Chilôn était éphore, ce qui n'est pas peu de pouvoir. Au nombre de cinq, les éphores veillaient au respect des lois et à ce que les deux rois de Sparte n'abusent pas de leur autorité. Son frère "supportait mal de ne pas devenir éphore, alors que lui-même l'était" (I, 68) et Chilôn lui répondit:
"C'est que moi je sais subir l'injustice, mais pas toi."
La réplique est énigmatique. On se tromperait à mes yeux en l'identifiant à une leçon de l'expérience: pour accéder aux plus hautes charges, il faut ne pas se rebeller contre l'injustice. Le prix à payer pour le pouvoir serait de supporter l'arbitraire de ceux qui nous commandent. C'est peut-être vrai mais cela serait anachronique dans la bouche de Chilôn. Je préfère l'entendre à la manière socratique: l'homme juste préfère subir l'injustice à la commettre, renonçant même à rendre à autrui la monnaie de sa pièce. Mieux vaut souffrir la douleur de la victime que fauter comme le bourreau. Ainsi, à travers la justification qu'il adresse à son frère, Chilôn identifie l'exercice du pouvoir politique à la pratique de la vertu, qui consiste à se retenir. Le sage est un homme qui se retient et précisément qui commande à sa parole:
"Que la langue ne devance pas la pensée" (69)
Une langue non domestiquée, c'est la trahison, la calomnie, la menace, l'irrespect, la moquerie, la colère:
" Garder sa langue, et surtout dans un banquet (se méfier du vin qui ensauvage la langue). Ne pas médire de son prochain, sous peine d'entendre des paroles dont il y aura lieu de s'affliger (la raison est curieuse: il ne s'agit pas de ne pas faire de mal à autrui ou de respecter la vérité mais d'éviter pour soi-même des motifs de se plaindre, car il suffit d'une langue déchaînée pour déchaîner toutes les autres, c'est en se retenant qu'on aide autrui à faire de même). Ne menacer personne car c'est une pratique de femmes (doit-on ici identifier la menace à la rage impuissante et à l'aveu de sa faiblesse, comme si seul avait à menacer celui qu'on tient pour rien ?) (...) Ne pas médire de celui est mort (...) Ne pas rire d'un infortuné (...) Maîtriser son emportement."
Il y a quelque chose du stoïcisme dans tout cela, le rêve d'une vie sans épanchement, d'un corps mis au pas, dompté, seulement véhicule de la pensée mais jamais expression des émotions. Ne jamais dire plus que ce qu'on doit dire, ce qui revient à ne pas dire tout ce qu'on pense. Un psychanalyste dirait que tous ces conseils sont autant de manière de développer la répression (die Unterdrückung). Une des dernières maximes me paraît clairement représentative de cette réduction du corps à une extériorisation neutre de la raison:
"Quand on parle, ne pas agiter la main, car c'est un geste d'insensé."
Le délire commence avec le geste, non l'indication volontaire bien sûr, comme quand on montre le chemin à quelqu'un, mais la gesticulation machinale, qui montre plus que ce qu'on dit. Plus de deux millénaires avant Freud, Chilôn s'acharne déjà à ne pas donner prise à l'interprétation psychanalytique en expliquant comment faire pour que le corps soit muet et que seule parle à travers lui la raison.