Dans le premier volume de La mise en scène de la vie quotidienne (1959), Erving Goffman distingue l'acteur sincère de l'acteur cynique :
" Quand l'acteur ne croit pas en son propre jeu, on parlera alors de cynisme par opposition à la "sincérité " qu'on réservera aux acteurs qui croient en l'impression produite par leur propre représentation." (Les Éditions de Minuit, 1973, p. 25)
Les cyniques sont alors divisés en deux groupes : ceux qui trompent leur public " dans le dessein de satisfaire leur " intérêt personnel " ou d'en tirer un bénéfice privé " et ceux qui trompent leur public " pour le bien présumé de ce public ou pour le bien de la collectivité, etc." (ibid. p.26). En vue de donner des exemples de ce cynisme que j'appellerai altruiste, Goffman ajoute :
" Il est facile d'en donner des exemples, sans avoir même à évoquer le cas de comédiens très célèbres tels que Marc-Aurèle ou Hsun Tzu. "
Mais quels sont les exemples ordinaires pris à la suite destinés à faire comprendre ce qu'est le cynisme altruiste ?
" (...) Médecins amenés à prescrire des placebos ; pompistes résignés à contrôler plusieurs fois de suite la pression des pneus pour des conductrices inquiètes ; marchands de chaussures qui vendent à leurs clients des souliers dont la pointure est la bonne mais qu'ils présentent comme étant celle (trop grande ou trop petite) que souhaite la cliente ; autant d'exemples d'acteurs cyniques à qui leurs publics ne permettent pas d'être sincères."
Trois types de professionnels rendant donc un excellent service au client tout en le trompant pour son bien. Voyons donc Marc-Aurèle sous ce jour : cela conduit en premier lieu à inférer que les Pensées ne sont pas des textes écrits par l' empereur en vue de se modifier mais en vue de modifier le lecteur. Pourquoi pas ? Mais Marc-Aurèle est-il médecin ou pompiste ou chausseur ?
Les Pensées comme placebo ? C'est cruel pour le stoïcisme, mais concevable : Marc-Aurèle aurait su que la seule efficacité de ses conseils vient de la croyance dans leur efficacité. Sauf qu'on aurait affaire à un médecin qui n'aurait prescrit de toute sa carrière que des placebos... Il aurait fait semblant de transmettre des vérités sur la bonne vie en sachant que la bonne vie est produite par la croyance en l'existence de règles de bonne vie. Cette révision à la baisse de Marc-Aurèle dépasse de loin celle à laquelle a procédé Pierre Vesperini et pourrait conduire à mettre dans le même panier les moralistes de tout bord...
Dois-je alors plutôt voir Marc-Aurèle en pompiste ? Il est vrai que l'auteur se répète beaucoup. Ne serait-ce que pour s'adapter à l'anxiété supposée de ses lecteurs ? Le retour des mêmes thèmes aurait -il pour fin non d'assurer son auteur de la vérité de ses croyances mais de rassurer des lecteurs craignant d'avoir mal compris ?
Quant au Marc-Aurèle, chausseur, comment le comprendre ? Marc-Aurèle ne parle pas directement de son texte dans les Pensées. Où dirait-il sur son oeuvre quelque chose de faux dans le but de communiquer les vérités à son public ?
La suite du texte de Goffman va-t-elle m'éclairer ? Le sociologue y évoque deux exemples de cynisme altruiste, distincts des précédents, puisqu'il s'agit désormais non plus de conduites d' "experts" mais de conduites, disons, de "dominés" :
" De même, dans les hôpitaux psychiatriques, des malades compatissants feignent parfois, me semble-t-il, de présenter des symptômes bizarres afin de ne pas décevoir les élèves-infirmières par un comportement normal. De même encore, des subordonnés qui réservent à des supérieurs en visite la réception la plus somptueuse qu'ils puissent offrir, peuvent dans ce cas ne pas obéir seulement au désir égoïste de gagner leur faveur mais s'efforcer par délicatesse de mettre le supérieur à l'aise en reconstituant le genre de vie auquel il est censé être habitué."
Il s'agit donc de dominés trompant le dominant en vue de lui faire plaisir et pas seulement avec une arrière-pensée égoïste. Cela dit, comment identifier l'empereur romain à un dominé ? Non, c'est insoutenable.
Je suis donc réduit à deux possibilités : ou bien Marc-Aurèle exposerait des pensées qu'il ne tient pas pour vraies mais qu'il présente comme vraies à ses lecteurs en vue de leur rendre service, c'est le donneur de placebos ; ou bien il exposerait des pensées qu'il tient pour vraies mais sous une forme à laquelle il ne donne de la valeur que parce qu'il sait que le public y tient : ainsi pourrait-il faire semblant de s'adresser à lui-même, sachant que la croyance du lecteur dans l'intimité des pensées contribue, en leur donnant un prix, à l'acceptation de la vérité de ces mêmes pensées (ça pourrait être le Marc-Aurèle mentant sur la pointure des chaussures).
Cela dit, Erving Goffman reconnaît qu'un comédien cynique peut se prendre à son jeu et se transformer en comédien sincère :
" Durant les quatre ou cinq dernières années, un couple marié, d'origine paysanne, avait dirigé l'hôtel touristique de l'île (de Shetland), dont il était propriétaire. Dès le début, ces personnes s'étaient imposé de faire abstraction de leurs propres conceptions de l'existence, pour offrir à la clientèle bourgeoise de l'hôtel toute la gamme des services et des commodités qu'elle pouvait attendre. Mais petit à petit, les directeurs en vinrent à considérer leur mise en scène avec moins de cynisme et se montrèrent de plus en plus conquis par la personnalité que leurs clients leur prêtaient." (p.27)
Qui sait ? Dans cette hypothèse, Marc-Aurèle en est peut-être venu à se prendre pour un philosophe stoïcien ? Mais, s'il avait été sincère, il aurait pu aussi devenir cynique, voire naviguer entre cynisme et sincérité :
" Les professions qui inspirent au public un respect religieux amènent souvent leurs agents à évoluer en ce sens ; non pas parce que ceux-ci prennent progressivement conscience de tromper leur public - en effet, leurs affirmations peuvent fort bien être irréprochables au regard des normes sociales habituelles - mais parce que cette sorte de cynisme leur permet de soustraire leur moi profond au public. On peut même s'attendre dans ce cas à une évolution typique de la croyance, depuis une certaine forme d'adhésion de l'acteur au rôle qu'il est tenu de jouer jusqu'à un va-et-vient entre la sincérité et le cynisme qui permet de passer par toutes les phases et tous les degrés de la conviction." (p.28)
Erving Goffman finit par évoquer un point d'équilibre entre cynisme et sincérité (mais n'est-ce pas plutôt le mensonge à soi-même qui est ainsi décrit ?) :
" (...) on ne peut ignorer l'existence d'une sorte de point intermédiaire où l'on peut se tenir au prix d'une relative lucidité sur soi. L'acteur peut tenter d'amener son public à juger et lui-même et la situation qu'il instaure d'une façon déterminée, et tenir l'obtention de ce jugement comme une fin en soi, sans pour autant croire vraiment qu'il mérite l'appréciation escomptée et qu'il donne une indiscutable impression de réalité." (p.29)
C'est peut-être le rapport que le professeur de philosophie entretient avec ses croyances sur la valeur de la philosophie...