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dimanche 5 novembre 2006

Lycon: des pieds au sens propre ou au sens figuré ?

A première lecture, je comprends mal l’épigramme composée par Diogène Laërce en l’honneur de Lycon:
« Non, certes, nous n’oublierons pas non plus Lycon, qui de la goutte
Mourut. Mais ce qui, moi, m’étonne le plus,
C’est que la si longue route d’Hadès, lui qui, avant, à l’aide des pieds
D’autrui marchait, en une seule nuit il l’a parcourue. »
M’intrigue l’attribution à Lycon de pieds qui ne lui appartiennent pas. En effet, dès la première phrase, Laërce l’a classé « au premier rang en matière d’éducation des enfants ». Or, j’en tire aisément l’idée que, loin de marcher avec les pieds des autres, il aurait dû faire marcher sur ses propres pieds ceux qui ne disposaient pas encore de l’autonomie de mouvements.
Si ces lignes m’inspirent une telle métaphore, c’est sans doute que j’ai à l’esprit la Réponse à la question : qu’est-ce les Lumières ? de Kant. Pourtant, à dire vrai, les mauvais tuteurs de cet opuscule ne donnent pas leurs pieds aux mineurs pour la bonne raison que ni les uns ni les autres ne marchent. Plus exactement les premiers, donnant seulement l’illusion de savoir marcher, empêchent les seconds de se mouvoir, même par pieds d’emprunt :
« Après avoir bien rendu sot leur bétail et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermés, ils leur montrent le danger qui les menace, si elles essaient de s’aventurer seules au dehors. Or ce danger n’est vraiment pas si grand ; car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher. » (trad. de S.Piobetta)
Pour en revenir à la dépendance de Lycon, il ne me reste plus qu’à la comprendre au sens littéral: le vieillard podagre, âgé de 74 ans, ne se serait déplacé que porté par autrui, dans une litière peut-être, comme ces richards quelquefois copieusement injuriés à leur passage par les cyniques, ingambes eux par esprit de système. Mais si l’idée ne m’en est pas venue immédiatement, c’est sans doute que Laërce, quelques lignes avant, avait dépeint Lycon en athlète.
Mais alors comment expliquer le passage de l’allègre vélocité à l’immobilité affligeante ? Je me laisserai aller à surinterpréter les deux premières lignes du court paragraphe que Laërce interpose entre l’éloge de la santé et le constat de la maladie de son personnage:
« Il fut chéri comme nul autre à la cour d’Eumène et d’Attale, qui d’ailleurs lui procurèrent énormément de choses. Et Antiochus aussi essaya de l’avoir à sa cour, mais n’y réussit pas.» (V 68)
Osons une lecture, disons, épicurienne!
A être chéri par des potentats, on perd à coup sûr en potentialités physiques. Quand les puissants s’arrachent un philosophe, il ne résiste pas longtemps ; on le voit encore de nos jours, : s’il ne perd pas en sveltesse de corps, c’est l’esprit qui trinque…Ce n’est pas comme en peinture où, selon le mot d’Elie Faure, c'est « la matière qui se fait tout esprit », non, c’est alors exactement l’inverse : l’esprit qui se fait tout matière…

jeudi 26 octobre 2006

Lycon: des oreilles qui en disent long.

Diogène Laërce consacre de nombreuses lignes au corps de Lycon:
« Par ailleurs il était aussi dans sa tenue le plus propre des hommes, au point de faire preuve d’une délicatesse vestimentaire insurpassable selon ce que dit Hermippe. Mais il fut aussi des plus friands d’exercice et en bonne condition physique, ayant tout l’air d’un athlète, les oreilles en chou-fleur et le teint hâlé, selon ce que dit Antigone de Caryste. » (V 67)
Michel Narcy a préféré la métaphore légumière, sans doute plus conforme au texte grec, à la traduction discrète de Robert Genaille qui évoquait lui des « oreilles écrasées par les coups ». Ainsi de Genaille à Narcy, on est passé d’appendices honteux à de somptueux organes, triomphants dans l’adversité. Mais je reste surpris par cette métamorphose végétale ; pourtant, dans une note, Michel Narcy reprend sans broncher l’expression, comme si elle allait autant de soi que « le nez épaté » du boxeur :
« Par ailleurs, selon Capelle (RE XIII 2, 1927, col.2305), les oreilles en chou-fleur étaient le signe distinctif du pancratiaste, qui, comme son nom l’indique, pratiquait toutes les formes de lutte, y compris la boxe. » (note 2 p.628)
Ce Lycon qui semble avoir voulu se déguiser en anti-Socrate aurait été, me semble-t-il, une bonne cible pour un cynique déchaîné. Salir le vêtement élégant, martyriser encore davantage les protubérances cartilagineuses de l’ouïe, moquer la volonté acharnée de vaincre sur les stades, autant de possibilités d’appeler le philosophe à plus de tenue…

mardi 24 octobre 2006

Lycon : une conception réaliste de la délibération.

Lycon a une théorie de l’erreur que Laërce rapporte en ces mots :
« Ceux qui délibèrent d’une façon erronée, il disait que c’est leur raisonnement qui les égare, comme s’ils mettaient à l’épreuve d’une règle tordue un objet naturellement droit, ou s’ils se servaient pour scruter un visage d’eau agitée ou d’un miroir à la surface irrégulière. » (V 66)
La métaphore, assez inattendue, est double : délibérer est compris autant sur le modèle de mesurer que sur celui de refléter. Examinons ces deux modèles de plus près :
a) délibérer, c’est mesurer : l’image suppose qu’existe en dehors de l’esprit la Délibération Correcte (elle prend dans ce cas les traits de l’objet naturellement droit). Bien délibérer est alors pensé comme identifier la rectitude de la Délibération Correcte. En revanche, doté d’un instrument de mesure vicié, celui qui délibère mal ne peut pas reconnaître la droiture de la Délibération Correcte. La métaphore pourrait, semble-t-il, être utilisée à l’inverse : l’objet naturellement droit mettrait en évidence que la règle est tordue. Mais cela supposerait qu’on dispose de la Délibération Correcte. Or, par hypothèse, il n’en est rien. Donc celui qui délibère mal prend en fait la règle tordue pour une règle droite et appelle donc tordu l’objet naturellement droit.
b) délibérer, c’est refléter : la deuxième version de la métaphore conserve l’idée d’une extériorité de la Délibération Correcte (ce qui ne veut pas dire matérialité, pensons-la plutôt comme une Idée dans un Monde Intelligible). Mais sa figuration est assez étrange : d’objet droit, elle est devenue visage. Il me semble qu’il faut qualifier ce visage de beau, de symétrique, d’harmonieux pour donner de la cohérence à la variation. Lycon ne choisit pas alors de se référer à une mauvaise vue mais à une eau agitée ou à un miroir, ce qui laisse penser qu’on a affaire ici à un sujet qui regarde son visage. Mais désormais la possibilité d’une comparaison entre l’objet mesuré et l’instrument de mesure n’existe plus. Le visage est défiguré non par la mauvaise qualité de l’organe visuel mais par l’irrégularité de la surface qui renvoie l’image. Bien délibérer est affecté encore plus nettement d’une dimension passive essentielle, c’est accueillir en soi l’image fidèle de la Délibération Correcte ; mal délibérer reste fondamentalement passif sauf que cette fois les conditions de perception de la Délibération Correcte lui donnent une apparence incorrecte que le sujet ne détecte pas. Je suis donc amené pour donner de la cohérence à la métaphore à supposer aussi des mauvais yeux, seuls facteurs capables d’expliquer pourquoi l’eau agitée n’est pas plus vue agitée que la surface irrégulière du miroir n’est vue irrégulière. Je me demande ce que peut donc apporter le fait que la médiation soit doublement déformante (des mauvais yeux perçoivent de mauvais miroirs). Je suis porté à penser que le sens n’y gagne rien.
Incontestablement, sous ses deux variantes, la délibération est pensée sur le mode de la perception. Délibérer correctement, c’est avoir les moyens intellectuels de découvrir la Délibération Correcte. Il me semble que la métaphore ne fait pas avancer d’un pas dans la recherche des critères de la Délibération Correcte.

Commentaires

1. Le mercredi 25 octobre 2006, 21:27 par Edi
Je ne comprends par très bien le terme de : Délibération Correcte. Pourriez-vous l'expliquer autrement, afin que je puisse le comprendre.

Merci.
2. Le jeudi 26 octobre 2006, 07:15 par philalethe
J'ai écrit avec des majuscules l'expression pour mettre en relief que le bon raisonnement qui permet de s'orienter comme il faut paraît avoir une réalité extra-mentale, comme l'Everest pour ainsi dire. Tout le billet suppose que la Délibération Correcte a le même type de réalité que l'Idée dans le platonisme. Je ne cache pas que c'est beaucoup tirer d'une métaphore...

lundi 23 octobre 2006

Lycon, alias Glycon, ou de deux charmes bien distincts.

“(Antigone) ajoutait qu’à l’oral il était le plus doux – d’où (sic) vient que certains ajoutèrent un gamma a son nom mais que par écrit il ne se ressemblait pas. » (V 65)
La personne de Lycon éclipse, semble-t-il, sa pensée ; la douceur dont il s'agit ne paraît en rien relative à son argumentation car si tel était le cas, le texte écrit l'exprimerait tout autant. A première vue, Lycon est sur ce point une sorte de Socrate qui aurait commis l’erreur d’écrire non parce qu'en écrivant il encouragerait l’illusion du savoir et découragerait la recherche du vrai mais parce qu’aucune partition n’équivaudrait la musique effectivement jouée.
Reste que ce qui différencie le cas Socrate du cas Lycon, c’est que les paroles du premier peuvent être répétées sans perte, comme le dit Alcibiade :
« Une chose est sûre ; quand nous prêtons l’oreille à quelqu’un d’autre, même si c’est un orateur particulièrement doué, qui tient d’autres discours, rien de cela n’intéresse, pour ainsi dire, personne. En revanche, chaque fois que c’est toi que l’on entend, ou que l’on prête l’oreille à une autre personne en train de rapporter tes propos, si minable que puisse être cette personne, et même si c’est une femme, un homme ou adolescent qui lui prête l’oreille, nous sommes troublés et possédés. » Le Banquet 215 d (traduction de Luc Brisson)
La parole socratique, loin de se perdre dans la bouche d’autrui, l’habite au point que, même minable, il devient exceptionnellement intéressant. Il est donc clair que ces mots, à la différence de ceux de Lycon, ne tirent pas leur prix de la voix qui les prononce ; leur valeur est inhérente à eux au point qu’elle se conservera quelle que soit la médiocrité de celui qui la véhiculera oralement.
Cette précision d’Alcibiade légitime ainsi l’entreprise platonicienne : si la voix n’a rien à faire dans le prix de la parole, elle ne perd donc rien du tout à être rapportée par écrit, à la différence de celle de Lycon qui perd sa saveur (car ce n’est pas sa saveur mais celle de Lycon) du fait d’être retranscrite.
Ce qui m’étonne, c’est l’inconséquence de Laërce qui, après avoir refusé à l’écrit la capacité de rendre l’oral, n’hésite pourtant pas à enchaîner ainsi :
« Par exemple, à propos de ceux qui se repentent de n’avoir pas étudié quand il était temps et qui en expriment le souhait, il avait cette jolie formule : il disait qu’ils s’accusent eux-mêmes puisqu’ils expriment par un impossible souhait le repentir d’une paresse incorrigible. » (66)
Laërce contredit ainsi ce qu'il disait plus haut de ce même Lycon (cf la note du 12 octobre): en effet il parvient à exhiber le fruit sans l’arbre ou, encore plus difficile, à donner à percevoir le parfum et la beauté de la pomme sans la pomme.

Commentaires

1. Le lundi 23 octobre 2006, 22:02 par Edi
Je trouve le sujet très passionnant ! Je ne me suis pas présenté. Je suis Edi, l'auteur du blog : intarissable.over-blog.com. Je vous ai mis un lien de votre blog dans le mien, car je suis intéressé par la philosophie antique et parce que vous savez si bien écrire.

Je ne voulais pas vous embêter, je vous dit à bientôt, et surtout, CONTINUEZ !!!

jeudi 12 octobre 2006

Lycon: moins un philosophe charmeur qu'un être charmant.

C’est Lycon qui succède à Straton à la tête de l’école aristotélicienne :
« Antigone (de Caryste) à son propos dit ceci : qu’il n’était pas possible d’emporter ailleurs, comme le parfum et la beauté d’une pomme, chacun des mots dont il était l’auteur, mais que c’était sur l’homme lui-même, comme le fruit sur l’arbre, qu’il fallait les contempler. » (V 65)
Etrange passage : Lycon y est comparé d’abord à une pomme puis à un arbre ; dans le premier cas ses paroles sont à lui ce que le parfum et la beauté sont à la pomme ; dans le deuxième, elles sont à lui ce que la pomme est à l’arbre. Or, si effectivement on ne peut pas détacher la beauté de la pomme de la pomme, pas plus qu’on ne peut séparer l’expression d’un visage du visage lui-même, la pomme, elle, est bel et bien détachable de l’arbre. Que gagne-t-on alors à rapporter la pomme à l’arbre dont elle est le fruit ? Plusieurs hypothèses me viennent à l’esprit : on peut expliquer pourquoi elle est comme elle est ; on voit comment elle orne l’arbre ; on comprend la fonction de l’arbre etc
Quelle est donc des deux métaphores la plus exacte quand il est question de préciser la relation des paroles à celui qui les dit ?
A coup sûr, comme toute parole, celles de Lycon peuvent être rapportées par quelqu’un d’autre, paraissant ainsi plus pomme qu’odeur de pomme, mais, à en croire la métaphore du parfum, proférées par autrui, elles ne seraient pas les mêmes que celles qu’il a dites ; comment le comprendre ?
Version forte : dans la bouche d’un autre, elles n’ont pas le même sens ; version faible : elles ont le même sens, mais elles sont dites avec un autre ton, une autre voix, une autre mimique.
La version forte me paraît insoutenable : les paroles de Lycon seraient en effet incompréhensibles par autrui car comprendre les paroles d’un autre qu’est-ce sinon pouvoir les répéter pour soi en leur conservant leur sens d’origine, en un mot se les dire ?
Reste la version faible revenant à dire que l’expression de Lycon est inimitable et donne à elle seule de la valeur à ses paroles. Peu importe ce que dit Lycon, c’est sa manière de dire ce qu’il dit qui leur donne du prix.
Désormais je donne un sens à la double métaphore : en tant que paroles, ce qui sort de la bouche de Lycon est comme la pomme de l’arbre ; on peut bel et bien matériellement les répéter, comme on peut détacher le fruit (on aurait pu les enregistrer); mais en tant que paroles exprimées d’une certaine manière, elles sont comme le parfum et la beauté de la pomme ; les répéter c’est nécessairement les dire autrement (en écoutant l’enregistrement, on n’entendrait pas les paroles de Lycon)
Lycon n’est pas Théophraste, sa parole n’est pas d’or, elle peut même n’avoir qu’un sens quelconque mais, formulée par un autre, elle perd tout ce qui en fait la valeur.
J’ai du mal à comprendre que la valeur ne puisse résider que dans la manière de dire ; il me semble que ce qui fait la valeur ou non d’une manière d’exprimer c’est sa relation avec le sens de ce qui est dit.
Problème : si on avait pu filmer et non seulement enregistrer Lycon, aurait-on pu garder ses paroles ? Il semble que oui, sauf à penser que sa présence physique, d’être aplatie en deux dimensions, a perdu son identité.
Antigone a donc réduit au cercle des intimes de Lycon ceux qui ont pu le comprendre (mais qu'y avait-il à comprendre au fond ?) ; sentant son odeur, le touchant, ils pouvaient apprécier ses paroles, mais, rentrés chez eux dans leur mémoire, ils n’avaient plus que des coques vides, rien que des sons articulés au sens insignifiant. Je me demande si Antigone de Caryste, en caractérisant ainsi, Lycon ne l’a pas privé d’idées pour en faire rien de plus mais rien de moins qu’une réalité sensuelle unique et non-reproductible.