Je voudrais revenir sur la question de
la bonne expression de la pensée chez La Bruyère. Or, c'est plus délicat qu'il n'y paraît. En effet, même si cet auteur n'est pas qualifié ordinairement de philosophe, ses textes abondent en distinctions conceptuelles. Voyons de plus près ce qu'il en est en s'appuyant sur la première partie des
Caractères, Des ouvrages de l'esprit.
1) Une bonne expression est fidèle à la vérité : " Il faut chercher seulement à penser et à parler juste (...)" (2), " Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre (...) il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement" (14), la bonne expression est "la plus simple, la plus naturelle" (17).
2) La vérité sur les sentiments trouve sa meilleure expression chez les femmes écrivains : " (...) Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail et d'une pénible recherche ; elles sont heureuses dans le choix des termes, qu'elles placent si juste, que tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent ; il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate ; elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement, et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entre-elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit." (37). J'éluciderai en (4) la référence à l'incorrection possible des femmes.
3) Une bonne expression n'est pas nécessairement l'expression littérale de la vérité. LB n'exclut donc pas les figures de style qui, lues au premier degré, semblent pourtant trahir le désir de cerner la vérité. Ainsi de l'hyperbole : " L'hyperbole exprime au delà de la vérité pour ramener l'esprit à la mieux connaître." (55). LB ne dit rien de l'ironie ou de l'humour mais on peut, en généralisant la remarque sur une figure de style, les identifier à une médiation permettant l'accès à la vérité.
4) Une bonne expression a une finalité éthique. LB est loin de l'art pour l'art et du culte de la forme. " Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule ; s'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur, que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein (...) il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs " (34). Cette fonction n'est pas propre au philosophe, elle devrait être celle de la littérature en général : " Il semble que le roman et la comédie pourraient être aussi utiles qu'ils sont nuisibles. L'on y voit de si grands exemples de constance, de vertu, de tendresse et de désintéressement, de si beaux et de si parfaits caractères, que quand une jeune personne jette de là sa vue sur tout ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets indignes et fort au-dessous de ce qu'elle vient d'admirer, je m'étonne qu'elle soit capable pour eux de la moindre faiblesse." (53)
5) Une bonne expression ne devient pas mauvaise pour être répétée : " Horace ou Despréaux l'a dit avant vous. - Je le crois sur votre parole ; mais je l'ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d'autres encore penseront après moi ?" (69)
6) Un ouvrage qui se caractérise du début à la fin par le fait que l'expression y est toujours bonne est un ouvrage parfait (4).
7) L'accès à une telle perfection a comme condition nécessaire l'imitation des anciens : après avoir opposé en architecture le gothique d'une part au dorique, ionique et corinthien d'autre part, LB écrit : " (...) De même on ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation." (15)
8) Une autre condition (nécessaire ?) est la correction exercée par les autres sur l'ouvrage qu'on écrit : " L'on devrait aimer à lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez pour les corriger et les estimer." (16). LB distingue nettement la correction en question de la critique : cette dernière est réalisée une fois l'oeuvre finie et semble souvent n'être que l'indice des défauts des critiques eux-mêmes : " Un auteur sérieux n'est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que l'on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l'on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer. Il est convaincu que quelque scrupuleuse exactitude que l'on ait dans la manière d'écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est un mal inévitable, et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu'a leur faire rencontrer une sottise." (28). Ou encore : " Il n'y a point d'ouvrage si accompli qui ne fondît tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs qui ôtent chacun l'endroit qui leur plaît le moins." (26). On ne doit pourtant pas en inférer que la critique ne doit pas être prise en compte. LB envisage ainsi le cas où des critiques compétents se contredisent : " C'est une expérience faite, que s'il se trouve dix personnes qui effacent d'un livre une expression ou un sentiment, l'on en fournit aisément un pareil nombre qui les réclame. Ceux-ci s'écrient : " Pourquoi supprimer cette pensée ? elle est neuve, elle est belle, et le tour en est admirable ;" et ceux-là affirment, au contraire, ou qu'ils auraient négligé cette pensée, ou qu'ils lui auraient donné un autre tour. " Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui est rencontré et qui peint la chose au naturel ; il y a un mot, disent les autres, qui est hasardé, et qui d'ailleurs ne signifie pas assez ce que vous voulez peut-être faire entendre;" et c'est du même trait et du même mot que tous ces gens s'expliquent ainsi, et tous sont connaisseurs et passent pour tels." La dernière phrase de cette remarque (27) permet de formuler une nouvelle position.
9) L'auteur ne peut jamais être rationnellement certain d'avoir trouvé la bonne expression : " (...) Quel autre parti pour un auteur, que d'oser pour lors être de l'avis de ceux qui l'approuvent ?" On voit clairement que la prise de position en faveur de la critique bienveillante n'est pas autre chose que la satisfaction du désir d'avoir trouvé la bonne expression.
10) La perfection est une propriété réelle de l'ouvrage : "Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature" (10)
11) Un ouvrage parfait n'est pas un "bel ouvrage" (30). Dans un "bel ouvrage", on note "le grand et le sublime" mais dans un ouvrage parfait (ou régulier) a été évitée " toute sorte de fautes " (30). Après avoir douté qu'un tel ouvrage ait déjà été créé, LB néanmoins mentionne Le Cid de Corneille. Il est pourtant loin d'en inférer que toutes les oeuvres de Corneille sont parfaites : au contraire en (55), LB fait un tri sévère dans la production du dramaturge.
12) Un ouvrage parfait présente nécessairement des vérités importantes : " L'on n'écrit que pour être entendu ; mais il faut du moins en faire entendre de belles choses. L'on doit avoir une diction pure, et user de termes qui soient propres, il est vrai ; mais il faut que ces termes si propres expriment des pensées nobles, vives, solides, et qui renferment un très beau sens. C'est faire de la pureté et de la clarté du discours un mauvais usage que de les faire servir à une matière aride, infructueuse, qui est sans sel, sans utilité, sans nouveauté. Que sert aux lecteurs de comprendre aisément et sans peine des choses frivoles et puériles, quelquefois fades et communes, et d'être moins incertains de la pensée d'un auteur qu'ennuyés de son ouvrage ?" (57). Dans le même esprit, LB précise que si la bonne expression est naturelle (17), il faut sélectionner dans l'ensemble des choses naturelles celles qui justifient qu'on les rapporte avec naturel : " (...) Le paysan ou l'ivrogne fournit quelques scènes à un farceur ; il n'entre qu'à peine dans le vrai comique : comment pourrait-il faire le fond ou l'action principale de la comédie ? " Ces caractères, dit-on, sont naturels." Ainsi, par cette règle, on occupera bientôt tout l'amphithéâtre d'un laquais qui siffle, d'un malade dans sa garde-robe, d'un homme ivre qui dort ou qui vomit : y a-t-il rien de plus naturel ? (...)" (52). Sauf à me tromper, l'école réaliste au 19ème n’exclura certes aucune réalité mais disqualifiera une écriture prétendant rendre toute la réalité, ce que LB anticipe dans la suite du même texte : " (...) C'est le propre d'un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets et d'y faire réponse. Mettez ce rôle sur la scène. Plus longtemps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original ; mais aussi il sera froid et insipide." (52)
13) La perfection a une valeur absolue et intemporelle : " Celui qui n'a égard en écrivant qu'au goût de son siècle songe plus à sa personne qu'à ses écrits ; il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre." (67)
14) Il y a dans l'histoire de la littérature un progrès vers la perfection, mais il n'est ni linéaire ni cumulatif : il y a des régressions surprenantes et des perfectionnements inattendus : " Ronsard et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style qu'ils ne l'ont servi : ils l'ont retardé dans le chemin de la perfection ; ils l'ont exposé à la manquer pour toujours et à n'y plus revenir. Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n'aient su faire de Ronsard, d'ailleurs plein de verve et d'enthousiasme, un plus grand poète que Ronsard et que Marot ; et, au contraire, que Belleau, Jodelle, et Saint-Gelais, aient été sitôt suivis d'un Racan et d'un Malherbe, et que notre langue, à peine corrompue, se soit vue réparée."(42) On gardera cependant en tête qu'il s'agit d'une progression vers un modèle du passé. Une telle progression est quelquefois pensée par LB comme incarnée par un hybride possible mais jamais réalisé : ainsi l'auteur de comédies parfaites aurait pu être un hybride de Térence et de Molière (38). On n'oubliera pas non plus que les Anciens sont possiblement surpassables.
15) Ce chemin vers la perfection est loin de correspondre à un suivi traditionaliste des règles académiques. Dans une remarque qui anticipe en partie à mes yeux la conceptualisation kantienne du génie dans La critique du jugement, LB écrit : " Il y a des artisans ou des habiles dont l'esprit est aussi vaste que l'art et la science qu'ils professent ; ils lui rendent avec avantage, par le génie et par l'invention, ce qu'ils tiennent d'elle et de ses principes ; ils sortent de l'art pour l'ennoblir, s'écartent des règles si elles ne les conduisent pas au grand et au sublime ; ils marchent seuls et sans compagnie, mais ils vont fort haut et pénètrent fort loin, toujours sûrs et confirmés par le succès des avantages que l'on tire quelquefois de l'irrégularité (...)" (61). Il semble donc que l'accès à l'absolue régularité de la bonne expression passe par la transgression des régularités relatives à une époque et qui n'ont de prix que par la fixation du style de qualité qu'elles rendent possible.
16) Le goût est parfait s'il est en mesure de sentir une telle perfection : "Celui qui le sent ( LB se réfère ici au point de perfection ) et qui l'aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deça ou au delà, a le goût défectueux." (10) LB nomme aussi "goût sûr" un tel goût (11). Il est réservé aux grands esprits ( que l'auteur distingue des beaux esprits, ces derniers étant portés à voir de l'inintelligible là où il y a bel et bien de l' intelligible (35) ). Une remarque suggère que le goût parfait est expliqué par la LB en des termes rationalistes, innéistes et élitistes : " (...) Les personnes d'esprit ont en eux les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments, rien ne leur est nouveau ; ils admirent peu, ils approuvent." (36) Tout se passe donc comme si la bonne expression était pour ces connaisseurs l'actualisation d'une expression virtuelle interne à leur esprit.
Cette analyse est largement améliorable mais donne un aperçu de la finesse de LB sur la question de la bonne expression. Cette dernière implique donc autant le souci de la forme que le respect du vrai, autant la volonté de moraliser le lecteur que le désir de lui plaire. La bonne expression a donc une triple valeur : littéraire, gnoséologique et éthique. Elle est censée apporter une connaissance vraie des hommes afin de leur permettre une vie meilleure. Nous sommes loin d'attendre de l'écriture aujourd'hui cette soumission au vrai et au bien que LB n'a jamais jugée incompatible avec le plaisir apporté par la bonne forme. C'est tout un ensemble qui pour lui a du prix, aucune de ses composantes ne suffisant à justifier l'ouvrage parfait ou, du moins, sur le chemin de la perfection.
Commentaires
J'essaye comprendre votre rapprochement (et par la même celui de Céline). Ici, vous semblez faire un parallèle entre le moraliste La Bruyère, et la psychanalyse Freudienne. Est-ce à dire que le moraliste dont l'objectif semble de mettre à jour les vices cachés derrière nos vertus partage avec Freud - à un degré moins achevé - cette mission (désolé je ne trouve pas de terme plus adéquat)?
a) décrire l'esprit en 1932 avec les concepts de La Bruyère est mal reçu.
b) reprendre le projet psychologique de La Bruyère en tenant en compte la réalité de l'inconscient est une tâche difficile.
c) c'est une tâche impossible