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mardi 19 avril 2022

Sagesse et scatologie antiques.

Mary Beard dans SPQR. Histoire de la Rome ancienne (Perrin, 2016) décrit la décoration d'un bar du port d'Ostie, datant du second siècle après JC. :

" Le thème principal de la peinture est l'ancienne troupe des philosophes grecs qu'on appelle traditionnellement " les Sept Sages de la Grèce ". Parmi eux se trouvent Thalès de Milet, penseur du VIème siècle av. JC., célèbre pour avoir prétendu que l'eau était à l'origine de l'univers ; le législateur Solon d'Athènes, dont l'existence relève presque de la légende ; et Chilon de Sparte, autre ancienne sommité de la pensée. Certaines peintures n'ont pas survécu, mais à l'origine on pouvait les voir tous les sept, représentés assis sur d'élégantes chaises et munis de parchemins. Chacun était flanqué d'une déclaration qui ne portait pas sur des sujets politiques, scientifiques, juridiques ou éthiques mais sur la défécation et toutes sortes de thèmes scatologiques.
Au-dessus de la figure de Thalès, on peut lire : " Thalès conseille à ceux qui ont du mal à chier de ne pas ménager leur peine " ; au-dessus de Solon : " Pour bien chier, Solon se frappait sur le ventre " ; et au-dessus de Chilon : " Le rusé Chilon enseignait comment péter sans faire de bruit." Sous les sages se trouvait une autre série de figures représentées assises dans des toilettes communes (installations fréquentes dans le monde romain). Elles aussi profèrent des plaisanteries scatologiques."



vendredi 10 juin 2005

Chilon, mort de plaisir.

« Il était taciturne » (I, 72). Ce qui ne me surprend pas. « Taciturne » vient du latin « tacere » qui veut dire « se taire ». Chilôn est un silencieux, du genre de ceux qui savent qu’une fois la vanne levée, le regrettable flux s’écoule. Cet homme, qui vit en se statufiant, va succomber à un trop-plein de vie :
« Il mourut, comme le dit Hermippe, à Pisa, après avoir embrassé son fils, vainqueur aux Jeux Olympiques à la boxe. Cela lui arriva par un excès de joie associé à une faiblesse due au nombre des années. »
Mais cette fin est-elle encore une mort exemplaire? Pour Laërce, à coup sûr, vu l’épigramme qu’il compose en l’honneur de Chilôn :
« Porteur de lumière, Pollux, je te sais gré que le fils De Chilôn a remporté au pugilat le vert laurier. Mais si le père, en voyant son fils couronné, défaillit de plaisir, Il ne faut pas s’en indigner : puisse une telle mort être la mienne. »
On a dit que Diogène Laërce devait avoir été épicurien, un des arguments étant la place réservée à Epicure qui occupe à lui tout seul le livre X, celui qui ferme les Vies. On pourrait alors voir dans cet éloge d’un plaisir fatal de quoi fortifier cette supposition. (1) Il n’en reste pas moins que Chilôn ne parvient plus face à cet événement à se conduire conformément aux maximes qu’il défendait. Certes cette mort peut encore être vue comme illustrative : en fin de vie, le sage montre ce qu’il advient quand on baisse la garde. En somme, il ne serait pas envahi, il se laisserait envahir en guise de dernière leçon... On peut voir aussi cette fin sous un autre aspect : comme Cléobis et Biton, le sage perdrait la vie dans une sorte d’acmé. A la différence de Solon qui plaçait les sportifs en-dessous des guerriers, Chilôn aurait été comblé par la victoire olympique de son fils. C’est seulement un peu étrange car le texte ne me livre aucun indice d’une si grande valeur accordée et à la paternité et à la gloire.
(1) Ajout du 21-10-14 : la raison d'un tel plaisir mortel n'est pas épicurienne car le désir de voir son fils triompher aux Jeux Olympiques est tout à fait vain.

jeudi 9 juin 2005

Chilon ou être sage jusqu'au bout des ongles.

“Qu’est-ce qui est difficile ? « Garder les secrets, bien occuper ses loisirs et être capable de supporter une injustice » (I, 69)
C’est inhabituel de mettre sur le même plan la pratique de l’otium et l’exercice de la moralité. Quels sont donc les loisirs du sage ? Je pars ainsi à la recherche de loisirs qui exigent des efforts, de loisirs tendus et denses. J’imagine qu’ils correspondent au temps de la vie pendant lequel Chilôn ne remplit pas la fonction politique qui lui incombe. Est-ce composer des élégies ? A l’image de Solon, mettre en vers les vérités ? Double effort : poétique et intellectuel ? Versifier dans l’espoir de transformer les hommes dans le sens du meilleur ?
« Alors qu’on lui demandait en quoi les gens cultivés se distinguent des incultes, il dit : « Par de belles espérances »
Est-ce enquêter sur le divin ?
« On dit qu’il demanda à Esope ce que Zeus faisait. L’autre répondit : « Il humilie ce qui est élevé et élève ce qui est humble »
Le sage a donc besoin du fabuliste pour identifier la nature du dieu des dieux. A noter au passage que le Zeus ésopien est somme toute simple à comprendre, bien que la réponse laisse dans l’ombre la raison des élévations et des humiliations. Est-ce le respect de la justice ? la punition de la démesure ? Resterait aussi à savoir si Zeus se livre une fois ou périodiquement à ce renversement des hiérarchies comme dans une démolition perpétuelle des ordres institués. Est-ce consoler les amis ? Une de ses maximes recommande de « se déplacer plus rapidement pour les infortunes des amis que pour leur succès ». Je dispose désormais d’un critère de l’amitié : est ami celui qui met plus de temps à venir me voir quand je vais bien que quand je vais mal. Mais on le savait déjà. Est-ce « bien gouverner sa propre maisonnée » ? J’ai beau faire, je ne trouve pas dans cette vie de Chilôn des activités qui représenteraient à nos yeux le loisir. Le sage ne se repose pas. Même la tranquillité résulte de l’obéissance à un précepte : « Rester tranquille » Chilon donne à lui et aux autres des ordres. Il ne flâne pas, il applique la maxime : « Ne pas se hâter en chemin. » Quand l’exercice du métier s’interrompt, c’est la pratique du devoir qui continue.

mercredi 8 juin 2005

Chilon et l'éloge de la retenue.

Chilôn était éphore, ce qui n'est pas peu de pouvoir. Au nombre de cinq, les éphores veillaient au respect des lois et à ce que les deux rois de Sparte n'abusent pas de leur autorité. Son frère "supportait mal de ne pas devenir éphore, alors que lui-même l'était" (I, 68) et Chilôn lui répondit:
"C'est que moi je sais subir l'injustice, mais pas toi."
La réplique est énigmatique. On se tromperait à mes yeux en l'identifiant à une leçon de l'expérience: pour accéder aux plus hautes charges, il faut ne pas se rebeller contre l'injustice. Le prix à payer pour le pouvoir serait de supporter l'arbitraire de ceux qui nous commandent. C'est peut-être vrai mais cela serait anachronique dans la bouche de Chilôn. Je préfère l'entendre à la manière socratique: l'homme juste préfère subir l'injustice à la commettre, renonçant même à rendre à autrui la monnaie de sa pièce. Mieux vaut souffrir la douleur de la victime que fauter comme le bourreau. Ainsi, à travers la justification qu'il adresse à son frère, Chilôn identifie l'exercice du pouvoir politique à la pratique de la vertu, qui consiste à se retenir. Le sage est un homme qui se retient et précisément qui commande à sa parole:
"Que la langue ne devance pas la pensée" (69)
Une langue non domestiquée, c'est la trahison, la calomnie, la menace, l'irrespect, la moquerie, la colère:
" Garder sa langue, et surtout dans un banquet (se méfier du vin qui ensauvage la langue). Ne pas médire de son prochain, sous peine d'entendre des paroles dont il y aura lieu de s'affliger (la raison est curieuse: il ne s'agit pas de ne pas faire de mal à autrui ou de respecter la vérité mais d'éviter pour soi-même des motifs de se plaindre, car il suffit d'une langue déchaînée pour déchaîner toutes les autres, c'est en se retenant qu'on aide autrui à faire de même). Ne menacer personne car c'est une pratique de femmes (doit-on ici identifier la menace à la rage impuissante et à l'aveu de sa faiblesse, comme si seul avait à menacer celui qu'on tient pour rien ?) (...) Ne pas médire de celui est mort (...) Ne pas rire d'un infortuné (...) Maîtriser son emportement."
Il y a quelque chose du stoïcisme dans tout cela, le rêve d'une vie sans épanchement, d'un corps mis au pas, dompté, seulement véhicule de la pensée mais jamais expression des émotions. Ne jamais dire plus que ce qu'on doit dire, ce qui revient à ne pas dire tout ce qu'on pense. Un psychanalyste dirait que tous ces conseils sont autant de manière de développer la répression (die Unterdrückung). Une des dernières maximes me paraît clairement représentative de cette réduction du corps à une extériorisation neutre de la raison:
"Quand on parle, ne pas agiter la main, car c'est un geste d'insensé."
Le délire commence avec le geste, non l'indication volontaire bien sûr, comme quand on montre le chemin à quelqu'un, mais la gesticulation machinale, qui montre plus que ce qu'on dit. Plus de deux millénaires avant Freud, Chilôn s'acharne déjà à ne pas donner prise à l'interprétation psychanalytique en expliquant comment faire pour que le corps soit muet et que seule parle à travers lui la raison.

mardi 7 juin 2005

Chilon : de l'art de choisir sans avoir l'air de choisir.

Chilon respecte le droit, il est légaliste; c'est en somme une vie juste, à une exception près:
"On dit qu'un jour, déjà âgé, il dit qu'il n'avait vu en sa propre vie aucun manquement à la loi. Il n'avait de doute que dans un seul cas: un jour, en effet, alors qu'il jugeait une affaire (mettant en cause) un ami, il le fit pour sa part en conformité avec la loi, mais il persuada son collègue de l'acquitter, afin de préserver et la loi et son ami." (I, 71)
On va découvrir ce que cache l'expression "juger pour sa part en conformité avec la loi". Aulu-Gelle dans les Nuits Attiques explicite l'étrange "pour sa part". C'est le sage lui-même qui parle:
"Je devais, moi troisième, être juge dans une affaire où il s'agissait de la tête d'un ami. La loi était formelle, l'accusé devait être condamné. Il fallait donc ou perdre un ami ou violer la loi (le problème est clairement posé: quelle est la valeur la plus haute, l'amitié ou la justice ?). Après avoir médité longuement sur les moyens de sortir d'une position aussi délicate (ou,face à un dilemme,comment agir sans avoir à refuser une des deux voies ?), je ne trouvai pas de parti meilleur à suivre que celui auquel je m'arrêtai. Tout bas je portai une sentence de mort, et j'engageai mes collègues à faire grâce au coupable. Ainsi je conciliai les devoirs du juge avec ceux de l'ami." (I, 3, traduction de Charpentier-Blanchet)
C'est clair: exercer son métier de juge n'est pas formuler à voix haute et intelligible la décision légitime, non, la publicité de la décision n'est que secondaire, accidentelle. On peut donc s'en passer pourvu qu'on prononce les paroles requises. Peu importe qu'elles soient dites de manière à ne pas être entendues. Etre juste n'est pas communiquer une décision de manière à ce qu'elle soit suivie d'effets, c'est seulement formuler l'avis. On remarque que la justice pourrait être encore plus discrète; il aurait suffi qu'elle se renferme dans les limites d'une parole intérieure. Non, Chilon fait un compromis entre ne rien dire mais le penser et faire entendre son dire: il choisit le dire inaudible. La mauvaise foi est nette: elle consiste à identifier un dire accidentellement inaudible ("j'ai rendu la justice mais on ne m'a pas entendu à cause de ce vacarme extérieur qui a couvert ma voix") à un dire intentionnellement inaudible ("j'ai rendu la justice de manière à ce que personne ne le sache"). Ainsi Chilôn a-t-il rendu la justice sans en avoir l'air (ce qui bien sûr n'est pas rendre la justice!). Il va dans le même mouvement agir amicalement en faisant semblant de rendre la justice. En effet, quand il plaide la grâce, c'est officiellement en tant que juge qu'il le fait, non en tant qu'ami. En somme l'amitié se manifeste deux fois dans deux simulacres de justice: le premier donne bonne conscience, le second bafoue la justice. Qu'aurait perdu Chilôn à s'abstenir du premier temps ? Peut-être la reconnaissance des dieux qui doivent savoir entendre les voix quasi muettes. Chilôn a dû être emporté par son amitié car à l'heure du bilan, il est finalement lucide:
" Mais aujourd'hui cette conduite me donne quelque inquiétude; je crains qu'il ne soit ni légal ni juste, dans la même affaire et dans le même moment, sur la même question, d'avoir conseillé aux autres tout le contraire de ce que je croyais devoir faire." (ibid.)
Au fond, il savait bien qu'un dilemme se tranche et que c'est incohérent de prétendre résoudre un conflit de devoirs en accomplissant les deux impératifs. Si c'était possible, il n'y aurait pas de conflit ! Je repense à l'élève de Sartre qui ne savait pas s'il devait rester auprès de sa mère ou rejoindre les forces libres en Angleterre et je l'imagine optant pour le stratagème chilonien: au moment des adieux, il aurait dit: "le mieux est que je reste avec toi" et il serait parti. On ne peut pas être juste si on ne se conduit pas justement et une conduite juste ne se résume pas à juste quelques phrases...

vendredi 3 juin 2005

Chilon l'ambigu.

De Solon à Chilon, le troisième des Sept Sages, le passage est aisé : il se fait par Pisistrate, qui ne serait pas devenu le tyran d’Athènes si son père avait écouté Chilon :
« Chilon, comme le dit Hérodote dans son premier livre, conseilla à Hippocrate qui offrait à Olympie un sacrifice, (au cours duquel) on constata que les chaudrons bouillaient d’eux-mêmes, ou bien de ne pas se marier ou bien, s’il avait une épouse, de divorcer et de ne pas reconnaître ses enfants. » (I, 68)
« Hippocrate ne voulut point déférer aux conseils de Chilon. Quelque temps après naquit Pisistrate » (Hérodote Histoire I, LIX, trad. de Larcher)
Pas étonnant que l’une de ses maximes recommande de ne pas détester la divination (70). En revanche plus difficile de comprendre à la lumière de cette prophétie * la position que lui attribue Diogène au tout début du récit qu’il lui consacre :
« Il disait que la prévision de l’avenir atteinte par la réflexion constitue la vertu d’un homme. » (68)
Je retrouve avec lui comme avec Thalès la difficulté de classer ces sages dans le camp des rationalistes. La limite claire entre le mythe et la raison, qui est un des topoï des présentations scolaires de la philosophie, ne paraît pas rendre compte de l’ambiguïté de leurs conduites. En effet, Chilon le spartiate voit-il l’avenir ou le prédit-il à la manière de ceux qui connaissent l’enchaînement régulier des causes et des effets ? Le deuxième cas penche certes un peu plus en faveur de la dernière hypothèse :
« Il fut principalement célèbre chez les Grecs pour avoir fait une prédiction à propos de l’île de Cythère en Laconie. Ayant en effet étudié sa situation (cela ne sent-il pas son scientifique ?) il dit : « Plût au ciel qu’elle ne fût pas ou qu’ayant été elle eût sombré dans l’abîme! » Et sa prédiction fut avisée. Car Démaratos, qui avait été banni des Lacédémoniens, conseilla à Xerxès de rassembler ses vaisseaux (au large de) l’île. Et la Grèce eût été perdue, si Xerxès s’était laissé persuader. Plus tard, Nicias, lors des événements du Péloponnèse, soumit l’île, y établit une garnison athénienne et infligea nombre de malheurs aux Lacédémoniens. » (72)
Je prends mon atlas et je veux bien admettre que Chilon est le fondateur de la géopolitique ! Sparte est loin à l’intérieur des terres et Cythère est une île… Ce que je remarque, c’est en tout cas son patriotisme qui l’incline à préférer un anéantissement au déshonneur d’une occupation !
  • On pourrait interpréter ce conseil comme la formulation d’une règle présentée à l’occasion d’un cas particulier et non comme l’anticipation de l’avenir. Mais c’est interdit par l’une de ses maximes: « Se marier en toute simplicité. » (70). Je ne peux pas non plus identifier cet avertissement à son apophtegme : « Gage donné, malheur prochain » (73), même si Plutarque dans le Banquet des Sages suggère que cette formule a empêché beaucoup de se marier. C’est la procréation qui ici me semble condamnée et non le contrat de mariage.