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jeudi 2 février 2006

Ménédème d' Érétrie et Asclépiade de Phlionthe (2)

Il est délicat d’identifier la nature des relations qui unissent Ménédème et Asclépiade, même si une hypothèse se dégage assez clairement. Voici dans l’ordre où les donne Diogène Laërce quelques pistes :
1) « C’était surtout un ami attentionné, comme le montre sa bonne entente avec Asclépiade, qui ressemblait tout à fait à la vive affection éprouvée par Pylade » (II, 137)
Pylade / Oreste: deux cousins germains dont le premier, par son dévouement au second, est le modèle même de l’amitié illimitée. Éclairer ainsi l’affection de Ménédème pour Asclépiade, c’est donc attirer l’attention non sur la réciprocité de l’échange mais sur son inégalité. Encore au 19ème siècle, évoquer le couple mythique semble avoir servi à dénoncer l’utilisation éhontée d’autrui, cachée sous le beau nom d’amitié. Pierre Larousse dans le tome 14 de son Grand dictionnaire universel (1874) cite ainsi plusieurs textes faisant un tel usage de la référence, dont un écrit par Théophile Gautier et d’une grande clarté :
« Quelle raison avez-vous de lui en vouloir ? Vous lui vendez vos chevaux fourbus ; quand vous avez besoin d’argent, vous jouez une partie avec lui ; vous lui mettez sur les bras les femmes qui vous ennuient. C’est un vrai Pylade. »
2) « Mais comme c’était Asclépiade le plus âgé, on disait que c’était lui le poète et que Ménédème était l’acteur. »
A mes yeux, la relation de domination est rendue cette fois d’une autre manière mais sans ambages : en effet l’acteur répète ce que le poète a dit. Marie-Odile Goulet-Cazé traduit par une note un certain embarras :
« Je suppose que c’est parce que son âge lui donne plus d’autorité qu’Asclépiade est présenté comme l’auteur, car les acteurs ne sont évidemment pas nécessairement plus jeunes que l’auteur. »
A première vue ne lui vient pas à l’esprit l’idée que le couple Oreste/Pylade est homologue au couple poète/acteur, les deux exprimant la relation déséquilibrée unissant Asclépiade à Ménédème. La traductrice fait donc appel à l’érudition de M. Patillon qui l’éclaire ainsi :
« (il) me suggère de voir plutôt ici un renvoi au cycle épique : poète et rhapsode (c’est de mon point de vue toujours la relation écrivain/lecteur), avec peut-être un jeu de mots, par allusion, à connotation sexuelle, poieten désignant le partenaire actif (cf prattein pour signifier la relation sexuelle) et upokriten le partenaire passif »
Que Ménédème ait été l’aimé d’Asclépiade cadrerait à coup sûr tout à fait bien avec l’identification du couple philosophique au couple mythologique.
3) « On raconte qu’un jour où Archipolis ( ?) leur avait assigné trois mille drachmes, aucun des deux ne voulut céder quand il fallut décider qui prendrait sa part en second, si bien que ni l’un ni l’autre ne prit l’argent »
Je dois reconnaître honnêtement que ce refus partagé de passer en premier est incompatible avec tout ce que suggéraient les lignes antérieures. Si Asclépiade s’était conduit comme un Oreste à la Gauthier, il eût empoché les trois mille drachmes...
4) « On dit aussi qu’ils étaient mariés, Asclépiade avec la fille et Ménédème avec la mère. »
N’osant pas dire qu’ Asclépiade se réserve la part du lion, je dois reconnaître que le fait que le plus âgé convole avec la plus jeune et que la plus vieille devienne la femme du plus jeune ne m’est pas plus facile à interpréter que ne le serait l’inverse. Restant neutre sur ce point, je remarque qu’Asclépiade devient le gendre de Ménédème, ce qui me paraît inverser la supériorité jusqu’ici conférée au premier.
5) « Après la mort de sa femme, Asclépiade prit celle de Ménédème ... »
La relation de domination semble se reconstituer ; même si une note savante, citant Knoepfler, m’apprend qu’ « un tel divorce à l’amiable, avec cession de l’épouse à un tiers, n’est pas sans exemple dans l’Athènes du IVème siècle », le contexte de la séparation et l’expression dont use Diogène Laërce m’engagent à penser qu’Asclépiade se sert plutôt incestueusement de sa belle-mère pour remplacer sa fille et cela donc au détriment peut-être de son ami et gendre...
6) « ... et ce dernier, à son tour, quand il fut à la tête de la cité, épousa, dit-on, une femme riche. Cependant, comme ils partageaient une seule et même demeure, Ménédème n’en aurait pas moins confié l’administration à sa première femme. »
C’est donc la femme d’Asclépiade qui tient les rênes domestiques, la nouvelle épouse de Ménédème restant, malgré sa richesse, au second plan. Certes on remarque que Ménédème a la plus haute fonction politique mais il n’en reste pas moins que dans l’espace privé il respecte un ordre régi par la femme de son ami.
7) Je ne suis pas étonné d’apprendre finalement que « c’est Asclépiade qui mourut le premier à Érétrie »
8) « Quelque temps après, comme le mignon d’Asclépiade était venu à une partie fine et que les serviteurs qui étaient là lui interdisaient l’accès, Ménédème demanda de le laisser entrer, disant que c’était Asclépiade qui, même sous terre, lui ouvrait la porte. »
Cette déclaration est ambiguë : est-ce une manière emphatique de souligner l’amour de l’amant pour son aimé ou l’aveu que, même disparu, c’est encore Asclépiade qui inspire les initiatives de Ménédème ?

lundi 30 janvier 2006

Ménédème d' Érétrie et Asclépiade de Phlionte (1)

Ménédème d’Erétrie a pour ami Asclépiade de Phlionte. C’est ce dernier qui l’arrache à Platon et le conduit à Mégare où tous deux tombent sous le joug de Stilpon. Quand ils s’en échappent, leur tour n’étant pas encore venus de se faire écouter, ils deviennent à Elis les auditeurs de Anchipyle et Moschos. Bien qu’inséparables, ces deux amis sont tout de même différents. Diogène Laërce accuse Ménédème d’être un peureux, précisément de craindre l’avis des autres :
« C’est ainsi qu’au début, alors que lui-même et Asclépiade construisaient une maison pour un charpentier (M-O Goulet-Cazé précise qu’on pourrait comprendre aussi « avec un charpentier »), Asclépiade se montrait nu sur le toit, apportant le mortier, tandis que Ménédème se cachait, toutes les fois qu’il voyait quelqu’un arriver » (II, 131)
Ménédème, fils d’un homme « de bonne naissance, mais par ailleurs architecte et pauvre » (II, 125), craint-il d’être identifié à un déclassé ? Ouvrier en bâtiment, bien que fils d’architecte ? Rabaissé de faire une maison alors que son père en faisait faire ? Peut-être, mais il ne lui suffit pas d’avoir une fonction à la hauteur de ses ascendants pour perdre ses appréhensions, sinon pourquoi eût-il été si cafouilleur quand, élu proboulos, il se livrait aux activités rituelles ?
« Lorsqu’il toucha à la politique, son anxiété était telle qu’il lui arriva même de se tromper et de verser de l’encens à côté de l’encensoir. » (ibid.)
Mais en revanche, à cette occasion, rien sur Asclépiade. Cependant bientôt l'ami va donner à Ménédème une leçon de stoïcisme appliqué :
« Il était également, dirais-je, du genre plutôt superstitieux. En tout cas, un jour qu’en compagnie d’Asclépiade il avait, dans une auberge, mangé sans le savoir de la viande de déchet, il eut, quand il l’apprit, des nausées et devint tout pâle, cela jusqu’au moment où Asclépiade lui eût adressé des reproches, disant que ce n’étaient pas du tout les morceaux de viande qui l’avaient indisposé, mais le soupçon qu’il portait sur eux. » (132)
Ce qu’est cette viande de déchet est l’objet d’interprétations différentes entre les érudits mais ils ne doutent pas qu’elle ait une relation avec le sacrifice. Autrement dit, cette viande est loin de se réduire à la chair animale qu’elle est pourtant, elle est enserrée dans un réseau d’interdits et d’obligations qui lui donnent un sens et une valeur. Aussi c’est en tant qu’elle est rituellement prohibée à Ménédème qu’elle le rend malade, et non bien sûr parce qu’elle aurait été pourrie, et ce, malgré le non trompeur qu’elle porte. C’est donc ce que lui fait comprendre très lucidement Asclépiade en distinguant ce qu’est la chose en réalité de la représentation négative que son ami en a.
J’ai longtemps cru à cette possibilité de distinguer ce qu’on appelle les jugements de valeur des jugements de fait, ce qui me faisait rêver de pouvoir nettoyer ma représentation du monde de tous les parasites normatifs et contradictoires qui l’encombraient pour le laisser être tel, objectif et purifié de toute contamination axiologique. J'aurais alors tout donner pour détenir l'Unique Description Vraie du Monde... Certes on peut illustrer cette célèbre opposition par des exemples nets et contrastés (« la table est ronde » / « la table est belle »). Mais cette distinction se trouble quand on pense à « cette fille est grande » (car, selon le contexte et entre autres, l’énoncé peut être un compliment, une critique ou la reconnaissance neutre d’un fait) ou à « cet objet coûte 100 E » (la valeur monétaire est un fait) ou à « il lui parle brutalement » (ce jugement est autant descriptif qu’évaluatif). Approfondissons le dernier cas: le philosophe Bernard Williams a qualifié de « thick » ces adjectifs qui sont porteurs d’une appréciation tout en évoquant certains phénomènes (ainsi « élégant » est un adjectif « épais » - comme « mince » d’ailleurs !- est très différent de « beau » par exemple qui ne limite pas l’imagination au moment de deviner ce qui peut bien être qualifié ainsi.)
Aussi Asclépiade ne pouvait pas aider vraiment son ami en lui disant : « Rends-toi compte que ce n’est pas cette viande de déchet qui te rend malade mais la peur d’avoir commis un acte sacrilège ». « Viande de déchet » est un prédicat trop « épais » pour être digéré facilement par Ménédème. Peut-être même qu’il ne lui a pas suffi de dire « viande » mais qu’il a dû chercher un synonyme neutre comme « morceau de boeuf » pour vraiment faire voir la chose autrement.
Je n’avais pas prévu que je me laisserais aller à cette digression ; aussi remets-je à plus tard la réflexion sur les mariages des deux amis.