mercredi 30 mai 2012

Locke : que voulaient donc dire les philosophes antiques ? Les interpréter vaut-il la peine ?

Locke consacre la chapitre IX du livre III de l' Essai sur l'entendement humain à l'imperfection des mots. Il vient de souligner combien les mots qui signifient les idées morales sont confus tant ils véhiculent des idées variables selon les locuteurs. Puis viennent ces lignes sur les philosophes de l'Antiquité :
" Il serait inutile de faire remarquer quelle obscurité doit avoir été inévitablement répandue par ce moyen (Locke se réfère à la confusion du vocabulaire moral) dans les écrits des hommes qui ont vécu dans des temps reculés, et en différents pays. Car le grand nombre de volumes que de savants hommes ont écrit pour éclaircir ces ouvrages, ne prouve que trop quelle attention, quelle étude, quelle pénétration, quelle force de raisonnement est nécessaire pour découvrir le véritable sens des anciens auteurs. Mais comme il n’y a point d’ouvrages dont il importe extrêmement que nous nous mettions fort en peine de pénétrer le sens, excepté ceux qui contiennent, ou des vérités que nous devons croire, ou des lois auxquelles nous devons obéir, et que nous ne pouvons mal expliquer ou transgresser sans tomber dans de fâcheux inconvénients, nous sommes en droit de ne pas nous tourmenter beaucoup à pénétrer le sens des autres auteurs qui n’écrivent que leurs propres opinions, qu’ils le sont de savoir les nôtres. Comme notre bonheur ou notre malheur ne dépend point de leurs décrets, nous pouvons ignorer leurs notions sans courir aucun danger. Si donc en lisant leurs écrits, nous voyons qu’ils n’emploient pas les mots avec toute la clarté et la netteté requise, nous pouvons fort bien les mettre à quartier sans leur faire aucun tort, et dire en nous-mêmes :
''Pourquoi se fatiguer à pouvoir te comprendre, si tu ne veux te faire entendre ?'' ( 10, trad. Coste, Livre de Poche, p.717-718)
On notera néanmoins avec intérêt et étonnement que quelques pages plus loin, l'auteur propose sur le même sujet une argumentation plus mesurée et plus précise aussi :
" 22. Cette incertitude de ces mots nous devrait apprendre à être modérés, quand il s'agit d'imposer aux autres le sens que nous attribuons aux anciens auteurs,
Une chose au moins dont je suis assuré, c'est que dans toutes les langues la signification des mots dépendant extrêmement des pensées, des notions, et des idées de celui qui les emploie, elle doit être inévitablement très incertaine dans l'esprit de bien des gens du même pays et qui parlent la même langue. Cela est si visible dans les auteurs grecs, que quiconque prendra la peine de feuilleter leurs écrits, trouvera dans presque chacun d'eux un langage différent, quoiqu'il voie partout les mêmes mots. Que si à cette difficulté naturelle qui se rencontre dans chaque pays, nous ajoutons celles que doit produire la différence des pays, et l'éloignement des temps dans lesquels ceux qui ont parlé et écrit ont eu différentes notions, divers tempéraments, différentes coutumes, allusions, et figures de langage, etc. chacune desquelles choses avait quelque influence sur la signification des mots, quoique présentement elles nous soient tout à fait inconnues, la raison nous obligera à avoir de l'indulgence et de la charité les uns pour les autres à l'égard des interprétations ou des faux sens que les uns ou les autres donnent à ces anciens écrits ; puisqu' encore qu'il nousimporte beaucoup de les bien entendre, ils renferment d' inévitables difficultés, attachées au langage, qui, excepté les noms des idées simples et quelques autres fort communs, ne sauraient faire connaître d'une manière claire et déterminée le sens et l'intention de celui qui parle, à celui qui écoute, sans de continuelles définitions des termes. Et dans les discours de religion, de droit et de morale, où les matières sont d'une plus haute importance, on y trouvera aussi de plus grandes difficultés." (trad. Coste p.728)

samedi 26 mai 2012

Les sceptiques, les Chewong et les cyniques : voir ou ne pas voir l'animal pour ce qu'il est.

Les sceptiques ont été minutieusement attentifs aux différences entre les humains et les animaux. En s'appuyant sur elles, ils ont défendu la relativité des biens et des maux, variables en effet selon les espèces et leurs organes sensoriels :
" Les feuilles de l' olivier sont comestibles pour la chèvre, elles sont amères pour l'homme ; la cigüe est une nourriture pour la caille, elle est mortelle pour l'homme ; le fumier est comestible pour le porc, non pour le cheval ", écrit Diogène Laërce (IX, 79)
Pour en rester au porc, citons encore Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes (Livre I, 14, 56 ) :
" Les porcs trouvent plus agréable de se laver dans la fange la plus puante que dans une eau claire et pure " (trad. Pellegrin, Points, p. 85)
On doit ainsi aux sceptiques d'avoir promu une connaissance non anthropomorphique des animaux.
D' une connaissance anthromorphique de l'animal et plus précisément de ses goûts et dégoûts, on trouve un bon exemple dans la société Chewong (groupe ethnique de langue môn-khmère vivant en Malaisie) :
" Le chien qui mange des excréments sous les maisons est persuadé de dévorer des bananes, tandis que les éléphants se voient les uns les autres comme des humains (...) un Chewong qui endosse le "vêtement" d'un tigre continuera à voir le monde comme humain." (Par-delà nature et culture, p. 46-47, 2005)
Philippe Descola explicite le type de cosmologie en jeu en citant une formule d'une autre ethnie, les Bedamuni, vivant eux en Nouvelle-Guinée :
" Lorsque nous voyons des animaux, nous pourrions penser qu'il s'agit seulement d'animaux, mais nous savons qu'ils sont en réalité comme des humains." (ibid. p.48)
Les sceptiques, eux, ont su penser - et avec raison - qu'il s'agit seulement d'animaux. Et les cyniques ?
Sans former une ethnie (!), les cyniques me paraissent par endroits plus proches des Chewong que des sceptiques. C'est ce que me porte à penser l'anecdote rapportant quel profit Diogène tira de l'exemple d’une souris :
" C'est parce qu'il avait, à en croire Théophraste dans son Mégarique, vu une souris qui courait de tous côtés, sans chercher de lieu de repos, sans avoir peur de l'obscurité ni rien désirer de ce qui passe pour des sources de jouissance, que Diogène découvrit un remède aux difficultés dans lesquelles il se trouvait." (Diogène Laërce, VI, 22)
La version de la même histoire rapportée par Élien est encore plus claire du point de vue qui m'intéresse ici :
" Diogène de Sinope, abandonné de tout le monde, vivait isolé. Trop pauvre pour recevoir personne chez lui, il n'était reçu nulle part à cause de son humeur chagrine qui le rendait le censeur continuel des paroles et des actions d'autrui. Réduit à se nourrir de l’extrémité des feuilles des arbres, sa seule ressource, Diogène commençait à perdre courage, lorsqu'une souris, s'approchant de lui, vint manger les miettes de pain qu'il laissait tomber. Le philosophe, qui observait avec attention le manège de l'animal, ne put s'empêcher de rire : sa tristesse se dissipa, la gaieté lui revint. "Cette souris, dit-il, sait se passer des délices des Athéniens; et toi, Diogène, tu t'affligerais de ne point souper avec eux !" Il n'en fallut pas davantage pour rétablir le calme dans l’âme de Diogène " (Histoires diverses, trad. Dacier, 1827) - on laissera de côté la relative incohérence de ce récit : si Diogène ne mange que des feuilles, pourquoi consomme-t-il aussi du pain ? -
Certes je ne prête pas à Diogène de Sinope la croyance que la souris est un humain en vêtement de souris, mais si le philosophe cynique prend comme modèle la souris, c'est précisément qu'il ne la voit pas comme une souris, instance d'un type différent du type humain, mais comme un homme doté de vertus enviables. Dans d'autres anecdotes, ce sera plus difficile de savoir si la souris exemplifie une vertu ou un vice mais elle continuera d'être vue comme un homonculus :
" Devant les souris qui couraient sur sa table, il dit : " Tiens ! Voilà que même Diogène nourrit des parasites !" (VI, 40)
Je ne prétends pas, cela va de soi, que le cynique n'ait pas eu connaissance de l'animalité de l'animal. Reste que dans l'usage philosophique qu'il en fait, il illustre plus l'anthropomorphisme des Chewong que la reconnaissance lucide et sceptique de l' altérité de l'animalité.

mercredi 23 mai 2012

La sauterelle : l'homme en mieux.

Dans le chapitre XXVIII des Essais sur l'entendement humain, Locke présente les relations naturelles :
" Une autre raison de comparer des choses ensemble ou de considérer une chose en sorte qu'on renferme quelque autre chose dans cette considération, ce sont les circonstances de leur origine ou de leur commencement, qui n'étant pas altérées dans la suite, fondent des relations qui durent aussi longtemps que les sujets auxquels elles appartiennent par exemple père et enfantfrèrescousins germains, etc. dont les relations sont établies sur la communauté d'un même sang auquel ils participent en différents degrés ; compatriotes, c'est-à-dire, ceux qui sont nés dans un même pays" (trad. Coste)
Puis Locke explique que toutes les relations naturelles sont loin d'être désignées par le langage :
" Nous pouvons observer à ce propos que les hommes ont adapté leurs notions et leur langage à l'usage de la vie commune, et non pas à la vérité et à l'étendue des choses. Car il est certain que dans le fond la relation entre celui qui produit et celui qui est produit, est la même dans les différentes races des autres animaux que parmi les hommes :cependant on ne s'avise guère de dire, ce taureau est le grand-père d'un tel veau, ou que deux pigeons sont cousins germains."
Or, ce qu'"on ne s'avise guère de dire", rien d'étonnant si le cynique le dit, lui. Voyez Antisthène :
" Marquant son dédain à l'endroit de ces Athéniens qui se vantaient d'être des indigènes, il disait que leur noblesse ne dépassait en rien celle des limaçons et des sauterelles." (Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 1)
Ce qu'explicite la note de Marie-Odile Goulet-Cazé :
" Car limaçons et sauterelles sont aussi des autochtones " (Le Livre de Poche, p. 680)
Plus loin Locke relève ce qu'on appellera la pluralité des champs sémantiques relatives à un même référent :
" L'on ne doit point être surpris que les hommes n'aient point inventé de noms, pour exprimer des pensées dont ils n'ont point occasion de s'entretenir. D'où il est aisé de voir pourquoi dans certains pays les hommes n'ont pas même un mot pour désigner un cheval, pendant qu'ailleurs, moins curieux de leur propre généalogie que de celle de leurs chevaux, ils ont non seulement des noms pour chaque cheval en particulier, mais aussi pour les différents degrés de parentage qui se trouvent entre eux."
Antisthène donnerait-il aussi aux limaçons et sauterelles une généalogie ?
En tout cas, pas comme le paysan le fait avec ses chevaux, pour s'y retrouver facilement dans leur élevage.
Le cynique reste centré sur l'homme ; c'est juste que, pour l'élever vraiment, il le prive de ses propriétés imaginairement nobles.
Xénophane ne faisait-il pas pareil en imaginant un cheval humain, trop humain ?
" Cependant si les boeufs, les chevaux, et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
IIls savaient dessiner, et savaient modeler
Les oeuvres qu'avec art seuls les hommes façonnent
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins, Et les boeufs donneraient aux dieux forme bovine."
À dire vrai, la sauterelle cynique est supérieure au cheval xénophanien : lui, est encore un homme, à sa manière chevaline ; elle, donne l'exemple à l'homme. Qui connaît en effet une sauterelle fière de son origine ?
On l'a souvent dit : l'animal dans sa simplicité muette est pour le cynique un modèle pour les hommes.

lundi 14 mai 2012

Impossible de concevoir comment des esprits purs communiquent entre eux et ont un for intérieur.

On peut lire ce texte en complément de l'avant-dernier billet sur l'ange selon Locke :
" Les esprits séparés, qui ont des connaissances plus parfaites et qui sont dans un état beaucoup plus heureux que nous, doivent avoir aussi une voie plus parfaite de s'entre-communiquer leurs pensées, que nous qui sommes obligés de nous servir de signes corporels, et particulièrement de sons, qui sont de l'usage le plus général comme les moyens les plus commodes et les plus prompts que nous puissions employer pour nous communiquer nos pensées les uns aux autres. Mais parce que nous n'avons en nous-mêmes aucune expérience, et par conséquent aucune notion d'une communication immédiate, nous n'avons point aussi d'idée de la manière dont les esprits qui n'usent point de paroles, peuvent se communiquer promptement leurs pensées ; et moins encore comment comprenons-nous comment n'ayant point de corps, ils peuvent être maîtres de leurs propres pensées, et les faire connaître ou les cacher comme il leur plaît, quoique nous devions supposer nécessairement qu'ils ont une telle puissance." (Essai sur l'entendement humain, II, 23, trad. Coste).

dimanche 13 mai 2012

Épictète et Bernardin de Saint-Pierre : une même croyance en la Providence

Épictète (Entretiens, I, XVI) :
" Ne vous étonnez pas que les autres animaux aient à leur disposition tout ce qui est indispensable à la vie du corps, non seulement la nourriture et la boisson, mais le gîte, et qu'ils n'aient pas besoin de chaussures, de tapis, d' habits, tandis que nous, nous en avons besoin. Car il eût été nuisible de créer de pareils besoins chez des êtres qui n'ont pas leur fin en eux-mêmes, mais sont nés pour servir. Vois quelle affaire ce serait de nous occuper non seulement de nous-mêmes, mais de nos brebis et de nos ânes pour les vêtir, les chausser, les nourrir, les faire boire. Les soldats sont à la disposition du général, chaussés, vêtus et armés ; ce serait effrayant , si le chiliarque devait circuler pour chausser et pour habiller ses mille hommes ; de même la nature a mis à notre disposition les êtres nés pour nous servir ; ils sont tout préparés et n'exigent aucun soin ; si bien qu'un petit enfant mène les brebis avec un bâton. Mais nous oublions de remercier Dieu de nous avoir dispensés de prendre autant de soin de ces bêtes que de nous-mêmes, et nous lui faisons des reproches à notre sujet. Pourtant, par Zeus et par tous les dieux ! un seul de ces êtres suffirait à faire reconnaître la Providence, si l'on est honnête et reconnaissant ; ne parlons pas de grandes choses ; le lait qui provient de l'herbe, le fromage qui vient du lait, la laine qui vient de la peau, qui a fait, qui a imaginé tout cela ? Personne, dit-on ! Quelle inconscience ! Quelle impudence !"
Bernardin de Saint-Pierre (Études de la nature, T.II, 1839) :
" Dans nos climats tempérés, nous éprouvons une bienveillance semblable de la part de la nature. C'est dans la saison chaude et sèche qu'elle nous donne quantité de fruits pleins d'un jus rafraîchissant, tels que les cerises, les pêches, les melons ; et à l'entrée de l'hiver, ceux qui échauffent, par leurs huiles, tels que les amandes et les noix (...) C'est le long des eaux que croissent les plantes et les arbres les plus secs, les plus légers et par conséquent les plus propres à les traverser. Tels sont les roseaux, qui sont creux, et les joncs remplis d'une moëlle inflammable. Il ne faut qu' une botte médiocre de jonc pour porter sur l'eau un homme fort pesant. C'est sur les bords des lacs du Nord que croissent ces vastes bouleaux dont il ne faut que l'écorce d'un seul arbre pour faire un grand canot (...) Il n'y a pas moins de convenance dans les formes et les grosseurs de fruits. Il y en a beaucoup qui sont taillés pour la bouche de l'homme, comme les cerises et les prunes ; d'autres pour sa main, comme les poires et les pommes ; d'autres beaucoup plus gros, comme les melons, sont divisés par côtés et semblent être destinés à être mangés en famille ; il y en a même aux Indes comme le jacq , et chez nous la citrouille, qu' on pourrait partager avec ses voisins." (p. 244 à 251, passim)
" Assez ! Assez !" (Nietzsche, Généalogie de la morale, I, 14)

samedi 12 mai 2012

L'ange lockéen : une anticipation du rêve transhumaniste.

" Si un homme avait la vue mille ou dix mille fois plus subtile qu' il ne l'a par le secours du meilleur microscope, il verrait avec les yeux sans l'aide d'aucun microscope des choses plusieurs millions de fois plus petites que le plus petit objet qu'il puisse discerner présentement, et il serait ainsi plus en état de découvrir la contexture et le mouvement des petites particules dont chaque corps est composé. Mais dans ce cas il serait dans un monde tout différent de celui où se trouve le reste des hommes. Les idées visibles de chaque chose seraient tout autres à son égard que ce qu'elles nous paraissent présentement. C' est pourquoi je doute qu' il pût discourir avec les autres hommes des objets de la vue ou des couleurs, dont les apparences seraient en ce cas-là si fort différentes. Peut-être même qu'une vue si perçante et si subtile ne pourrait pas soutenir l'éclat des rayons du Soleil, ou même la lumière du jour, ni apercevoir à la fois qu'une très petite partie d'un objet, et seulement à fort petite distance. Supposé donc que par le secours de ces sortes de microscopes (qu'on me permette cette expression) un homme pût pénétrer plus avant qu' on ne fait d'ordinaire dans la contexture radicale des corps (Anglais : secret composition and radical texture), il ne gagnerait pas beaucoup au change, s'il ne pouvait pas se servir d'une vue si perçante pour aller au marché ou à la Bourse ; s'il se trouvait après tout dans l'incapacité de voir à une juste distance les choses qu'il lui importerait d'éviter, et de distinguer celles dont il aurait besoin, par le moyen des qualités sensibles qui les font connaître aux autres. Un homme, par exemple, qui aurait les yeux assez pénétrants pour voir la configuration des petites parties du ressort d'une horloge, et pour observer quelle en es t la structure particulière, et la juste impulsion d'où dépend son mouvement élastique, découvrirait sans doute quelque chose de fort admirable. Mais si avec des yeux ainsi faits il ne pouvait pas voir tout d'un coup l'aiguille et les nombres du cadran, et par là connaître de loin quelle heure il est, une vue si perçante ne lui serait pas dans le fond fort avantageuse, puisqu'en lui découvrant la configuration secrète des parties de cette machine, elle lui en ferait perdre l'usage." (Essai sur l'entendement humain, II, 23, 12, trad. Coste)
À lire ce texte de Locke, on trouve des raisons d'être sceptique par rapport au projet transhumaniste. Mais la suite de ses réflexions met en relief que ce que Locke évalue négativement, c'est seulement la situation d'un homme qui par des pouvoirs sensoriels extraordinaires serait isolé et handicapé au sein du monde ordinaire. En revanche le cas de l'ange est tout à fait distinct, certes Locke n'en a qu'une connaissance hypothétique, vu que sa source est la révélation et non la raison :
Conjecture touchant les esprits.
Permettez-moi ici de vous proposer une conjecture bizarre qui m'est venue dans l'esprit. Si l'on peut ajouter foi au rapport des choses dont notre philosophie ne saurait rendre raison, nous avons quelque sujet de croire que les esprits (spirits) peuvent s'unir à des corps de différente grosseur, figure, et conformation des parties. Cela étant, je ne sais si l'un des grands avantages que quelques-uns de ces esprits ont sur nous, ne consiste point en ce qu'ils peuvent se former et se façonner à eux-mêmes des organes de sensation ou de perception qui conviennent justement à leur présent dessein, et aux circonstances de l'objet qu'ils veulent examiner. Car combien un homme surpasserait-il tous les autres en connaissance, qui aurait seulement la faculté de changer de telle sorte la structure de ses yeux, que le sens de la vue devînt capable de tous les différents degrés de vision que le secours des verres au travers desquels on regarda au commencement par hasard, nous a fait connaître ? Quelles merveilles ne découvrirait pas celui qui pourrait proportionner ses yeux à toute sorte d'objets, jusqu'à voir, quand il voudrait, la figure et le mouvement des petites particules du sang et des autres liqueurs qui se trouvent dans le corps des animaux, d'une manière aussi distincte qu'il voit la figure et le mouvement des animaux mêmes."
Ce passage fournit donc une définition de l'ange : esprit en mesure de choisir le corps (et les outils sensoriels) adapté à ce qu'il veut savoir. Ainsi l'ange physicien a juste de meilleurs yeux que l'homme ; ils lui permettent en effet de voir en-deça des qualités secondes les qualités premières qui ont précisément la puissance de les produire.
Mais par sa définition empiriste de l'ange, Locke sait qu'il peut choquer les lecteurs enclins à concevoir les anges comme des êtres purement spirituels. Aussi s'excuse-t-il :
" Encore une fois, je demande pardon à mon lecteur de la liberté que j'ai prise de lui proposer une pensée si extravagante touchant la manière dont les êtres qui sont au-dessus de nous, peuvent apercevoir les choses. Mais quelque bizarre qu'elle soit, je doute que nous puissions imaginer comment les anges viennent à connaître les choses autrement que par cette voie, ou par quelque autre semblable, je veux dire qui ait quelque rapport à ce que nous trouvons et observons en nous-mêmes. Car bien que nous ne puissions nous empêcher de reconnaître que Dieu qui est infiniment puissant et infiniment sage, peut faire des créatures qu'il enrichisse de mille facultés et manières d'apercevoir les choses extérieures, que nous n'avons pas ; cependant nous ne saurions imaginer d'autres facultés que celles que nous trouvons en nous-mêmes, tant il nous est impossible d'étendre nos conjectures mêmes au-delà des idées qui nous viennent par la sensation et la réflexion. Il ne faut pas du moins que ce qu'on suppose que les anges s'unissent quelquefois à des corps, nous surprenne, puisqu'il semble que quelques-uns des plus anciens et des plus savants Pères de l' Église ont cru que les anges avaient des corps. Ce qu'il y a de certain, c'est que leur état et leur manière d'exister nous est tout à fait inconnue."
Il me paraît donc légitime de soutenir qu'il y a dans l'homme transhumaniste quelque chose de l'ange, sinon réel, du moins tel que Locke le conjecture.

vendredi 11 mai 2012

Ce que signifie Philalèthe.

Étymologiquement Philalèthe veut dire ami de la vérité (φιλαλήθης). Diogène Laërce, établissant, au début des Vies et doctrines des philosophes illustres, une typologie des philosophes et de leurs écoles, mentionne le mot comme la désignation d' un ensemble déterminé de phlosophes :
" Parmi les philosophes, les uns ont reçu leur appellation à partir du nom des cités (dont ils étaient originaires), comme les Éliaques, les Mégariques, les Érétriaques et les Cyrénaïques ; d'autres à partir du nom des lieux (où ils enseignaient), comme les Académiciens ou les Stoïciens ; d'autres à partir des caractères accidentels (de leur activité), comme les Péripatéticiens, ou à partir de railleries (dont il faisaient l'objet), comme les Cyniques ; d'autres à partir de dispositions (qu'ils cherchaient à atteindre), comme les Éudémoniques ; certains (ont reçu leur appellation) à partir de ce qu' ils prétendaient être, comme les Amis de la Vérité (c'est moi qui souligne), les Réfutateurs ou les Analogistes ; certains (aussi) à partir (du nom) de leurs maîtres, comme les Socratiques et les Épicuriens, et ainsi de suite." (Livre I, 17, éd. Goulet-Cazé, p. 75)
Quant au sens que je lui donne dans le cadre de ce blog , il prend quelque liberté avec la philologie puisque je le traduirai par " amateur sincère de la vérité qui n'adore nullement ses propres conceptions ", expression que je trouve dans les Essais sur l'entendement humain de Locke (II, 21, trad. Coste). C'est ainsi que Locke se présente lui-même au moment de justifier le fait d'avoir révisé sa conception de la liberté au fil des éditions des Essais.
Leibniz a donc fait un choix légitime en désignant du nom de Philalèthe le porte-parole des idées de Locke dans ses Nouveaux essais sur l'entendement humain.
C'est à travers le nom de Théophile que Leibniz présente sa propre philosophie : l'ami de Dieu. Certes, comme pseudo, il aurait été plus difficile à porter...