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jeudi 26 novembre 2020

La colère nihiliste ou l'humiliation du destin

 Le 26 Mars 1925, Michel Leiris, roseau pensant fulminant, écrit dans son journal :

" Je ne puis voir ma vie autrement que dans sa totalité, et le seul point que je sois jamais capable  de me fixer dans l'avenir est, ou bien le lendemain même du jour présent, ou bien ma mort. Pas de point intermédiaire, donc pas de projets auxquels je tienne vraiment, en un mot pas de grands désirs. 
  Je suis sur terre, serré entre naissance et mort, comme entre les planches d'un cercueil où je tremble de peur.
  Et j'emmerde tout ce que j'ai écrit jusqu'à présent sur ce cahier, les phrases prétentieuses que m'a dictées je ne sais quelle incommensurable connerie.
  Merde pour la vie con du seigneur j'encule la mort l'univers me fait chier salopes et putasseries d'étoiles je vous enquiquine et vous pisse dans le vagin grande pouffiasse de pesanteur je te dégueule et je te chie dans la bouche." (Gallimard, 1992, p. 96)

On comparera avec Pascal :

" Entre nous et l'enfer ou le ciel, il n'y a que la vie entre deux qui est la chose du monde la plus fragile. " (Fragment 142, éd. Le Guern, Folio, 1977, p. 139)

Le même Pascal voyait de la grandeur à connaître sa misère :

" La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable : un arbre ne se connaît pas misérable.
C'est donc être misérable que de [se] connaître misérable, mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable." (fragment 105)

Dans un de ses derniers textes, les 10-11 Juillet 1988, Leiris écrit :

" Un désespéré qui ne cesse d'espérer qu'il finira  par prendre son mal en patience." (ibid., p. 804)

Même l'écriture ne suffit pas à compenser le malheur de son existence, comme il le remarque le 14 septembre 1983 :

" Dérision de l'écriture qui quand les choses vont à peu près, semble une panacée contre les mots* mais cesse de pouvoir être pratiquée quand elle vont par trop mal."
* maux (correction d'un lapsus peut-être trop significatif ! (24-09-83)" (ibid. p. 771)

On comparera aussi avec le célèbre texte de Kant tiré de la conclusion de la Critique de la raison pratique :

" Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. " (Oeuvres philosophiques, II,  La Pléiade, p. 801-802)

On notera que Kant relève, comme Pascal, ce qu'a d'humiliant le ciel étoilé :

" La première vision d'une multitude innombrable de mondes anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale, qui doit restituer la matière dont elle fur formée à la planète (à un simple point dans l'univers), aprés avoir été douée de force vitale (on ne sait comment) pendant un cours laps de temps." (ibid.)

Mais ce qui fait défaut manifestement à Leiris, puisqu'il associe ses pensées à des " conneries ",  c'est la  possibilité que Pascal et Kant ont eue de réviser à la hausse la valeur de l'homme en se centrant sur quelque chose en lui de manifestement supra-animal (pour Pascal, être une créature à l'image de Dieu, pour Kant, être doté d'exigences morales). Aux yeux d'un kantien, Leiris vomissant ses injures obscènes à la face de l'univers est sans doute encore pire dans la bassesse et l'aveuglement que celui qui croit dans l'astrologie :

" La contemplation du monde a commencé par le spectacle le plus merveilleux que les sens de l'homme puissent offrir, et que l'entendement , s'il veut en saisir la vaste étendue, puisse supporter et elle  a abouti - à l'astrologie." (p. 803)

Le pendant théorique de l'astrologie, c'est-à-dire le produit de l'inculture de la raison morale, c'est, pour Kant, le fanatisme et la superstition. Peut-on alors désigner du nom de superstition nihiliste l'attitude de Leiris face à l'apparente absence de sens de l'univers ?
Un usage plus réfléchi de la raison  a rendu possible, selon Kant, l'astronomie : y a-t-il au-delà des éructations de Leiris une vraie moralité qui naîtrait d'un développement constant et ordonné de la raison éthique ?

lundi 1 juillet 2019

Raison présente.

Aujourd'hui, craignant le ridicule et pleine d'incertitudes, l'imagination humaine s'arrête généralement au seuil de l'au-delà.
Du moins c'est ainsi que sont interprétées quelquefois les expériences de mort imminente.
Kant, dans les lignes qui suivent, ne les vise pas, certes ; il y met en garde contre une introspection attentive à ce que notre pensée a d'involontaire et encline à y trouver des connaissances relatives à Dieu, au surnaturel, plus vaguement à la métaphysique. Reste que ce passage peut encore servir à rendre suspectes les interprétations religieuses des expériences de mort imminente :
" Une telle entreprise (Kant se réfère à " l'histoire intérieure du cours involontaire" de nos pensées et de nos sentiments) constitue, dans le désordre mental de prétendues inspirations d'en haut et de l'influx de forces venu sans notre participation et on ne sait d'où, le droit chemin pour céder aux délires de l'illumination ou à la tyrannie de l'épouvante. En effet, sans y prendre garde, nous faisons de prétendues découvertes de ce que nous avons introduit en nous-mêmes : là en vinrent une Bourignon avec ses représentations caressantes ou un Pascal avec ses représentations chargées d'effroi et d'angoisse(...) " (Anthropologie d'un point de vue pragmatique, I, I, 4)

Commentaires

1. Le lundi 1 juillet 2019, 23:32 par gerardgrig
Kant s'est aussi intéressé à la riche histoire de la théosophie, à propos de Swedenborg, qu'à son époque on appelait l'Aristote de Suède, à cause de ses connaissances scientifiques réelles. Jean Grenier, très attiré par la spiritualité, devait lire Helena Blavatsky, théosophe moderne.
2. Le mardi 2 juillet 2019, 15:58 par Philalethe
Certes mais pour dénoncer l' idée que la théosophie apporte une connaissance : on ne peut connaître que les idées des théosophes.

samedi 29 juin 2019

L'amour-propre a-t-il des yeux ou plus précisément, des yeux de taupes ?

La Rochefoucauld a écrit, c'est bien connu, que " le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement " (maxime 26, édition de 1678). Kant a précisé la raison d'une telle incapacité ; en effet, analysant pourquoi on rit de la véracité (die Wahrhaftigkeit) de qui n'a pas appris " l'art de paraître " alors qu' on devrait plutôt soupirer " à l'idée d'une nature encore exempte de perversion ", il écrit :
" C'est une gaieté momentanée, comme d'un ciel tendu de nuages qui s'ouvre en un point pour laisser passer le rayon de soleil, et se referme aussitôt afin d'épargner les faibles yeux de taupe de l'amour-propre (um der blöden Maulwurfsaugen der Selbstsucht zu schonen) " (Anthropologie du point de vue pragmatique, La Pléiade, p. 951)
La Rochefoucauld n'aurait donné sur ce point que partiellement raison à ces lignes de Kant. Certes l'amour-propre aveugle généralement mais pas toujours :
" Ce qui fait voir que les hommes connaissent mieux leurs fautes qu'on ne pense, c'est qu'ils n'ont jamais tort quand on les entend parler de leurs conduites : le même amour-propre qui les aveugle d'ordinaire les éclaire alors et leur donne des vues si justes qu'il leur faut supprimer ou déguiser les moindres choses qui peuvent être condamnées." (maxime 494)
Dans la première des maximes retranchées après la première édition, La Rochefoucauld compare l'amour non à l'oeil de taupe, mais à l'oeil tout court, qui voit ce qui lui est extérieur sans pouvoir se voir lui-même :
" (...) cette obscurite épaisse, qui le cache à lui-même, n'empêche pas qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes."
Dans la maxime posthume 26, La Rochefoucauld identifie ce qui rend l'amour-propre clairvoyant :
" L'intérêt est l'âme de l'amour-propre, de sorte que, comme le corps, privé de son âme, est sans vue, sans ouïe, sans connaissance, sans sentiment et sans mouvement, de même l'amour-propre séparé, s'il faut dire ainsi, de son intérêt, ne voit, n'entend, ne sent et ne se remue plus."

Commentaires

1. Le samedi 29 juin 2019, 16:27 par Arnaud
Il n’est pas certain à mes yeux que ce texte de Kant s’expose si facilement aux remarques de La Rochefoucauld ; en d’autres termes, je ne vois pas très bien en quoi celles-ci pointeraient un manque de nuance sur la nature de l’amour-propre chez l’auteur de L’anthropologie. Voici en quoi.
D’abord en précisant que le rire de ceux qui sont expérimentés dans l’art de paraître devant « l’innocence et la simplicité » n’est pas « moqueur » (pour la raison explicitement invoquée qu’ « au fond du cœur, on n’en respecte pas moins la pureté et la simplicité »), Kant montre bien que, pour que l’amour-propre s’aveugle (c’est clairement un processus d’auto-aveuglement) il faut d’abord qu’il ait clairement perçu en lui-même (et pourquoi pas, douloureusement) la perte de cette pureté, par la « confrontation » (Kant utilise ce terme) avec le spectacle de l’innocence. C’est donc la distance ou le contraste entre une nature originaire indemne de toute dissimulation et une nature désormais corrompue, brutalement mise en évidence par cette confrontation, qui conduit l’amour-propre à se détourner de cette lumière qui ne lui donne pas une image flatteuse de lui-même.
La métaphore du ciel nuageux qui se referme bien vite sur le rayon de soleil (la simplicité des manières de ceux qui ignorent l’art de paraître) se présente fort naturellement pour étayer cette idée : lorsqu’on observe la sincérité de certains individus, on mesure la perte de la sienne et c’est une découverte qu’on ne supporte pas longtemps. On se protège en feignant de ne pas voir qu'on l'a perdue (on a affaire à une manœuvre du type duperie de soi, plutôt qu’à une cécité constitutive de l’amour-propre)
2. Le dimanche 30 juin 2019, 16:03 par Philalethe
Merci beaucoup pour cette correction éclairée.
3. Le samedi 6 juillet 2019, 12:51 par gerardgrig
Kant n'aborde-t-il pas aussi le thème de l' idiot étymologique, l' "idiotes" sans éducation qui n'a pas appris les règles du paraître en société, et qui parle vrai ? Kant semble faire une suggestion providentialiste, avec la métaphore du ciel qui s'entrouvre pour laisser passer un rayon et qui se referme pour épargner nos yeux. Si l'idiot donne la nostalgie incongrue d'un paradis perdu, c'est parce qu'il est biblique.
4. Le mardi 16 juillet 2019, 15:11 par Philalethe
Kant donne l'exemple de " la jeune fille allant vers l'âge nubile " ou du " campagnard non informé des usages de la ville ".

mercredi 26 juin 2019

Déshabiller les choses.

Un passage de l' Anthropologie du point de vue pragmatique renvoie à ce que Sandrine Alexandre a appelé dans le stoïcisme la resdescription dégradante et qu'on pourrait aussi penser comme description rationnelle, la dégradation n'etant que relative à l'embellissement conféré par l'imagination passionnelle :
" L'habit fait l'homme : le mot vaut aussi dans une certaine mesure pour l'esprit sensé. Le proverbe russe dit bien : " On reçoit son hôte selon son costume et on le raccompagne selon son entendement " ; l'entendement, cependant, ne peut empêcher que des représentations obscures ne suggèrent l'impression d'une certaine importance produite par un personnage bien vêtu ; tout au plus peut-il avoir le projet de rectifier par la suite le jugement ainsi porté au préalable." (I, 1-5, La Pléiade, p. 955)
L' entraînement au stoïcisme, destiné à ne pas subir plus que ce que Sénèque appelle " les ombres de passion ", permet de vite enlever les habits de tout ce qu'on perçoit, qu'ils soient luxueux et attirants ou puants et répulsifs, cela afin d'identifier leur essence.
Training peut-être un peu trop simple (car comment caractériser essentiellement la chose ?), mais qui vaut mieux que l'absence de tout effort pour déshabiller (paresse qui peut être justifiée ou bien par la croyance que l'habit fait le moine ou bien par celle, plus usuelle à notre époque conformistement démystificatrice, selon laquelle sous l'habit, on ne peut jamais trouver qu'un autre habit).

lundi 24 juin 2019

La convenable inconvenance du regard analytique.

Dans l' Anthropologie d'un point de vue pragmatique, Kant souligne l'utilité du pouvoir de faire abstraction, c'est-à-dire de volontairement ne pas tenir compte d'une perception présente:
" Bien des hommes sont malheureux par manque de pouvoir d'abstraction. Le prétendant pourrait faire un bon mariage s'il pouvait seulement fermer les yeux sur une verrue au visage de sa bien-aimée, ou sur un vide dans sa denture. C'est bien une inconvenance particulière de notre faculté d'attention que de se fixer justement, fût-ce de manière involontaire, sur une défectuosité d'autrui, de diriger les regards sur un bouton manquant à la veste ou sur l'absence d'une dent ou sur un défaut coutumier d'élocution, de plonger par là l'autre dans la confusion, mais de gâcher aussi son propre jeu dans ses rapports avec lui (den Anderen dadurch zu verwirren, sich selbst aber auch im Umgange das Spiel zu verderben). Quand l'essentiel est de bon aloi, c'est agir non seulement avec équité, mais aussi avec un sens avisé que de passer sur les côtés fâcheux d'autrui ou même de l'état momentané de notre propre fortune ; mais cette faculté d'abstraire est une vigueur d'esprit qui ne peut s'acquérir que par la pratique." ( Oeuvres philosophiques, tome III, La Pléiade, p. 950 )
Par opposition à ces normes qui tiennent aux yeux de Kant de la conduite civilisée et non de la conduite éthique, moralisée, la psychanalyse a dressé l'oeil et l'ouïe du praticien à se fixer précisément sur les " défectuosités " de l'âme. Surtout si " l'essentiel est de bon aloi ", le psychanalyste manifestera sa " vigueur d'esprit " dans son aptitude à ne pas " passer sur les côtés fâcheux d'autrui ". Mais, dans ce nouveau cadre, l'autre, pour autant qu' il connaît les règles de ce jeu inédit, ne sera pas plongé " dans la confusion ". Il verra même dans cette attention, que la politesse mal éclairée pourrait juger inconvenante, la condition nécessaire pour faciliter in fine ses rapports avec lui-même.
Autrement dit, le regard porté sur autrui que Kant dénonce en fin de compte autant au niveau de la politesse que de la simple prudence (ça serait aussi notre propre relation à autrui que l'on gâcherait par une attention indésirable), devient avec la psychanalyse épistémiquement justifié, et même nécessaire, acquérant, par cela même, une justification thérapeutique, donc possiblement morale.

Commentaires

1. Le mardi 25 juin 2019, 22:17 par gerardgrig
Faire abstraction des actes manqués d'autrui semble difficile. La culture analytique s'est diffusée et l'on sait qu'un lapsus est un symptôme de la psychopathologie de la vie quotidienne. Néanmoins, on peut admettre qu'il n'est pas courant d'entamer dans l'ascenseur une psychanalyse de son voisin qui a fait un pataquès. Il reste que l'acte manqué, toujours suspect d'être fait exprès, est ce qui passe le moins bien dans ce que nous tolérons de fâcheux chez autrui, pour notre confort et pour le sien. Un acte manqué est une gaffe. Pour les moralistes du XVIIeme, on n'avait aucune excuse pour ses gaffes. On en était responsable, et c'était justice. On ne fait pas abstraction d'une gaffe, on la pardonne.
2. Le jeudi 27 juin 2019, 11:43 par Philalethe
Il y a, je crois, une différence entre une gaffe et un acte manqué : la gaffe a immédiatement du sens alors que l'acte manqué doit être interprété pour recevoir un sens. En outre, en faisant gaffe, on s'abstient de faire une gaffe, alors qu' on ne peut pas en faisant attention s'abstenir de faire un acte manqué.

samedi 28 mai 2016

Des poules et des hommes.


" Combien la vie paraît trop longue aux vieillards, à présent qu'ils apprennent une peine si imprévue ! " (Eschyle, Les Perses, v. 263-265)
" (...) malgré le désir d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il veut (...) Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? " (Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs)
" Ainsi vivent et meurent les poules qui produisent nos œufs. Peut-être celles qui meurent jeunes sont-elles les plus chanceuses, puisque leurs compagnes plus robustes n'ont rien d'autre à espérer que quelques mois supplémentaires d'entassement inconfortable. Elles pondent jusqu'à ce que leur productivité baisse, puis elles sont expédiées pour être battues et transformées en pâtés et en soupes au poulet, seules choses pour lesquelles elles sont encore bonnes. " (Singer, La libération animale)

Commentaires

1. Le lundi 30 mai 2016, 12:43 par gelscalpan
la photo du poulailler est si floue qu'on dirait un amphi universitaire plein , à la rentrée (mais pas ensuite, la différence entre humains et poules étant que les premiers ont le choix de quitter l'amphi)
2. Le lundi 30 mai 2016, 13:22 par Philalèthe
Rien d'étonnant à ce que les poules restent : elles ont précisément un cœur de poule.

samedi 17 octobre 2015

Sénèque (50), lettre 9 (6) : se sentir heureux, est-ce être heureux ?


Nous nous émerveillons devant certains animaux qui passent indemnes au travers de la flamme. Le sage n'est-il pas une bien plus grande merveille ? Il passe au milieu des épées, des écroulements, des flammes, et il part sans dommage ni perte." (Sénèque, lettre 9)
Dans les dernières lignes de la longue neuvième lettre à Lucilius, consacrée à l'amitié, Sénèque soutient que la condition nécessaire et suffisante du bonheur est de se sentir heureux : " Non est beatus, esse se qui non putat " " n'est pas heureux celui qui ne pense pas l'être " (traduction personnelle)
Aucune situation (status) n'est une condition nécessaire du bonheur car toute situation peut apparaître mauvaise à celui qui s'y trouve.
Sénèque met alors dans la bouche de Lucilius l'objection suivante :
" S'il dit qu'il est heureux, ce possesseur d'une honteuse fortune (ille turpiter dives), ce maître de tant d'esclaves, esclave lui-même de plus de maîtres (ille multorum dominus sed plurium servus), en ferons-nous un heureux sur sa déclaration ? " (trad. Noblot)
Sénèque distingue alors dire (dicere) de penser (sentire, et non plus putare) : " Non quid dicat, sed quid sentiat, refert, nec quid uno die sentiat, sed quid assidue." que Noblot traduit ainsi : " Ce n'est pas ce qu'il peut dire qui importe, mais ce qu'il pense, et non pas la pensée d'un jour, mais celle de tous les instants."
Manifestement Sénèque prévient l'objection suivante qu'il ne formule pourtant pas : " mais le riche en question ne peut-il pas constamment se penser heureux ?". Si c'est possible, la conscience du bonheur n'est pas une condition suffisante du bonheur. À cette objection qui conduirait à reconnaître qu'un homme peut se sentir heureux alors qu'il ne se conduit pas raisonnablement, Sénèque répond :
" Au reste, n'appréhende point qu'un aussi précieux trésor (le latin est plus sobre : res tanta, une si grande chose) passe à un indigne. Le sage seul est satisfait de ce qu'il a. Tout ce qui n'est pas la sagesse est travaillé du dégoût de soi (omnis stultitia laborat fastidio sui)." (trad. Noblot
On note une certaine ressemblance entre cette position stoïcienne et la position que Kant exprime dans la Métaphysique des moeurs :
" (Tout homme) peut sans doute par des plaisirs et des distractions s'étourdir ou s'endormir, mais il ne saurait éviter parfois de revenir à soi ou de se réveiller, dès lors qu'il perçoit la voix terrible (de la conscience). Il est bien possible à l'homme de tomber dans la plus extrême bassesse morale où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut éviter de l'entendre."
Le point commun aux deux philosophes est l'idée que, pour connaître sa valeur morale négative, on n'a besoin que de sa conscience, à condition de l'écouter sur la durée. Quant à la valeur morale positive, c'est une autre affaire, Kant jugeant impossible d'être constamment satisfait de soi moralement (" Qu'en est-il de la satisfaction pendant l'existence ? Elle est inaccessible sous le rapport moral (satisfaction de soi-même dans la bonne conduite" Anthropologie), identifiant donc une telle conscience à une illusion et à un obstacle à la moralité (elle-même condition nécessaire et suffisante d'un bonheur possible, à défaut d'être réel le temps de la vie).

samedi 26 septembre 2015

Redescription dégradante et pouvoir d'abstraction.

Au coiffeur de Casanova en mesure d'admirer la beauté de la comtesse sans se fixer sur sa verrue et en connaissant exactement les conditions artisanales de la genèse de sa beauté, j'opposerai deux personnages de Kundera, F. qui parle ici et Jean-Marc auquel il s'adresse :
" - Je me vois debout devant toi, continua F., disant quelque chose sur les filles. Tu te rappelles, ça me choquait toujours qu'un beau corps soit une machine à sécrétions ; je t'ai dit que je supportais mal de voir une jeune fille se moucher. Et je te revois : tu t'es arrêté, tu m'as dévisagé et tu m'as dit d'un ton curieusement expérimenté, sincère, ferme : se moucher ? moi, il me suffit de voir comment son oeil clignote, de voir ce mouvement de la paupière sur la cornée, pour que je ressente un dégoût que je peux à peine surmonter." (L'identité, 1997).
F. et Jean-Marc n'ont pas besoin de mobiliser le procédé de redescription dégradante, tant spontanément ils sont enclins à dégrader le corps désirable. Tout au contraire, F., au moins, gêné manifestement par sa sensibilité à la machinerie secrétante des beaux corps, aurait dû s'entraîner à l'abstraction :
" Bien des hommes sont malheureux par manque de ce pouvoir d'abstraction. Le prétendant pourrait faire un bon mariage s'il pouvait seulement fermer les yeux sur une verrue au visage de sa bien-aimée, ou sur un vide dans sa denture. C'est bien une inconvenance particulière de notre faculté d'attention que de se fixer justement , fût-ce de manière involontaire, sur une défectuosité d'autrui, de diriger les regards sur un bouton manquant à la veste ou sur l'absence d'une dent ou sur un défaut coutumier d'élocution, de plonger par là l'autre dans la confusion, mais de gâcher aussi son propre jeu dans ses rapports avec lui. Quand l'essentiel est de bon aloi, c'est agir non seulement avec équité, mais aussi avec un sens avisé que de passer sur les côtés fâcheux d'autrui ou même de l'état momentané de notre propre fortune ; mais cette faculté d'abstraire est une vigueur d'esprit qui ne peut s'acquérir que par la pratique." (Kant, Anthropologie, La Pléiade, p.950)
Fermer les yeux sur une verrue est radicalement différent d'imaginer la matière neutre sur laquelle, comme on dit quelquefois aujourd'hui, survient la beauté. En effet, dans le premier cas, on s'efforce de ne pas voir le réel visible, alors que dans le second on vise à voir le réel invisible à l'aide de l'imagination affermie par la conception .
À propos, quand Marcel Duchamp, désireux de désenchanter l'oeuvre d'art, encourageait à pratiquer le ready-made inversé (prendre un tableau de Rembrandt pour table à repasser), n'était-il pas, à sa manière nihiliste, un héritier de Marc-Aurèle ?
Quant au psychanalyste, il s'est entraîné, lui, à faire abstraction de ce qui dans l'analysé n'est pas défectueux.

jeudi 30 octobre 2014

Que gagne- t-on à connaître un stoïcien ?

"Monsieur, n' insultez pas au malheur d' Épictète" Ubu Cocu Alfred Jarry
Kant a défendu qu' il est immoral de considérer un être humain seulement comme un outil. Or un passage des Entretiens d'Épictète permet de soutenir la thèse suivante : le sage est un outil possible pour autrui. Le philosophe vient de s ' adresser à un homme qui ne peut rien faire sans ses esclaves : toute une équipe s ' occupe de lui ("ton masseur s ' approche (de tes serviteurs) et leur dit : " Change-le de place, donne- moi son dos, tiens- lui la tête, présente- moi son épaule"." Certes ce richard est bien immoral mais s ' il rectifiant sa conduite, il aurait une fonction auprès des autres :
" Pourquoi t ' es- tu rendu tellement inutile et vain que personne ne veut te recevoir chez lui ni s ' occuper de toi ? Quand on trouve un outil en bon état qui a été jeté dehors, on le ramasse et l ' on y voit un profit ; mais pour toi personne ne croira y gagner et l ' on croira même y perdre. Ainsi tu ne peux même pas rendre le service que rendent un chien ou un coq. "
Pas de mystère en fait : dans cette philosophie finaliste, l'homme, comme l'animal, a une fonction naturelle qu'il exerce s'il a développé au mieux sa nature. Si le maître est immoral, c'est moins parce qu'il utilise les autres que parce qu'il ne s'en sert pas comme il devrait s'en servir. Ce n'est pas incompatible avec le stoïcisme de se faire masser par une foule d'esclaves mais ca l'est d'y voir un bien, alors que le seul bien est de parvenir à jouer son rôle d'homme (ce qui est compatible avec la fonction sociale la plus modeste mais n'est pas impliqué par la fonction la plus prestigieuse).

Commentaires

1. Le dimanche 9 novembre 2014, 18:31 par Elias
"Kant a défendu qu' il est immoral de considérer un être humain seulement comme un outil."
Certes, mais Kant reconnait par ailleurs un devoir d'être utile, ce qui ne le rend pas si étranger au propos que vous citez.
"c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’être un membre utile dans le monde, puisque cela fait partie de la valeur de l’humanité qui réside en sa propre personne, et à laquelle il ne doit pas déroger."
Métaphysique des mœurs, doctrine de la vertu, §.20 (section consacrée au devoir de cultiver ses facultés)
2. Le lundi 17 novembre 2014, 18:21 par Philalèthe
Merci pour ce rapprochement très pertinent. Mais la valeur de l'humanité est intrinsèque à l'homme dans le kantisme alors que si le stoïcien la place aussi dans l'usage (pratique et théorique) de la raison, il se réfère néanmoins à une raison théo-centrée et non anthropo-centrée. Si l'homme a du prix dans le stoïcisme, c'est en tant que tout homme participe à la Raison (a en lui une étincelle du feu divin, de la Raison du monde). Dit autrement, le stoïcisme n'est pas un humanisme au sens où un humanisme explique le meilleur de l'homme par ... le meilleur de l'homme et non par le meilleur d'un principe supérieur.

jeudi 21 novembre 2013

Magistrat, vérificateur et super-vérificateur : un beau rêve pour le kantien !

On connaît sans doute ce passage de l' Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique où Kant pose le problème suivant : les hommes, en tant qu'animaux égoïstes, ont besoin d'un maître juste, or tout maître juste est nécessairement un homme, donc tout maître juste, en tant qu'animal d'égoïste, a besoin à son tour d'un maître. Kant en conclut que la solution parfaite du problème est impossible.
Or, Platon règle le problème dans le livre XII des Lois ; certes, en tant que kantien, on jugera la solution naïve (on peut même à bon droit penser qu'elle est une des cibles visées par Kant). Mais le texte, moins lu, je crois, que celui de Kant, vaut tout de même d'être rappelé.
Faisant parler l'Étranger d' Athènes, Platon, à la fin de son énorme dialogue, s'intéresse aux " vérificateurs qui vérifieront la gestion des (...) magistrats " ( 945 b). Il voit le problème : " Il n'est vraiment pas facile de trouver un magistrat qui soit d'une vertu supérieure ", ce qui veut dire que la moralité du magistrat, que j'appellerai de base, est déjà un bien rare . Sur ce point, kantiens et platoniciens s'entendront et en gros, ils seront d'accord pour trouver dans l'égoïsme général la cause d'une telle rareté (certes ils commenceraient à ne plus s'entendre s'il s'agissait pour les uns et les autres de déterminer les causes d'un tel égoïsme).
À ce stade de l'argumentation, influencé par Kant, on pensera que la recherche du bien rare est vaine et qu'il faudra faire avec l'imperfection humaine. Pas question, dit l' Étranger :
" Pourtant, il faut s'efforcer de trouver des vérificateurs divins."
Et l'Étranger d'exposer la procédure compliquée rendant possible l'identification sûre des vérificateurs : " il faut absolument que les vérificateurs soient admirables en ce qui concerne la vertu dans son ensemble " (945 e). Mais, entre l'homme pensé comme divin et l'homme réellement divin, il y a un monde. C'est pourquoi l'Étranger ne s'en tient pas là et, en vue de rendre possibles " les vérifications que subiront les vérificateurs eux-mêmes ", il expose une seconde procédure.
Mais où va-t-il donc s'arrêter ? Va-t-il friser le ridicule philosophique en envisageant ce que j'oserais appeler le méga-vérificateur ?
Non, à première vue, l'Étranger s'en tient là et met fin à l'escalade institutionnelle par la voie juridique :
" (...) S'il arrive que l'un d'eux, se fiant au choix que l'on a fait de lui, manifeste son humaine nature en se comportant mal après son élection, la loi devra prescrire que celui qui le souhaitera pourra le poursuivre."
La solution est étrange car, si la fonction hiérarchique de méga-vérificateur n'est pas instituée de jure , de facto elle peut être exercée par n'importe quel citoyen. Pourquoi alors ne pas avoir fait l'économie des deux degrés supérieurs (vérificateurs et super-vérificateurs) ? Si le citoyen lambda est capable de percer à jour les fraudes du super-vérificateur, pourquoi ne peut-il pas le faire aussi bien à propos des magistrats ? N'est-ce pas au prix de la cohérence que l'Étranger évite la régression à l'infini ?
En tout cas, l'Étranger, fort lucide au fond, réalise bien le côté humain, trop humain de la solution car quelques lignes plus loin, il attribue au Juste par excellence, Rhadamante, le fils de Zeus l'idée qu'il ne faut " conférer le droit de juger à aucun homme, mais le réserver aux dieux ".
En fait le problème serait réglé s'il existait des hommes divins, réellement et non supposément. Mais qu'en pense au juste Platon ?
À lire la suite de ce douzième livre, on en sort avec l'idée que l'homme divin existe bel et bien mais qu'il est distribué aléatoirement, pour ainsi dire :
" Le fait est que, dans la masse des hommes, on en trouve toujours quelques-uns, pas beaucoup, qui sont des hommes divins, et qui méritent d'être fréquentés à tout prix. Ils poussent indifféremment dans les cités régies par de bonnes lois et dans celles qui ne le sont pas." (951 b)
La vulgate platonicienne doit prendre au sérieux ces lignes qui ne font pas de l'excellence de la cité la condition de l'excellence personnelle. Foin de l'éducation rationnelle ! Un homme divin, ça pousse tout seul ! Mais le hic est qu'il ne pousse pas nécessairement là ou on a besoin, je veux dire dans la cité bien réglée que l'Étranger d' Athènes construit méticuleusement au fil des pages. C'est la raison pour laquelle la bonne cité doit promouvoir ce que j'appellerais des voyages d'études civiques :
" Aux citoyens qui souhaiteraient observer avec plus de loisir les façons de faire des autres hommes, aucune loi ne doit constituer un obstacle. Aucune cité, si elle est privée de toute expérience des hommes, bons et mauvais, ne pourrait jamais, ainsi privée de toute relation sociale, parvenir à un niveau de convenable de civilisation et atteindre la perfection, pas plus qu'elle ne saurait sauvegarder durablement ses lois si, au lieu d'en rendre compte par la raison, elle s'en remettait à l'habitude."
C'est pour déjouer l'habitude et rester fidèle à la raison que ces hommes divins, extérieurs à la cité, vont être utiles :
" C'est sur leur piste qu'il faut toujours partir lorsqu'on habite dans une cité pourvue de bonnes lois, en courant par mer et par terre à leur recherche pour être en mesure, à condition de se garder de toute corruption, de raffermir chez soi ce que les usages établis y ont de bon, et pour corriger ce qu'ils ont de défectueux. Sans cette observation et sans cette enquête, jamais une cité ne se maintiendra dans un état de perfection, et pas davantage si les observations sont mal conduites."
Comme on est loin ici de l'idée reçue selon laquelle la cité platonicienne est fermée sur elle ! C'est bien plutôt la relation avec les meilleurs des étrangers qui garantit la rationalité de la cité.
Certes on jugera sans doute bien illusoire de croire que la nature fait pousser ici et là des hommes divins et alors on retournera, un peu triste cependant, lire l'opuscule kantien...

vendredi 19 avril 2013

Le silence culpabilisateur.

Dans les Fondements de la métaphysique des moeurs de Kant, on lit ces lignes sur la conscience morale :
“Tout homme a une conscience et se trouve observé, menacé, de manière générale tenu en respect (respect lié à la crainte) par un juge intérieur et cette puissance qui veille en lui sur les lois n’est pas quelque chose de forgé (arbitrairement) par lui-même, mais elle est inhérente à son être. Elle le suit comme son ombre quand il pense lui échapper. Il peut sans doute par des plaisirs et des distractions s’étourdir ou s’endormir mais il ne saurait éviter parfois de revenir à soi ou de se réveiller, dès lors qu’il en perçoit la voix terrible. Il est bien possible à l’homme de tomber dans la plus extrême bassesse morale où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut jamais éviter de l’entendre. »
C’est à la dernière phrase que j’ai particulièrement pensé en lisant un passage du livre de Jacques Julliard, Le choix de Pascal (2008). L’auteur y raconte que, lors de son service militaire en Algérie, pendant la guerre d'indépendance, il a refusé de torturer et que ceux qui ne faisaient pas le même choix venaient se justifier devant lui :
« Ils sont venus me tenir des discours du type : « Vous savez, nous ne sommes pas ceux que vous pensez. Je suis un militant de l’Action catholique dans le nord de la France et si j’ai accepté de tenir ce rôle, j’ai des raisons. J’ai vu des horreurs, des camarades mourir au combat, mutilés, tout ce qu’on peut imaginer. » Je les écoutais sans jamais répondre. Ils étaient totalement déstabilisés. Je crois que c’est parce que je n’en parlais pas (…) Le fait d’exprimer tacitement sa désapprobation à l’égard de ces actes comportait une espèce d’argumentaire très fort parce que mes interlocuteurs se le représentaient spontanément à eux-mêmes. Que voulaient-ils ? Que je prenne cet argumentaire à mon compte. Si je ne parle pas, ils sont face à leur propre objection, face à leur propre abjection ! Ce qu’ils voulaient, c’était quelqu’un sur qui se débarrasser de leurs propres opinions. Dans ces cas-là, il ne faut pas accepter ce rôle (…) C’est la meilleure illustration du mécanisme de la parole silencieuse, celle par laquelle vous contraignez l’interlocuteur à s’appliquer lui-même les objections que vous avez dans l’esprit, parce qu’il est obligé de les prendre à son compte. L’interlocuteur se fait à lui-même le discours qu’il attendait de vous. Rejeter les objections sur l’autre est un moyen de s’en débarrasser » (p.188-189)
Je ne pense pas que le texte de Julliard soit d’inspiration kantienne car l’auteur ne dit rien sur la source des opinions, de l’argumentaire qui condamne les tortionnaires, mais il donne l’idée de quelque chose comme une suite du texte kantien :
« Il veut quelquefois l’entendre dans la bouche d’un autre pour essayer d’en faire quelque chose d’étranger à lui. Aussi dans cette situation est-ce du devoir de chacun de se taire obstinément pour mieux laisser l’homme bas moralement se confronter douloureusement à la voix terrible en lui qui le condamne. »

lundi 16 avril 2012

La guerre philosophique : développement lockéen d'une métaphore kantienne.

On se rappelle de :
" Le champ de bataille de ces combats sans fin, voilà ce qu'on nomme Métaphysique " ( Préface de la première édition de la Critique de la raison pure, 1781).
Locke, plus ou moins un siècle avant Kant, avait développé la comparaison de l'activité philosophique à une activité militaire :
" Dans les controverses il arrive la même chose que dans le siège d' une ville, où pourvu que la terre sur laquelle on veut dresser les batteries, soit ferme, on ne se met point en peine d'où elle est prise, ni à qui elle appartient : il suffit qu'elle serve au besoin. Mais comme je me propose dans la suite de cet ouvrage d' élever un bâtiment uniforme, et dont toutes les parties soient bien jointes ensemble, autant que mon expérience et les observations que j'ai faites, me le pourront permettre, j'espère de le construire de telle manière sur ses propres fondements, qu' il ne faudra ni piliers, ni arcs-boutants pour le soutenir. Que si mon édifice s'avère n'être qu'un château en l'air, je ferai du moins en sorte qu'il soit tout d'une pièce, et qu' il ne puisse être enlevé que tout à la fois." Essai sur l'entendement humain, I, 3, 25, trad. Coste, légèrement modifiée par Philippe Hamou).
La fin de la comparaison fait de la philosophie une activité de construction de systèmes.
Or, beaucoup de philosophes ne s'y retrouveraient pas de nos jours, qui veulent moins démolir un édifice pour en bâtir un autre, que vérifier la solidité d'une échauguette ou d'un pont-levis. S' ils lancent des boulets, ce n'est pas pour investir la place et la dominer à leur tour mais en vue de contraindre le propriétaire des lieux à revoir un détail de son architecture s'il se trouve que le tir, bien ajusté, réussit à faire des dégâts. Si la force militaire est d' autant plus respectée qu' elle menace d' une destruction massive, il n'en va pas de même de l'arsenal philosophique. On ne juge plus sa valeur à sa puissance de feu mais à sa capacité à faire trembler, plus qu' à détruire, un petit ouvrage dans le paysage philosophique. S'il connaît les nouvelles règles du jeu, l'attaqué ne rend pas la pareille mais mesure tranquillement les dégâts.

Commentaires

1. Le jeudi 8 novembre 2012, 17:51 par Sandra
C'est là une belle image, effectivement. Que dire alors des penseurs de la déconstruction ? Il faudrait leur consacrer un petit paragraphe ;)
On trouve un éclaircissement du passage cité de Kant sur http://www.les-philosophes.fr/kant-...

dimanche 11 mars 2012

Sur le respect : Pascal, Kant et Canguilhem.

Pascal a fait la distinction entre le respect commandé par les usages et celui motivé par le mérite, comme le montre le fragment 95 (édition Le Guern) :
« Que la noblesse est un grand avantage, qui dès dix-huit ans met un homme en passe (=met un homme dans une position favorable), connu et respecté comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans. C’est trente ans gagnés sans peine. »
Le respect, qui incommode devant les grands (fragment 30) et qui précisément les distingue (fragment 75), a pour Pascal une double origine : la première, lointaine et historique, est l’établissement d’un rapport de forces favorable au type d’homme désormais respecté ; la seconde, proche et psychologique, est dans l’imagination qui fait voir comme important en soi tel ou tel individu.
La première origine que Pascal associe métaphoriquement à des « cordes de nécessité », est présentée, entre autres, dans ce passage :
« Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont des cordes de nécessité ; car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant.
Figurons-nous donc que nous les voyons commencer à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu'à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu’enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît : les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession des naissances, etc »
Dans la suite de ce même fragment 677, Pascal clarifie la deuxième origine, identifiée, elle, à des « cordes d’imagination » :
« Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque-là la pure force l’a fait. Ici c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers, etc.
Or ces cordes qui attachent donc le respect à tel et à tel en particulier sont des cordes d’imagination »
Certes, si la force est la cause première de la domination sociale, celle-ci, une fois mise en place, continue d’en faire un certain usage. Il ne s’agit plus alors de casser les résistances des rivaux mais de se perpétuer par la production de la soumission, d’où les « accompagnements » dont parle le texte suivant et sans lesquels l’imagination ne jouerait pas son rôle dans la genèse du respect :
“ La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites qu’on y voit d’ordinaire jointes » (fragment 23).
Ce respect d’imagination n’est pourtant pas sans rapport avec l’autre qu’on pourrait désigner du nom de respect de raison. Pascal va jusqu’à dire que c’est le second qui est la raison du premier :
« Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies » (fragment 12)
Pascal fait donc en fait deux genèses du respect des grands: la première a des causes qui peuvent passer inaperçues à ceux qui le manifestent (causes historiques et causes psychologiques) ; la seconde, vraie au moins des chrétiens, a des raisons : même s’ils ne sont pas victimes de leur imagination, ils ont une bonne raison d’agir comme tout le monde face aux grands.
Kant, par rapport à Pascal, ne reconnaîtra plus qu’un seul respect, le respect moral (en allemand, die Achtung). On connaît le passage du chapitre trois du livre I de la première partie de la Critique de la raison pratique :
« Un homme peut aussi être un objet d’amour, de crainte, ou d’admiration, et même d’étonnement, sans être pour cela un objet de respect. Son humeur enjouée, son courage et sa force, la puissance qu’il doit au rang qu’il occupe parmi les autres peuvent m’inspirer ces sentiments, sans que j’éprouve encore pour autant de respect intérieur pour sa personne. Je m’incline devant un grand, disait Fontenelle, mais mon esprit ne s’incline pas. Et moi j’ajouterai : devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je vois la droiture de caractère portée à un degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, si haute que je maintienne la tête pour lui faire remarquer la supériorité de mon rang » (Œuvres philosophiques, Tome 3, La Pléiade, p. 701)
On réalise donc que, si Kant limite l’extension du concept de respect en le spécialisant, si on peut dire, moralement, néanmoins il soutient qu’il est bon socialement de s’incommoder devant les grands et d’incommoder les petits, si on se trouve être un grand.
C’est par rapport à ce contexte que je souhaite faire connaître un texte de jeunesse de Georges Canguilhem. Ce dernier, disciple d’ Alain, était à l’époque pacifiste et antimilitariste. Voici un passage de l’article publié le 20 Février 1928 dans Libres propos, journal d’ Alain :
« Le système militaire classe de sa propre autorité les hommes en inférieurs et supérieurs, et hisse les pavillons (l’article commençait par la phrase suivante : « quand le pavillon couvre la marchandise, on s’attend à de la contrebande »). L’inférieur ne doit pas seulement obéissance et soumission aveugle mais respect. Or, si la valeur d’un homme est un rapport et n’est conclue qu’après épreuve, il suit qu’un sentiment comme le respect ne va pas sans un rapport aussi, et n’est justifiable qu’à proportion de la valeur qui le mérite. Un respect mécanique et sur commande se nie. Par contre si l’on laisse chacun juge du respect qu’il doit, il y aura des juges sévères. Ainsi, le salut militaire obligatoire, marque extérieure du respect, est le fruit d’une expérience séculaire. On conçoit sans peine les saluts et les vivats de mercenaires qui choisissaient leur chef et leur maître, qui pouvaient le déposer, au besoin le tuer, et le remplacer par celui qui leur semblait le plus hardi et le plus équitable. Il y avait au moins un semblant de spontanéité. Maintenant au contraire les mains se préparent dès qu’un képi anonyme paraît à un tournant de rue. Cette politesse forcée est laide. » (Œuvres complètes, volume 1, p.192, Vrin, 2011)
Ce qui justifie la dénonciation par Canguilhem du « respect mécanique » - que Kant et Pascal reconnaissaient comme, bel et bien, aveugle au mérite – est la croyance, dans ces lignes du moins, d’une genèse possiblement morale de la hiérarchie sociale. En effet, à la différence du chef « hardi » et « équitable » des mercenaires, l’adjudant ( que Canguilhem a pris dans d’autres articles de la même année comme cible - et de manière plutôt drôle - ) exige le salut, même s’il est lui-même lâche et injuste. Ce qui se dessine donc dans ce texte est l’appel à un ordre social où les degrés de pouvoir social sont justifiés par des degrés de valeur morale. On peut se demander si, par-delà Kant et Pascal, Canguilhem n’est pas revenu ici à l’ordre platonicien tel qu’il est articulé dans La République. C’est-à-dire à un ordre où il n’y a plus de désaccord entre l’inclination de l’esprit et celle du corps.
On peut toujours rêver.

mardi 17 janvier 2012

Kant et Philippe Séguin, homme sensé.

Longtemps j'ai découpé les articles de journaux... Ils sont jaunis maintenant mais, de temps en temps, au hasard des explorations, un papier réapparaît. En voici un vieux de presque 13 ans. Pour l'apprécier, remettons-nous à la mémoire le texte classique de Kant tiré de La religion dans les limites de la raison (1794) :
" J'avoue ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des hommes sensés : un certain peuple (en train d'élaborer sa liberté légale) n'est pas mûr pour la liberté ; les serfs d'un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté ; et de même aussi, les hommes ne sont pas encore mûrs pour la liberté de conscience. Dans une hypothèse de ce genre la liberté ne se produira jamais ; car on ne peut mûrir pour la liberté, si l'on n'a pas été mis au préalable en liberté (il faut être libre pour se servir utilement de ses forces dans la liberté). Les premiers essais en seront sans doute grossiers, et liés d'ordinaire à une condition plus pénible et plus dangereuse que lorsque l'on se trouvait encore sous les ordres, mais aussi confié au soin d'autrui ; cependant jamais on ne mûrit pour la raison autrement que grâce à ses tentatives personnelles (qu'il faut être libre de pouvoir effectuer). Je ne fais pas d'objection à ce que ceux qui détiennent le pouvoir renvoient encore loin, bien loin, obligés par les circonstances, le moment d'affranchir les hommes de ces trois chaînes. Mais ériger en principe que la liberté ne vaut rien de manière générale pour ceux qui leur sont assujettis et qu'on ait le droit de les en écarter pour toujours, c'est là une atteinte aux droits régaliens de la divinité elle-même qui a créé l'homme pour la liberté. Il est plus commode évidemment de régner dans l'État, la famille et l'Église quand on peut faire aboutir un tel principe. Mais est-ce aussi plus juste ? "(IVème partie, 2ème section, § 4, note 1, trad. Gibelin, Vrin, 1952, p. 245)
Quant à l'article, publié dans Le Monde du 30 Octobre 1999, il est signé par Patrick Jarreau et intitulé L'archaïque relativisme de M. Séguin :
" Mardi 26 avril, dans la plus grande librairie de Bordeaux, Philippe Séguin présentait son dernier livre, qui s'intitule : C'est quoi la politique ? (éditions Albin-Michel). La proximité des élections présidentielles et législatives en Tunisie, où il avait été invité l'avant-veille, a fourni à l'ancien président de l' Assemblée nationale et du RPR matière à une démonstration. " Plutôt que des simulacres de démocratiea-t-il dit, je préfère des processus prudents, progressifs, qui partent du principe que la démocratie n'a pas de sens là où les gens sont analphabètes, n'ont pas l'eau, le gaz et l'électricité et ne mangent pas à leur faim."
Faut-il donc lire le manuel de M. Séguin, nouveau professeur associé à l' Université du Québec à Montréal ? On se permettra d'hésiter avant de courir chez le libraire. Quoi de plus éculé, en effet, que l'affirmation selon laquelle la démocratie est un régime trop dangereux pour être laissé entre n'importe quelles mains ? Volontiers porté à invoquer l' Histoire, M. Séguin songe peut-être que le vote, en France, fut longtemps censitaire. Seuls des propriétaires, instruits et, peut-on croire, mangeant à leur faim eurent le droit de choisir leurs représentants jusqu'en 1848. Le député des Vosges suggère aujourd'hui, en défense de la Tunisie chère à son coeur et du président Ben Ali, dont il était l'hôte, un cens mondial : aux peuples riches, la démocratie ; aux autres, des régimes autoritaires propres à faire leur bonheur malgré eux.
Aux Tunisiens qui pensent, pour les plus résignés, que leur pays est bien géré, mais mal gouverné ( Le Monde des 21, 22 et 23 octobre), M. Séguin répond : patience, " ce n'est pas la démocratie qui crée le développement, c'est le développement qui crée la démocratie ". " Si on en a la volonté ", a-t-il prudemment ajouté. Réélu président, le 24 octobre, avec 99,44 % des voix et une participation électorale de 91,4 %, M. Ben Ali a-t-il la volonté d'entraîner son pays de développement en démocratie ? M. Séguin ne doute pas de ses bonnes intentions. " Dans la construction démocratique, la Tunisie va à son rythme ", a-t-il dit encore à ses potentiels lecteurs bordelais, en leur signalant que " ce rythme appelle le respect ".
Il en a même évalué assez largement le tempo : " Nous sommes peu fondés à demander aux autres de faire en l'espace de quelques années ce que nous avons mis plus de deux cents ans à accomplir. " En chaque Tunisien, le citoyen peut attendre.
Pour juger du progrès de la pensée politique dont témoignent les propos de M. Séguin, il est une bonne référence : Jacques Chirac. En juillet 1990, le prédécesseur du député des Vosges à la présidence du RPR s'était rendu, lui aussi, à Tunis. Devant l'Assemblée internationale des maires francophones, il avait alors déclaré : " L'évolution de la vie politique intérieure de ces pays doit se faire à leur rythme et non pas dans la précipitation. " La similitude des propos est aussi frappante que le fait qu'à neuf ans de distance ils aient été prononcés l'un en Tunisie, l'autre au sujet de la Tunisie. Là où la démocratie n'existe pas - disait M. Chirac hier, dit M. Séguin aujourd'hui -, c'est qu'elle est en chemin " au rythme " du pays concerné, c'est-à-dire du pouvoir et des pouvoirs qui y règnent.
Dans la même veine, le chef de l'Etat d'aujourd'hui avait déclaré quelques mois plus tôt, en février 1990, à Abidjan (Côte d'Ivoire) que " le multipartisme est une sorte de luxe que les pays en voie de développement n'ont pas les moyens de s'offrir ". Il avait constaté, il est vrai, l'existence de deux sortes d'Etats, " ceux où les droits de l'homme sont respectés, qui sont des démocraties, et ceux où ils ne sont pas respectés, qui sont des régimes de dictature ". Mais c'était pour ajouter : " Je ne crois pas que l'on puisse copier les régimes politiques les uns sur les autres et encore moins les classer au regard du pluripartisme ou du parti unique. " M. Chirac entendait ainsi se démarquer du pouvoir socialiste qui, la même année, au sommet franco-africain de La Baule, faisait des progrès vers la démocratie une condition de l'aide française aux pays en voie de développement.
LES DEMEURES GAULLISTES
Lors de sa visite à la librairie Mollat de Bordeaux, M. Séguin, tout à sa défense de la voie tunisienne vers la démocratie, n'a peut-être pas pris le temps de consulter le dernier livre du maire de cette ville, son ami Alain Juppé, consacré à Montesquieu le moderne (éditions Perrin/Grasset). Il aurait pu y lire un éloge de la volonté " d'instaurer ou d'affermir partout l'Etat de droit ou, même, la primauté du droit sur l'Etat ", volonté dans laquelle l'ancien premier ministre - et, lui aussi, ancien président du RPR - voit " sans conteste, une conquête de la démocratie et de la liberté ". On savait qu'il y a, dans la maison gaulliste, plusieurs demeures.
M. Chirac a appris à évoluer de l'une à l'autre. Expliquant aux Français la participation de leur pays à la guerre au Kosovo, le président de la République a tourné le dos au relativisme démocratique qui continue d'inspirer M. Séguin. Recevant successivement les présidents chinois, Jiang Zemin, et iranien, Mohamad Khatami, il a fait savoir qu'il avait évoqué, avec l'un et l'autre, la question des droits de l'homme dans leurs pays respectifs. Peut-être ne faut-il voir dans cette évolution qu'une concession de façade à l'air du temps, à la pression des médias, à l'heureuse intolérance des opinions publiques envers les régimes tyranniques ou totalitaires, sous quelque latitude qu'ils sévissent. Sans doute est-il légitime, en outre, d'associer la diplomatie à la fermeté dans les relations politiques et économiques avec des pays qui sont des partenaires commerciaux importants et dont le développement profite, même insuffisamment, à l'ensemble de leurs habitants.
Si intéressée et si peu exempte de calcul soit- elle, la posture nouvelle des pays occidentaux, autrefois complices de dictatures au nom de la lutte contre le bloc soviétique, n'en constitue pas moins un atout-maître dans les mains de ceux qui luttent pour la démocratie. Sans M. Séguin." (Patrick Jarreau)
En 2012, la ligne Juppé paraît l'avoir emporté dans le grand parti de droite mais on n'en est pas plus fidèle pour autant à Kant (certes faut-il être kantien sur ce point ? pourrait-on demander ) :
" Un public ne peut parvenir que lentement aux lumières. Une révolution peut bien entraîner une chute du despotisme personnel et de l'oppression intéressée ou ambitieuse, mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; tout au contraire de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens, de lisière à la grande masse privée de pensée.
Or, pour ces lumières, il n'est rien requis d'autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines." (Qu'est-ce que les Lumières ? 1784)
L'idée que des armées d'occupation puissent apporter la liberté aux pays qu'elles occupent aurait sans doute paru vraiment risible à Kant.

jeudi 7 octobre 2010

Kant chez Stendhal.

Encore une citation de Kant chez Stendhal. C'est cette fois dans Lucien Leuwen :
" Quelle différence avec la sensation d'un homme du monde ou d'un homme qui n'a pas reçu du hasard ce don incommode, père de tant de ridicules, que l'on appelle une âme ! Pour ces gens raisonnables, faire la cour à une femme, c'est un duel agréable. Le grand philosophe Kant ajoute : "Le sentiment de la dualité est puissamment réveillé quand le bonheur parfait que l'amour peut donner ne peut se trouver que dans la sympathie complète ou l'absence totale du sentiment d' être deux." (p.263 Folio Classique)
De nouveau un texte apocryphe ?
Qui sait ce que Stendhal a lu de Kant ?

Commentaires

1. Le vendredi 5 novembre 2010, 21:16 par oyseaulx
Il se peut que Kant soit cité une ou deux fois par Destutt de Tracy, qui pourrait être la source de Stendhal ici, à moins qu'il ne s'agisse d'une réminiscence de son séjour en Allemagne dans les armées napoléoniennes.
2. Le dimanche 7 novembre 2010, 00:44 par Philalèthe
Merci pour cette suggestion.

dimanche 21 mars 2010

Enseigner à qui on n'a appris ni à prêter son attention ni à faire abstraction.

Kant a écrit dans l'Anthropologie :
" L'effort pour devenir conscient de ses représentations consiste soit à prêter son attention (attentio), soit à se détourner d'une représentation, dont on a conscience (abstractio). La dernière attitude n'est pas simplement suspension ou négligence de la première (car ce serait alors distraction, distractio), mais elle constitue un véritable acte de la faculté de connaître pour maintenir une représentation dont je suis conscient à l'écart d'autres représentations dans une même conscience. Par conséquent, il ne s'agit pas ici d'abstraire (isoler) quelque chose, mais de faire abstraction de quelque chose, c'est-à-dire d'une détermination de ma représentation, - ce par quoi cette représentation obtient la généralité d'un concept et se trouve ainsi accueillie dans l'entendement.
Savoir faire abstraction d'une représentation, même si elle vient s'imposer à l'homme par l'intermédiaire des sens, est un pouvoir beaucoup plus grand que celui d'être attentif : car cela témoigne d'une liberté de la faculté de penser et d'un contrôle de l'esprit par lui-même qui le rendent capable d'exercer une maîtrise sur l'état de ses représentations (animus sui compos). À cet égard, la faculté d'abstraction est donc beaucoup plus difficile, mais aussi plus importante que celle de l'attention, quand elle concerne les représentations des sens.
Bien des hommes sont malheureux parce qu'ils ne savent pas abstraire. Le prétendant pourrait faire un bon mariage s'il pouvait simplement détourner les yeux d'une verrue sur le visage de sa bien-aimée, ou ne pas voir la dent qui lui manque. Mais c'est une mauvaise habitude de notre faculté d'attention que de s'attacher, même involontairement, à ce qui est incongru chez les autres, de diriger le regard vers un bouton qui, juste sous nos yeux, manque à un habit, vers une dent qui est absente, ou vers une faute d'élocution qui est coutumière, et de remplir ainsi l'autre de confusion, tout en compromettant par là nos propres chances d'entretenir de bons rapports avec lui. Quand ce qui compte vraiment est de qualité, c'est agir non seulement avec équité, mais aussi avec habileté que de savoir mettre entre parenthèses ce qui nous gêne chez les autres, et cela même pour notre bien-être personnel ; mais cette faculté d'abstraire est une force de l'esprit qui ne peut être acquise que par l'usage." (I 3 trad. Renaut GF p.57)
Apprend-on à l'école l'attention ? C'est à douter tant on oppose à la distraction la capture d'attention. "Comment rendre ludique un cours ?" se demande-t-on. Que proposer à l'élève pour qu'il ne se distraie pas ? Car l'élève n'a pas appris à prêter son attention : il faut donc la garder en ne cessant de la capter.
Apprend-on à l'école la capacité de faire abstraction ? Pas du tout. Honteux de ne pas lui apporter un contenu plaisant, dont on attend qu'il s'inscrive dans sa mémoire sans que l'élève ait à faire l'effort de le mémoriser, de l'apprendre en somme, on n'ira pas jusqu'à exiger de lui qu'il s'entraîne à faire abstraction de ce qui, captant son attention, le distraira du cours.
Résumons : comment apprendre quelque chose à des élèves chez lesquels on n'a pas développé les facultés qui rendent possible l'apprentissage, précisément celles de prêter attention et de faire abstraction ?

mercredi 14 octobre 2009

Sénèque et Kant: comment traiter une personne inférieure socialement et supérieure moralement ?

Cherchant à éclairer l'identité que Diogène Laërce donne à Lacydès, j'ai déjà cité un passage de la Critique de la raison pratique où Kant distingue deux attitudes, celle due au rang social et celle exigée par la valeur morale. Voici ces lignes:
" Fontenelle dit. " Devant un grand seigneur, je m'incline mais mon esprit ne s'incline pas." Je puis ajouter: devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je perçois une droiture de caractère portée à un degré que je ne reconnais pas à moi-même, mon esprit s'incline, que je le veuille ou non, et si haut que j'élève la tête pour ne pas lui laisser oublier ma supériorité." (V 77)
Or, dans la 64ème Lettre à Lucilius, Sénèque fait une distinction ressemblante:
" Si j'aperçois un consul ou un préteur, je leur rendrai tout l'honneur que les charges honorifiques ont accoutumé de recevoir: je sauterai à bas de mon cheval, je me découvrirai la tête, je céderai le passage. Et quand je songe aux deux Caton, Lélius le Sage, Socrate, sans compter Platon, Zénon, Cléanthe, je ne leur ferais pas accueil en mon âme en leur témoignant tous les respects ? Oui je les vénère et me lève en toute occurrence devant ces grands noms. (VII 64 10 éd. Veyne)
Voici le texte latin:
Si consulem videro aut praetorem, omnia, quibus honor haberi honori solet, faciam: equo desliam, caput adaperiam, semita cedam. Quid ergo ? Marcum Catonem utrumque et Laelium Sapientem et Socraten cum Platone et Zenonem Cleanthenque in animum meum sine dignatione summa recipiam ? Ego vero illos veneror et tantis nominibus semper adsurgo"
Une différence saute aux yeux entre les deux textes. Chez Sénèque, c'est un homme mort, reconnu collectivement pour son excellence morale, qui est révéré; chez Kant c'est n'importe quel contemporain à condition que son action soit causée par des motivations éthiques. D'où un signe présent chez Kant et absent nécessairement chez Sénèque: marquer par l'attitude physique la distance sociale possible entre l'homme ordinaire moral et celui qui reconnaît en lui la moralité en action.
Cependant dans la lettre 47, en faisant voir les esclaves comme d'autres hommes, identiques du point de vue de l'essence aux hommes libres, Sénèque n'aurait-il pas envisagé la possibilité d'une reconnaissance de la valeur morale supérieure de l'esclave par rapport à celle de son maître ?
A première vue, ce qui ressort de cette lettre, c'est qu'il faut vivre sur un pied d'égalité avec les esclaves et même les considérer comme "d'humbles amis" (humiles amici).
Ceci dit, Sénèque en faisant l'éloge de la manière humaine dont les esclaves étaient considérés, reconnaît qu'une des conséquences de ce traitement a été quelquefois un dévouement héroïque:
" Jadis ils causaient en présence du maître, et avec lui; on ne les tenait pas bouche cousue: ils étaient prêts, ceux-là, à s'offrir au bourreau pour le maître, à détourner sur leur tête le péril qui le menaçait. ils parlaient à table; ils se taisaient sous les tortures" (4)
Mais de manière plus ordinaire, Sénèque reconnaît que des esclaves peuvent être moralement libres et méritent pour cette raison d'entrer dans le cercle des amis de l'homme libre socialement (et moralement aussi, sans quoi il serait incapable d'identifier la valeur éthique de ses esclaves):
" Je jugerai d'eux non sur leur emploi (ministeriis) mais sur leur moralité (moribus). De sa moralité chacun est l'artisan; pour les emplois, le sort en dispose. Invite ceux-ci, parce qu'ils le méritent; ceux-là pour qu'ils apprennent à le mériter. Les fréquentations grossières (ex sordida conversatione) leur ont laissé quelque tare servile. Une société plus honnête la dissipera " (15)
On est désormais loin de la pensée exprimée dans le texte de Kant: en effet la valeur morale ne justifie pas une reconnaissance seulement intérieure de la personne concernée mais un changement dans la manière de se comporter avec elle. Il ne s'agit pas pour le maître instruit par Sénèque de maintenir par une gestualité ad hoc son statut social mais de se conduire avec la personne morale comme si le statut social n'existait plus.
Ce qui est d'autant plus étonnant, c'est que la conduite du maître change non seulement avec les esclaves actuellement vertueux mais aussi avec ceux qui le sont potentiellement ( dans la mesure où elles s'actualiseront par l'exercice ).
Mais pourquoi ne pas aller plus loin dans le changement de l'attitude ? Pas seulement traiter en amis les meilleurs des esclaves mais aussi les affranchir, en somme traduire par une modification sociale une propriété morale.
C'est sous la forme d'une objection que Sénèque envisage une telle possibilité:
" Quelqu'un à ce moment dira que j'appelle les esclaves à la conquête du bonnet (pileum, sorte de bonnet phrygien en laine, dont on coiffait les esclaves qu'on affranchissait), que je veux précipiter les maîtres du fait de leur grandeur (de fastigo suo deicere), parce que j'ai dit: mieux vaut de leur part le respect que la crainte (colant potius dominum quam timeant). "Oui, c'est cela ! fait mon homme; juste ce respect que nous témoignent nos clients, nos protégés ?" (18)
La réponse que fait Sénèque à l'objection est ambiguë: s'il ne voit pas dans l'affranchissement la conséquence nécessaire de la reconnaissance de la moralité de l'esclave, il condamne clairement une défense de l'esclavage comme moyen de se faire craindre. Car les dieux n'ont pas besoin d'esclaves:
" Qui parlera ainsi, oubliera que les maîtres n'ont pas à faire fi de ce qui suffit à Dieu (hoc qui dixerit, obliviscetur id dominis parum non esse, quod deo satis est).(18)
Il semble donc que si chaque maître veut imiter le dieu dans la mesure de ses possibilités humaines, il sera porté à affranchir les meilleurs de ses esclaves. Reste que l'absence d'affranchissement paraît ne faire courir aucun risque à la possibilité d'une même humanité raisonnable, divisée, de manière contingente, en deux groupes sociaux inégaux en droits et en devoirs.