lundi 25 septembre 2023

Ça commence mal (19)

MOI : - C'est notre 19ème dialogue, et à vrai dire, je ne comprends pas pourquoi vous y participez, vu votre scepticisme.
ELLE : - C'est que je suis profondément divisée ! D'un côté je sais que, chaque fois que je commence à discuter avec vous, les premiers mots que j'énonce sont discutables...
MOI : - Vous voulez dire que vous pourriez en choisir d'autres ?
ELLE : - Non, je ne pourrais pas en choisir d'autres, enfin je pourrais choisir bien sûr des synonymes, mais en fait je reconnais que je tiens à certaines formulations, à certains arguments, à certaines conclusions...
MOI : - Pourquoi ?
ELLE : - Parce que je les juge fondés et qu'ils me paraissent être le produit de mes réflexions, de mes lectures, etc.
MOI : - Mais quoi de mieux !
ELLE : - Oui, bien sûr, je reconnais que beaucoup aspirent à ce qui peut passer pour de la maturité intellectuelle mais j'ai conscience de deux choses...
MOI : - Lesquelles ?
ELLE : - La première est liée au souvenir que j'ai de ma formation philosophique : je sais qu'elle tient beaucoup du hasard...
MOI : - Je me permets vous couper car vous m'avez parue tout à fait spinoziste et déterministe, et donc, sauf à mal vous comprendre, il n'y a pas de hasard.
ELLE : - En effet, pas de hasard objectif, cependant même une déterministe convaincue doit faire la différence entre, par exemple, lire un livre dont on a programmé l'étude et découvrir, en flânant dans une librairie, un livre dont on ignorait tout et qui nous donne envie de le lire. Voilà, rien de plus, par hasard, je veux dire ici, rencontres imprévues de personnes, de livres etc.
MOI : - D'accord.
ELLE : - J'ai donc beau croire que ma vie ne pouvait pas être autre qu'elle ne fut, je réalise tout de même que mes idées philosophiques sont nées en partie de rencontres imprévues. J'en conclus donc que si les circonstances avaient été autres, les convictions philosophiques seraient différentes. Une formation philosophique, c'est comme une formation littéraire ou artistique, en somme, avec cependant un hic, c'est que les artistes et les écrivains assument le côté personnel de leur oeuvre, alors que les philosophes sont blessés si on identifie leur oeuvre à un parcours personnel. Ils veulent plus, ils visent la connaissance de la réalité.
MOI : - N'est-ce pas un but on ne peut plus défendable ?
ELLE : - Si, bien sûr, mais leur formation au hasard (je pousse un peu, c'est vrai) leur en donne-t-elle les moyens ?
MOI : - Mais vous avez dit vous-même dans notre premier entretien qu'il n'y a pas d'autre formation possible, vu que la philosophie n'est pas une science et encore moins une science des sciences.
ELLE : - C'est un fait, mais l'avoir à l'esprit m'enlève quelquefois le désir de commencer à parler philosophiquement.
MOI : - Et quelle est la deuxième chose à laquelle vous faisiez allusion au début ?
ELLE : - C'est une conséquence de la première ! Comme aucune formation commune et obligatoire ne précède l'entrée dans la philosophie, dès que j'ouvre la bouche, je peux être arrêté pour de bonnes raisons par soit un sceptique soit  quelqu'un qui ne prend pas position de la même manière que moi.
MOI : - Mais pourquoi en être embarrassé ? Vous saurez lui répondre.
ELLE : - C'est possible que, si je suis plus armée que lui, je lui cloue le bec, mais j'en sais pas moins que ma position philosophique n'est pas universalisable...
MOI : - D'accord, mais pourquoi alors ne vous taisez-vous pas ? Vous pensiez que votre vêtement était absolument comme il faut, vous réalisez qu'il n'est qu'un vêtement d'une certaine mode, alors n'en portez plus !
ELLE : - Mais cette nudité est précisément très inconfortable. 
MOI : - Vous voulez dire que garder le silence vous gêne par rapport aux autres ? C'est la pudeur qui vous conduirait à vous recouvrir d'un voile philosophique, dont vous connaissez pourtant toute la fragilité ?
ELLE : - Non, c'est que d'abord je sais que le scepticisme est une philosophie parmi d'autres,  et que donc la priorité, que je lui donnerais, serait tout aussi discutable que celle que je donnerais à une autre philosophie et d'autre part je me sens bien appauvri quand je mets en doute toutes mes positions. C'est comme si je perdais une partie de ma mémoire, ou mon identité intellectuelle.
MOI : - Vous avez donc dialogué avec moi par attachement à une identité intellectuelle dont vous savez pourtant toute la contingence.
ELLE : - Eh oui, ça ressemble peut-être à l'amour qu'on a pour une personne : on la voit comme irremplaçable, elle l'est peut-être, mais en même temps on se dit que si le monde avait été autre, on aurait pu en connaître une autre, ou aucune !
MOI : - À bien vous comprendre, j'en conclus que, si vous ne jouiez pas mon jeu, vous ne seriez  pas plus sceptique que non-sceptique, vous seriez plutôt hors-jeu philosophiquement parlant.
ELLE : - Oui, et donc sans aucune raison avouable et philosophique d'y être.
MOI : - Si je résume, il y aurait plusieurs possibilités : la pire que vous évoquiez dans le premier entretien serait de défendre une opinion par conformisme ; viendrait ensuite la situation de qui est perdu au milieu des opinions ouvertement philosophiques (c'est peut-être celle de qui commence à enseigner la philosophie, ce qui est paradoxal) ; puis la maîtrise d'une position sans conscience de l'histoire personnelle conduisant à cette position, peu importe que cette position soit propre à soi ou reprise d'une autre philosophie, vu qu'elle est le produit d'une réflexion personnelle ; enfin, comble de la lucidité pour vous, il y aurait la sortie du champ philosophique, sortie qui ne peut pas se justifier sans contradiction, sans retomber dans une position définie, jugée supérieure à la précédente.
ELLE : - Oui, mais la dernière position est instable, pas simplement parce que je suis divisée mais aussi parce que face aux conformismes, je ne peux pas me taire, vu que c'est, au fond même si je n'ose pas le dire, par amour de la vérité que j'essaie de me situer hors-jeu. Donc pratiquement je ne philosophe plus guère avec les philosophes mais je monte au créneau quand les non-philosophes pérorent !
MOI : - Les mauvaises langues vont dire que c'est parce que vous avez le dessous dans les échanges avec vos pairs.
ELLR : - C'est bien possible !


samedi 2 septembre 2023

Ça commence mal (18)

MOI : - Vous ne trouvez pas qu'on vit une période historique ? 
ELLE : - Que voulez-vous dire ?
MOI : - L'entrée dans l´Anthropocène, la guerre contre la Russie, la pandémie, etc. 
ELLE : - C'est que vous lisez les journaux.
MOI : - Certes, reste que, même si on ne les lit pas, par le smartphone on n'échappe pas à ces nouvelles !
ELLE : - Et qu'est-ce que ça change à la vie des gens ?
MOI : - C'est vrai, ils sont pris dans leur routine, dans leurs habitudes personnelles, familiales, professionnelles...
ELLE : - Comme vous ! Vous vous comportez typiquement comme un prof de philo : vous vous sentez concernés par les grandes questions et les grands événements, mais, vous non plus, vous ne faites rien, à part parler aux autres quelquefois de ce que vous lisez.
MOI : - Vous voulez dire qu'entre ceux qui ne s'intéressent pas et ne font rien et ceux qui s'intéressent sans rien faire pour autant, il n'y a pas beaucoup de différences. Que devrais-je faire selon vous ?
ELLE : - Je n'ai pas de leçons à donner, mais ne vous perdez pas trop dans le présent si c'est pour ne pas y intervenir activement. 
MOI : - Je vais réfléchir, mais répondez à ma question : vit-on une période historique ?
ELLE : - En termes marxistes, l'histoire n'a pas encore commencé, on est dans la préhistoire, dominé par des mouvement économiques face auxquels on est aussi impuissant que les hommes préhistoriques, les vrais, l'étaient par rapport à la nature !
MOI : - Ah, aujourd'hui, vous avez un ton blagueur. 
ELLE :- C'est qu'en vérité votre question m'embarrasse. Comment peut-on présentement décider de ce qui sera dans le futur jugé historique (au sens de important dans l'histoire, j'imagine) par les hommes qui peupleront la Terre quand nous serons tous morts ? L'histoire de l'humanité, c'est comme la vie d'un homme : pour la juger, il faut la connaître de la naissance à la mort, pensez comme certains hommes sauvent leur vie par des actes tardifs qui rachètent leur médiocrité passée ou, inversement, la précipitent dans l'abjection à la fin de leur existence. La différence, vous la voyez, c'est que par définition il n'y aura plus personne pour juger de l'histoire de l'humanité. Disons donc qu'à mes yeux c'est une question sans intérêt et les réponses qu'on y fait n'expriment que des émotions, des sentiments, des craintes et des espérances.
MOI : - Mais vous semblez ne pas voir que l'histoire de l'humanité est désormais devenue prévisible et que c'est la catastrophe qui nous attend !
ELLE : - Je ne veux pas remplacer la croyance par les lendemains qui chantent par celle dans l'apocalypse. Sur ce point, je suis sceptique.
MOI : - Vous doutez du réchauffement climatique ?
ELLE : - Comment pouvez-vous imaginer que je ne prends pas au sérieux les prévisions climatologiques ? Non, ce dont je doute, c'est des conséquences sur l'histoire à venir de ces transformations climatiques.
MOI : - Parce que les hommes sont libres et qu'on peut attendre d'eux un sursaut ?
ELLE : - Mais enfin ! Vous savez bien que je ne crois pas dans la réalité du libre-arbitre. Non, c'est que, tout simplement, l'histoire est trop complexe pour qu'on puisse la prédire ! Et comme je ne veux ni prendre mes désirs pour des réalités ni imaginer l'avenir tel que je le crains, je trouve plus honnête de me taire, d'autant plus que les oiseaux de mauvais augure ne manquent pas.
MOI : - Mais, quand un médecin prévoit grâce à son expérience l'évolution dramatique d'une maladie, vous ne dites pas de lui que c'est un oiseau de mauvais augure. Il en va de même avec les experts concernant l'avenir de la vie sur Terre : ils ont un savoir !
ELLE : - À la différence qu'ils ne peuvent pas tirer leur prévisions des milliers de cas antérieurs qui les justifieraient. 
MOI : - Vous dissociez d'un côté l'évolution du climat et de l'autre ses effets sociaux, politiques. Mais enfin, même si on ne peut pas connaître finement leurs modalités, ce sont à coup sûr des aggravations des conditions de vie qui seront entraînées par l'augmentation des températures, les sécheresses, les incendies, etc. En somme je trouve votre soi-disant pessimisme très optimiste car vous semblez faire comme si je posais la question il y a mille ou deux mille ans, mais précisément si, à mes yeux, nous vivons des temps historiques, c'est parce que l'indétermination de l'histoire à venir se réduit au vu des conditions climatiques annoncées, un peu comme les chances de vie heureuse de quelqu'un se réduisent à l'annonce d'une maladie gravissime.
ELLE : - Qui dit que d'un mal ne naîtra pas un bien ? 
MOI : - Mais pour que d'un mal naisse un bien, il faut encore que vive celui concerné par l'un et l'autre ! Or, c'est de la fin de l'humanité qu'on parle, par la transformation de la Terre en un milieu de vie inhabitable ! Risque d'être anéantie la possibilité du bien comme du mal !
ELLE : - Ni vous ni moi, vu notre âge, ne saurons jamais ce qu'il en sera.
MOI : - Nous mourrons avec la peur au ventre, comme ceux qui approchaient de l'an mille, sauf que, eux, n'avaient pas de raisons d'avoir peur. Et puis, c'est le sens de notre passé, personnel et collectif, qui se dégonfle à l'idée que, sans le savoir, et même animés des meilleures attentions, même portés par l'altruisme le plus vif, nous avons, chacun à notre manière, contribué à cette destruction des conditions de vie sur Terre. Les Lumières pour arriver à ça !
ELLE : - Si vous croyez à ce que vous me dites, il ne vous reste plus qu'à mettre toute la valeur de votre vie dans la lucidité, quel qu'en soit son objet, aussi horrible soit-il.
MOI : - Mais peut-on donner de la valeur à la lucidité, si elle ne sert à rien d'autre qu'à éclairer ! Que vaut une lumière, même puissante, si elle est incapable de faire voir le chemin sur lequel s'avancer ?