Dans les Fondements de la métaphysique des moeurs de Kant, on lit ces lignes sur la conscience morale :
“Tout homme a une conscience et se trouve observé, menacé, de manière générale tenu en respect (respect lié à la crainte) par un juge intérieur et cette puissance qui veille en lui sur les lois n’est pas quelque chose de forgé (arbitrairement) par lui-même, mais elle est inhérente à son être. Elle le suit comme son ombre quand il pense lui échapper. Il peut sans doute par des plaisirs et des distractions s’étourdir ou s’endormir mais il ne saurait éviter parfois de revenir à soi ou de se réveiller, dès lors qu’il en perçoit la voix terrible. Il est bien possible à l’homme de tomber dans la plus extrême bassesse morale où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut jamais éviter de l’entendre. »
C’est à la dernière phrase que j’ai particulièrement pensé en lisant un passage du livre de Jacques Julliard, Le choix de Pascal (2008). L’auteur y raconte que, lors de son service militaire en Algérie, pendant la guerre d'indépendance, il a refusé de torturer et que ceux qui ne faisaient pas le même choix venaient se justifier devant lui :
« Ils sont venus me tenir des discours du type : « Vous savez, nous ne sommes pas ceux que vous pensez. Je suis un militant de l’Action catholique dans le nord de la France et si j’ai accepté de tenir ce rôle, j’ai des raisons. J’ai vu des horreurs, des camarades mourir au combat, mutilés, tout ce qu’on peut imaginer. » Je les écoutais sans jamais répondre. Ils étaient totalement déstabilisés. Je crois que c’est parce que je n’en parlais pas (…) Le fait d’exprimer tacitement sa désapprobation à l’égard de ces actes comportait une espèce d’argumentaire très fort parce que mes interlocuteurs se le représentaient spontanément à eux-mêmes. Que voulaient-ils ? Que je prenne cet argumentaire à mon compte. Si je ne parle pas, ils sont face à leur propre objection, face à leur propre abjection ! Ce qu’ils voulaient, c’était quelqu’un sur qui se débarrasser de leurs propres opinions. Dans ces cas-là, il ne faut pas accepter ce rôle (…) C’est la meilleure illustration du mécanisme de la parole silencieuse, celle par laquelle vous contraignez l’interlocuteur à s’appliquer lui-même les objections que vous avez dans l’esprit, parce qu’il est obligé de les prendre à son compte. L’interlocuteur se fait à lui-même le discours qu’il attendait de vous. Rejeter les objections sur l’autre est un moyen de s’en débarrasser » (p.188-189)
Je ne pense pas que le texte de Julliard soit d’inspiration kantienne car l’auteur ne dit rien sur la source des opinions, de l’argumentaire qui condamne les tortionnaires, mais il donne l’idée de quelque chose comme une suite du texte kantien :
« Il veut quelquefois l’entendre dans la bouche d’un autre pour essayer d’en faire quelque chose d’étranger à lui. Aussi dans cette situation est-ce du devoir de chacun de se taire obstinément pour mieux laisser l’homme bas moralement se confronter douloureusement à la voix terrible en lui qui le condamne. »