocle. Quand Denys s’en aperçut, il lui révéla ce qui était arrivé ; mais comme Héraclide refusait de le croire, il lui écrivit de regarder l’acrostiche ; et il contenait « Pancalos » : c’était le bien-aimé de Denys. Mais comme, ne le croyant toujours pas, Héraclide disait qu’il était possible qu’il en fût ainsi par hasard, Denys lui écrivit à nouveau en réponse : « Tu trouveras aussi cela :
A.On ne prend pas au piège un vieux singe.
B.Si, on le prend : ce n’est qu’une question de temps.
Et en outre : « Héraclide ne sait pas ces lettres, et n’en a pas honte. » » (92)
Laërce en a fini : il passe aux homonymes (il faudrait un jour consacrer un billet à l’habitude qu’il a de finir chaque vie par la liste si longue des homonymes célèbres. Imaginez une biographie de Sartre se terminant par l’énumération exhaustive de tous les autres Sartre célèbres : cela contribuerait doucement mais sûrement à enlever au fameux nom propre son aura)
Finie donc la liste des impostures d’Héraclide du Pont. Je suis sûr en tout cas qu’elles n’ont rien de commun avec les impostures cyniques (qu’on se rappelle ! Les Chiens n’ont pas dédaigné de fabriquer de la fausse monnaie). Mais si les philosophes aboyants faisaient prendre des vessies pour des lanternes, c’est qu’ils en avaient gros sur le cœur à propos des fausses lumières. Rien de tel chez Héraclide : lui il veut en jeter plein la vue…
Cher lecteur, n’imaginez surtout pas que ce billet rende justice à Héraclide du Pont. Les objectives encyclopédies nous apprennent qu’astronome d'avant-garde il fut le premier avec Aristarque de Samos à formuler l’idée héliocentriste et même à soutenir que la sphère terrestre tournait sur elle-même. Que cela soit clair, je réfléchis sur des textes, je ne fais revivre personne… Je commente juste, comme si c’était la Bible, une pauvre compilation, longtemps dédaignée par les autorités philosophiques. Dans une autre vie, peut-être, je mettrai des notes en bas de pages des manuscrits des vrais penseurs. Ici je m’essaie simplement à penser un peu sur un faux penseur…