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lundi 11 septembre 2017

Deux moralistes à la cour.

" Ils se méprisent entre eux, et ils se flattent; ils veulent être supérieurs les uns aux autres, et ils se cèdent les meilleures places."
C'est une pensée de Marc-Aurèle mais elle me fait penser à du La Bruyère.

samedi 27 août 2016

Un monde peuplé presque intégralement de stoïciens (un rêve de La Bruyère)

"Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir : maxime inestimable et d’une ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l’esprit, qu’elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos : pernicieuse pour les grands, qui diminuerait leur cour, ou plutôt le nombre de leurs esclaves, qui ferait tomber leur morgue avec une partie de leur autorité, et les réduirait presque à leurs entremets et à leurs équipages ; qui les priverait du plaisir qu’ils sentent à se faire prier, presser, solliciter, à faire attendre ou à refuser, à promettre et à ne pas donner ; qui les traverserait dans le goût qu’ils ont quelquefois à mettre les sots en vue et à anéantir le mérite quand il leur arrive de le discerner ; qui bannirait des cours les brigues, les cabales, les mauvais offices, la bassesse, la flatterie, la fourberie ; qui ferait d’une cour orageuse, pleine de mouvements et d’intrigues, comme une pièce comique ou même tragique, dont les sages ne seraient que les spectateurs ; qui remettrait de la dignité dans les différentes conditions des hommes, de la sérénité, sur leurs visages ; qui étendrait leur liberté ; qui réveillerait en eux, avec les talents naturels, l’habitude du travail et de l’exercice ; qui les exciterait à l’émulation, au désir de la gloire, à l’amour de la vertu ; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent onéreux à la république, en ferait ou de sages économes, ou d’excellents pères de famille, ou des juges intègres, ou de bons officiers, ou de grands capitaines, ou des orateurs, ou des philosophes ; et qui ne leur attirerait à tous nul autre inconvénient, que celui peut-être de laisser à leurs héritiers moins de trésors que de bons exemples." (Du mérite personnel, 11)

dimanche 14 août 2016

Le courtisan et le saint.


" Qui considérera que le visage du prince fait toute la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d'en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le bonheur des saints." (Les caractères ou les moeurs de ce siècle, De la cour, 75)
C'est une pensée inattendue. La Bruyère dénonce généralement la cour et la vanité des courtisans, mais ici il note un point commun entre l'homme vain et le saint (pour La Bruyère, le saint n'est confondu ni avec le clerc, ni avec le dévot, ni même avec l'homme de bien : tantôt le mot désigne l'excellence morale et religieuse, tantôt l'être sanctifié et prié par les vivants) : quoique l'un soit accaparé par un bien imaginaire et l'autre éclairé par le Bien, tous deux partagent la même propriété d'être rendu heureux par la vue de ce qu'ils tiennent pour le Bien, l'un à tort, l'autre à juste titre. Du coup on ne peut pas distinguer Dieu du prince par l'effet qu'ils produisent sur ceux qui les honorent, sauf à opposer peut-être bonheur terrestre à bonheur céleste. Le prince et Dieu ne se distinguent dans ces quelques lignes que par leur valeur intrinsèque, indépendante de ce qu'ils produisent (des réalités incommensurables produisent donc des effets psychologiques qui se ressemblent). À noter que Hobbes, à l'inverse de La Bruyère, oppose le bonheur strictement humain à la béatitude surnaturelle, il écrit en effet dans le Léviathan (Chapitre VI) :
"De quelle sorte est la félicité que Dieu destine à ceux qui l'honorent dévotement, on ne peut pas le savoir avant le moment d'en jouir : il s'agit en effet de joies qui sont pour l'heure aussi incompréhensibles qu'est inintelligible l'expressions scolastique de vision béatifique."
Ignorant que La Bruyère est un penseur catholique et hostile aux esprits forts, on pourrait à tort lire en athée ce chapitre 75 à la lumière de ce qu'écrivait Georges Duby concernant la position de la prière :
"De son Dieu, le chrétien entend être le "fidèle" - et c'est pourquoi la posture du vassal prêtant hommage, à genou, tête nue, mains jointes, devient à cette époque celle de la prière." (Le temps des cathédrales, l'art et la société, 980-1420, Gallimard, 1976, p.61)
Dieu serait alors imaginé à partir du prince. Mais il ne s'agit pas de cela ici. On relèvera pour finir que si le plaisir du courtisan est autant lié à l'activité (voir) qu'à la passivité (être vu), il découle en toute rigueur de l'analogie que le plaisir du saint est aussi d'être vu de Dieu : en cela il se distingue de l'homme de mérite mais ressemble au glorieux ("Il coûte à un homme de mérite de faire assidûment sa cour, mais par une raison bien opposée à celle que l’on pourrait croire : il n’est point tel sans une grande modestie, qui l’éloigne de penser qu’il fasse le moindre plaisir aux princes s’il se trouve sur leur passage, se poste devant leurs yeux, et leur montre son visage : il est plus proche de se persuader qu’il les importune, et il a besoin de toutes les raisons tirées de l’usage et de son devoir pour se résoudre à se montrer. Celui au contraire qui a bonne opinion de soi, et que le vulgaire appelle un glorieux, a du goût à se faire voir, et il fait sa cour avec d’autant plus de confiance qu’il est incapable de s’imaginer que les grands dont il est vu pensent autrement de sa personne qu’il fait lui-même." Du mérite personnel, 14). Il se distingue tout autant par ce trait du prisonnier platonicien qui d'abord contemple une Réalité qui ne peut pas le voir et qui ensuite ne prend pas de plaisir à la contemplation elle-même mais à la conscience du changement dont cette contemplation est l'aboutissement (Platon dans le récit de l'allégorie décrit les progrès du prisonnier d'un point de vue cognitif et non du point de vue du bonheur).
Par leur dépendance à l'égard d'un visage, attribut d'un être jugé supérieur, le saint et le courtisan tiennent aussi de la femme ( "Une femme est aisée à gouverner, pourvu que ce soit un homme qui s’en donne la peine. Un seul même en gouverne plusieurs ; il cultive leur esprit et leur mémoire, fixe et détermine leur religion ; il entreprend même de régler leur cœur. Elles n’approuvent et ne désapprouvent, ne louent et ne condamnent, qu’après avoir consulté ses yeux et son visage." Des femmes, 45)
On retiendra finalement de cette pensée de La Bruyère que la fréquentation des endroits où les vices s'étalent permet une connaissance approchée de ce que les vertus rendent possible.

samedi 13 août 2016

Épictète et La Bruyère sur la Cour.

"Comment se fait-il qu'on devienne instantanément un homme sensé lorsque César vous a préposé à sa chaise percée ? Comment pouvons-nous dire sur le champ : "Félicion m'a parlé avec beaucoup de bon sens" ? Je voudrais qu'il fût chassé de son tas d'excrément pour qu'il te parût aussi sot qu'avant ! Épaphrodite avait à son service un cordonnier, qu' il vendit parce qu'il n'était bon à rien. Par chance, un affranchi de César l'acheta et il devint cordonnier de l'empereur. Tu aurais vu alors comme Épaphrodite lui manifestait son estime ! "Comment va le bon Félicion ? Que je t'embrasse !" Puis, si l'un de nous posait la question : "Que fait le maître ?", on lui répondait . " Il consulte Félicion sur une affaire." Mais ne l'a-t-il pas vendu parce qu'il n'était bon rien ? Qui donc en a soudain fait un homme sensé ?" (Entretiens, I, 19)
"Que d'amis, que de parents naissent en une nuit au nouveau ministre ? Les uns font valoir leurs anciennes liaisons, leur société d'études, les droits du voisinage ; les autres feuillettent leur genéalogie, remontent jusqu'à un trisaïeul, rappellent le côté paternel et le maternel ; l'on veut tenir à cet homme par quelque endroit, et l'on dit plusieurs fois le jour que l'on y tient ; on l'imprimerait volontiers : c'est mon ami, et je suis fort aise de son élévation ; j'y dois prendre part, il m'est assez proche. Hommes vains et dévoués de la fortune, fades courtisans, parliez-vous ainsi il y a huit jours ? Est-il devenu, depuis ce temps plus homme de bien, plus digne du choix que le prince en vient de faire ? Attendiez-vous cette circonstance pour le mieux connaître ?" (De la cour, 57)
Jean Brun dans un de ses cours : "Y en a qui bandent seulement quand ils serrent la main des puissants"

mercredi 11 février 2015

Autres temps, mêmes moeurs...


" Certains poètes sont sujets, dans le dramatique, à de longues suites de vers pompeux qui semblent forts, élevés et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement , les yeux élevés et le bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et à mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage ; il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre, que leurs auteurs s'entendaient eux-mêmes, et qu'avec toute l'attention que je donnais à leur écrit, j'avais tort de n'y rien entendre : je suis détrompé." (La Bruyère, Les caractères ou les moeurs de ce siècle, I, 8)
Mutatis mutandis, ce texte vaut aussi pour les penseurs abscons et les jeunesses gaspillées à les déifier en cherchant péniblement à les comprendre.
Ce qui ne veut pas dire éloge sans réserve de la clarté : il y en a des fausses, des plates, des regrettables, des trompeuses, des pauvres, des mensongères etc.,

lundi 13 mai 2013

Après avoir fait du Freud, peut-on espérer refaire du La Bruyère ?

Louis-Ferdinand Céline :
" De nos jours, faire le "La Bruyère" c'est pas commode. Tout l'inconscient se débine devant vous dès qu'on s'approche" (Voyage au bout de la nuit La Pléiade, p.397)

Commentaires

1. Le vendredi 7 juin 2013, 10:55 par Pierric R.
Bonjour,
J'essaye comprendre votre rapprochement (et par la même celui de Céline). Ici, vous semblez faire un parallèle entre le moraliste La Bruyère, et la psychanalyse Freudienne. Est-ce à dire que le moraliste dont l'objectif semble de mettre à jour les vices cachés derrière nos vertus partage avec Freud - à un degré moins achevé - cette mission (désolé je ne trouve pas de terme plus adéquat)?
2. Le lundi 10 juin 2013, 14:54 par Philalèthe
Une lecture possible : faire le "La Bruyère", c'est penser que les esprits peuvent être décrits adéquatement sans mentionner l'inconscient : même si la description fait ressortir quelquefois le caché, l'esprit décrit reste intégralement connaissable pour le psychologue pénétrant. L'inconscient, présenté ici comme indéterminable, changerait la donne : le doute sur la possibilité de connaître à fond un homme naît ; du coup l'écrivain qui fait du La Bruyère comme si Freud n'était pas passé par là court le risque de passer pour aveugle et naïf. 
Certes on pourrait reprendre l'idéal de connaissance de la Bruyère, en tenant en compte l'inconscient mais on risque d'aboutir à un échec à cause de cet inconscient inobservable. La gravité de l'échec est relative à la manière dont on comprend le "pas commode" : ardu ou impossible ?
Finalement on peut comprendre la phrase au moins de trois manières :
a) décrire l'esprit en 1932 avec les concepts de La Bruyère est mal reçu.
b) reprendre le projet psychologique de La Bruyère en tenant en compte la réalité de l'inconscient est une tâche difficile.
c) c'est une tâche impossible
Ces deux dernières phrases concluent un chapitre à la fin duquel Bardamu et Madelon, "pour faire psychologues" essayent "d'analyser un peu le caractère de Robinson. " Il n'est pas jaloux précisément qu'elle me dit alors, mais il a des moments difficiles. - Ça va ! ça va !..." que j'ai répondu et je me suis lancé dans une définition de son caractère à Robinson, comme si je le connaissais, moi son caractère, mais je me suis aperçu tout de suite que je ne connaissais guère Robinson sauf par quelques grossières évidences de son tempérament. Rien de plus. C'est étonnant ce qu'on a du mal à s'imaginer ce qui peut rendre un être plus ou moins agréable aux autres...On veut le servir pourtant, lui être favorable, et on bafouille...C'est pitoyable, dès les premiers mots...On nage." 
Viennent alors les deux phrases commentées.

vendredi 25 janvier 2013

Fontenelle donne un coup de pied dans l'esthétique classique.

Réjouissant, le troisième des Nouveaux dialogues des morts de Fontenelle !
Un personnage mythologique, Didon, se plaint de ne pas avoir été représenté correctement par un écrivain, Virgile. Enfin c’est le lecteur qui sait bien que Didon n’a pas plus de réalité que Zeus ou Mars. Car elle parle à Stratonice comme si elle était, si vous permettez l’expression, une vraie morte, fâchée, elle, la veuve brûlée vive par fidélité à son mari, de se retrouver dans les vers virgiliens sous les traits d’ « une jeune coquette qui se laisse charmer de la bonne mine d’un étranger (Énée) dès le premier jour qu’elle le voit ».
Stratonice, l’épouse morte, et bel et bien historique d’ Antiochus, va défendre, elle, la primauté de la représentation réussie de la beauté sur la fidélité à la vérité et la défense de la vertu.
« Un peintre, qui était à la cour du roi de Syrie mon mari, fut mal content de moi, et pour se venger, il me peignit entre les bras d’un soldat. Il exposa son tableau, et prit aussitôt la fuite. Mes sujets, zélés pour ma gloire, voulaient brûler ce tableau publiquement, mais comme j’y étais peinte admirablement bien, et avec beaucoup de beauté, quoique les attitudes qu’on m’y donnait ne fussent pas avantageuses à ma vertu, je défendis qu’on le brûlât, et fis revenir le peintre à qui je pardonnai. Si vous m’en croyez, vous en userez de même à l’égard de Virgile. »
Résumons : un être fictif est admonesté par un personnage historique pour être trop soucieux de vérité et de morale.
La Bruyère n’aurait pas aimé que le beau soit séparé ainsi du vrai et du bien : « tout l’esprit d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre » (I,4) ou bien « ce n’est point assez que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu’elles soient décentes et instructives » (I,52). Qu’on ne se trompe pas : La Bruyère ne condamne pas la représentation du vice pourvu qu’elle soit conforme à la réalité et que sa raison d’être soit éthique :
« Que si l'on ne laisse pas de lire quelquefois, dans ce traité des Caractères, de certaines moeurs qu'on ne peut excuser et qui nous paraissent ridicules, il faut se souvenir qu'elles ont paru telles à Théophraste, qu'il les a regardées comme des vices dont il a fait une peinture naïve, qui fit honte aux Athéniens et qui servit à les corriger » (Discours sur Théophraste)
Quant à la peinture proprement dit, La Bruyère l’évoque rarement dans ses Caractères et il n’écrit rien sur elle de spécifique. « Peinture » veut dire le plus souvent dans son œuvre « description ». Mais je n’ai pas de raisons de penser que La Bruyère aurait jugé du peintre autrement que de l’écrivain.
Un point cependant ne reste pas clair : est-ce légitime de renforcer la beauté ou la laideur ? `
" La vie des héros a enrichi l'histoire, et l'histoire a embelli les actions des héros : ainsi je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l'histoire à ceux qui leur en ont fourni une si noble matière, ou ces grands hommes à leur historien." (I, 12)
Ces lignes inclinent à penser qu'ajouter un degré de beau au déjà beau est légitime si la raison de l'ajout est la promotion du Bien. Mais, dans le domaine de la critique littéraire, La Bruyère condamne nettement l'exagération :
" (...) phrases outrées, dégoûtantes, qui sentent la pension ou l'abbaye, nuisibles à cela même qui est louable et qu'on veut louer." (I, 21)
Comparant Malherbe et Théophile, il met le second en-dessous du premier :
" (...) L'autre (Théophile), sans choix, sans exactitude, d'une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s'appesantit sur les détails : il fait une anatomie ; tantôt il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature ; il en fait le roman." (I, 39)
Néanmoins, parlant de l' Opéra, il regrette la machinerie qui y "augmente et embellit la fiction" (I, 47) et il loue l'hyperbole "quand elle exprime au delà de la vérité pour ramener l'esprit à mieux la connaître." (I, 55).
De tout cela il paraît légitime de conclure que ne pas faire le roman de la nature ne veut pas dire en faire une peinture exacte à la lettre. L'excès est bienvenu s'il est le moyen raisonnable de rendre le lecteur sensible à la vérité qu'il importe au peintre de transmettre.

jeudi 15 novembre 2012

À bon entendeur, salut !


" Il coûte moins à certains hommes de s'enrichir de mille vertus, que de se corriger d'un seul défaut. Ils sont même si malheureux, que ce vice est souvent celui qui convenait le moins à leur état, et qui pouvait leur donner dans le monde plus de ridicule. Il affaiblit l'éclat de leurs grandes qualités,empêche qu'ils ne soient des hommes parfaits et que leur réputation ne soit entière. On ne leur demande point qu'ils soient plus éclairés et plus incorruptibles, qu'ils soient plus amis de l'ordre et de la discipline, plus fidèles à leurs devoirs, plus zélés pour le bien public, plus graves : on veut seulement qu'ils ne soient point amoureux." (Les Caractères,De l'homme, 98)

dimanche 4 novembre 2012

Penser à la Suisse.

"La Bruyère tiene un nombre de queso." (Ramón Gomez de la Serna, Greguerías)
Dans les Dialogues sur le quiétisme (1699), ouvrage posthume de La Bruyère, je découvre une expression étrange : " penser à la Suisse ". Elle se trouve à la fin du deuxième dialogue : le directeur (de conscience), porte-parole du quiétisme, s'adresse à la pénitente, qu'il dirige. Cette dernière, par ses objections, représente avec le docteur, son beau-frère, l'orthodoxie catholique, hostile au quiétisme : tous deux, ne craignant pas, semble-t-il, de caricaturer la doctrine attaquée, véhiculent plaisamment la position de l'auteur.
Voici le texte en question :
" Tenez, Madame, j'ai connu une jeune fille de dix-huit ans ( je la dirigeais et la disposais à la contemplation acquise ). Elle m'ouvrit un jour son coeur sur toutes les petites peines qu'elle éprouvait dans les voies de Dieu, et surtout dans l'oraison. C'était un esprit libre, enjoué ; elle me dit brusquement : " Voulez-vous, mon Père, que je vous dise franchement ce qui en est ? je ne saurais penser à la Suisse ( c'est moi qui souligne ) : quand je pense, il faut que ce soit à quelque chose." Je lui repartis qu'elle ne pensât à rien : " C'est, me dit-elle, ce qui est absolument impossible, et n'osant point penser à de bonnes choses, je pense à des sottises : c'est tout ce qui me reste ; car votre vue confuse et indistincte de Dieu, cela est bientôt expédié, et je n'en ai pas pour deux instants." Elle me fit un peu rire. Hélas ! présentement, Madame, je voudrais que vous la connussiez, c'est une souche, c'est une poutre, c'est un corps mort ; elle est si fort vidée de son propre esprit, on l'a si fort accoutumée à ne plus faire aucune opération, qu'on dirait qu'elle l'a perdu. Ses parents et ses amis, qui n'étant point des nôtres, ne peuvent approuver son genre de vie, font malicieusement courir le bruit que les excès qu'elle a faits dans la prière ont altéré sa raison, et l'ont rendue imbécile. Je vous la ferai connaître, c'est une bonne âme." (La Pléiade, éd. 1941, p. 547-548)
Certes la phrase qui suit l'expression en jeu permet de deviner son sens, mais Julien Benda a jugé bon d'ajouter une référence explicitante tirée du Dictionnaire de Trévoux (1740) : " Rêver à la Suisse, c'est ne penser à rien ". Je suis intrigué par l'expression que ce dictionnaire donne comme synonyme : " rêver des genoux ". L'expression latine figurant dans le même article comme autre synonyme de " rêver à la Suisse " : inania mente volvere est, quant à elle, moins mystérieuse ; en effet, traduite littéralement, elle revient à " rouler dans son esprit des choses vaines ". C'est donc moins penser à rien que penser à des riens. Dois-je en conclure que la Suisse et les genoux sont précisément des riens ? Bizarre.
En tout cas, le Dictionnaire de l'Académie Française de 1762 n'enregistre pas l'expression qui pourtant paraissait assez commune à la fin du 17ème pour que La Bruyère la plaçât dans la bouche de sa modeste pénitente. En revanche le même dictionnaire en 1798 écrit : " On dit familièrement rêver à la Suisse, pour dire, avoir l'air de penser à quelque chose et ne penser à rien ". C'est donc un troisième sens qui apparaît, sans que pour autant la référence à la Suisse n'y trouve la moindre raison d'être. En 1835, les académiciens ajouteront à la définition précédente que " cette phrase a vieilli ". Je n'ai malheureusement pas pu découvrir à quelle date l'expression sort du dictionnaire en question.
Autre indice : le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales présente l'expression qui nous intéresse comme synonyme de " rêver à la moutarde ". La Suisse, la moutarde et les genoux ont donc, vus sous un certain jour, un point commun. Mais lequel ? Le mystère demeure pour moi insoluble.
Quoi qu'il en soit de ces indéterminations sémantico-étymologiques, dans la bouche de la pénitente, penser à la Suisse veut dire avoir la tête vide, ne penser à rien. Mais a-t-elle raison de soutenir que, quand on pense, il faut penser à quelque chose ?
Chacun a fait l'expérience de réaliser qu'il vient d'avoir la tête vide, cela veut dire au moins que, si on lui demande alors à quoi il vient de penser, il répondra sincèrement " à rien ". Une telle conscience ne peut être que rétrospective : toute prise de conscience que l'on est en train de penser à rien causerait l'effet de penser au fait qu'on ne pense à rien, ce qui précisément n'est pas penser à rien ( "je pense à rien, donc je suis" est correct en termes cartésiens ). Mais penser à rien est-il un effet essentiellement secondaire, c'est-à-dire un effet que l'on ne peut pas obtenir si on fait l'effort de l'obtenir (comme l'effet d' oublier, d'être naturel, etc.) ? C'est douteux : le bouddhisme, entre autres, a diffusé des techniques de vidage de l'esprit. Cependant le succès de la technique par le sujet lui-même est invérifiable ; quant à autrui, voyant le sujet concerné, il peut bien dire : " il pense à la Suisse " au sens où l'emploie La Bruyère mais il ne saura pas sur le moment s'il a raison. Il sera en revanche tiré de son doute si, un instant plus tard, le prétendu penseur à la Suisse confirme en s'écriant au passé : " Je pensais à la Suisse ! " .
Quelle expression humiliante pour les Suisses, le mot désignant leur pays ne voulant même pas dire " un rien " mais plus radicalement " rien " tout court !
D'où un problème historico-linguistique : les Suisses ont-ils jamais utilisé dans ce sens l' expression " penser à la Suisse " ?

Commentaires

1. Le lundi 5 novembre 2012, 09:52 par Déçu en bien
Il y a aussi une curieuse expression, " boire
en Suisse" , qui signifie "boire seul, sans compagnie".
2. Le lundi 5 novembre 2012, 12:22 par Philalèthe
En effet, et je découvre aussi "boire comme un Suisse" au sens de "boire beaucoup". On trouve aussi "faire suisse"
http://www.cnrtl.fr/definition/suisse
Je suppose que Le livre des métaphores de Marc Fumaroli
http://www.amazon.fr/Le-livre-m%C3%A9taphores-m%C3%A9moire-fran%C3%A7aise/dp/222110739X
contient les solutions de ces énigmes. Malheureusement je ne l'ai pas sous la main.

samedi 27 octobre 2012

Éléments d'esthétique classique : qu'est-ce qu'une bonne expression pour La Bruyère ?

Je voudrais revenir sur la question de la bonne expression de la pensée chez La Bruyère. Or, c'est plus délicat qu'il n'y paraît. En effet, même si cet auteur n'est pas qualifié ordinairement de philosophe, ses textes abondent en distinctions conceptuelles. Voyons de plus près ce qu'il en est en s'appuyant sur la première partie des Caractères, Des ouvrages de l'esprit.
1) Une bonne expression est fidèle à la vérité : " Il faut chercher seulement à penser et à parler juste (...)" (2), " Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre (...) il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement" (14), la bonne expression est "la plus simple, la plus naturelle" (17).
2) La vérité sur les sentiments trouve sa meilleure expression chez les femmes écrivains : " (...) Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail et d'une pénible recherche ; elles sont heureuses dans le choix des termes, qu'elles placent si juste, que tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent ; il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate ; elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement, et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entre-elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit." (37). J'éluciderai en (4) la référence à l'incorrection possible des femmes.
3) Une bonne expression n'est pas nécessairement l'expression littérale de la vérité. LB n'exclut donc pas les figures de style qui, lues au premier degré, semblent pourtant trahir le désir de cerner la vérité. Ainsi de l'hyperbole : " L'hyperbole exprime au delà de la vérité pour ramener l'esprit à la mieux connaître." (55). LB ne dit rien de l'ironie ou de l'humour mais on peut, en généralisant la remarque sur une figure de style, les identifier à une médiation permettant l'accès à la vérité.
4) Une bonne expression a une finalité éthique. LB est loin de l'art pour l'art et du culte de la forme. " Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule ; s'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur, que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein (...) il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs " (34). Cette fonction n'est pas propre au philosophe, elle devrait être celle de la littérature en général : " Il semble que le roman et la comédie pourraient être aussi utiles qu'ils sont nuisibles. L'on y voit de si grands exemples de constance, de vertu, de tendresse et de désintéressement, de si beaux et de si parfaits caractères, que quand une jeune personne jette de là sa vue sur tout ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets indignes et fort au-dessous de ce qu'elle vient d'admirer, je m'étonne qu'elle soit capable pour eux de la moindre faiblesse." (53)
5) Une bonne expression ne devient pas mauvaise pour être répétée : " Horace ou Despréaux l'a dit avant vous. - Je le crois sur votre parole ; mais je l'ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d'autres encore penseront après moi ?" (69)
6) Un ouvrage qui se caractérise du début à la fin par le fait que l'expression y est toujours bonne est un ouvrage parfait (4).
7) L'accès à une telle perfection a comme condition nécessaire l'imitation des anciens : après avoir opposé en architecture le gothique d'une part au dorique, ionique et corinthien d'autre part, LB écrit : " (...) De même on ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation." (15)
8) Une autre condition (nécessaire ?) est la correction exercée par les autres sur l'ouvrage qu'on écrit : " L'on devrait aimer à lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez pour les corriger et les estimer." (16). LB distingue nettement la correction en question de la critique : cette dernière est réalisée une fois l'oeuvre finie et semble souvent n'être que l'indice des défauts des critiques eux-mêmes : " Un auteur sérieux n'est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que l'on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l'on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer. Il est convaincu que quelque scrupuleuse exactitude que l'on ait dans la manière d'écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est un mal inévitable, et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu'a leur faire rencontrer une sottise." (28). Ou encore : " Il n'y a point d'ouvrage si accompli qui ne fondît tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs qui ôtent chacun l'endroit qui leur plaît le moins." (26). On ne doit pourtant pas en inférer que la critique ne doit pas être prise en compte. LB envisage ainsi le cas où des critiques compétents se contredisent : " C'est une expérience faite, que s'il se trouve dix personnes qui effacent d'un livre une expression ou un sentiment, l'on en fournit aisément un pareil nombre qui les réclame. Ceux-ci s'écrient : " Pourquoi supprimer cette pensée ? elle est neuve, elle est belle, et le tour en est admirable ;" et ceux-là affirment, au contraire, ou qu'ils auraient négligé cette pensée, ou qu'ils lui auraient donné un autre tour. " Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui est rencontré et qui peint la chose au naturel ; il y a un mot, disent les autres, qui est hasardé, et qui d'ailleurs ne signifie pas assez ce que vous voulez peut-être faire entendre;" et c'est du même trait et du même mot que tous ces gens s'expliquent ainsi, et tous sont connaisseurs et passent pour tels." La dernière phrase de cette remarque (27) permet de formuler une nouvelle position.
9) L'auteur ne peut jamais être rationnellement certain d'avoir trouvé la bonne expression : " (...) Quel autre parti pour un auteur, que d'oser pour lors être de l'avis de ceux qui l'approuvent ?" On voit clairement que la prise de position en faveur de la critique bienveillante n'est pas autre chose que la satisfaction du désir d'avoir trouvé la bonne expression.
10) La perfection est une propriété réelle de l'ouvrage : "Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature" (10)
11) Un ouvrage parfait n'est pas un "bel ouvrage" (30). Dans un "bel ouvrage", on note "le grand et le sublime" mais dans un ouvrage parfait (ou régulier) a été évitée " toute sorte de fautes " (30). Après avoir douté qu'un tel ouvrage ait déjà été créé, LB néanmoins mentionne Le Cid de Corneille. Il est pourtant loin d'en inférer que toutes les oeuvres de Corneille sont parfaites : au contraire en (55), LB fait un tri sévère dans la production du dramaturge.
12) Un ouvrage parfait présente nécessairement des vérités importantes : " L'on n'écrit que pour être entendu ; mais il faut du moins en faire entendre de belles choses. L'on doit avoir une diction pure, et user de termes qui soient propres, il est vrai ; mais il faut que ces termes si propres expriment des pensées nobles, vives, solides, et qui renferment un très beau sens. C'est faire de la pureté et de la clarté du discours un mauvais usage que de les faire servir à une matière aride, infructueuse, qui est sans sel, sans utilité, sans nouveauté. Que sert aux lecteurs de comprendre aisément et sans peine des choses frivoles et puériles, quelquefois fades et communes, et d'être moins incertains de la pensée d'un auteur qu'ennuyés de son ouvrage ?" (57). Dans le même esprit, LB précise que si la bonne expression est naturelle (17), il faut sélectionner dans l'ensemble des choses naturelles celles qui justifient qu'on les rapporte avec naturel : " (...) Le paysan ou l'ivrogne fournit quelques scènes à un farceur ; il n'entre qu'à peine dans le vrai comique : comment pourrait-il faire le fond ou l'action principale de la comédie ? " Ces caractères, dit-on, sont naturels." Ainsi, par cette règle, on occupera bientôt tout l'amphithéâtre d'un laquais qui siffle, d'un malade dans sa garde-robe, d'un homme ivre qui dort ou qui vomit : y a-t-il rien de plus naturel ? (...)" (52). Sauf à me tromper, l'école réaliste au 19ème n’exclura certes aucune réalité mais disqualifiera une écriture prétendant rendre toute la réalité, ce que LB anticipe dans la suite du même texte : " (...) C'est le propre d'un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets et d'y faire réponse. Mettez ce rôle sur la scène. Plus longtemps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original ; mais aussi il sera froid et insipide." (52)
13) La perfection a une valeur absolue et intemporelle : " Celui qui n'a égard en écrivant qu'au goût de son siècle songe plus à sa personne qu'à ses écrits ; il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre." (67)
14) Il y a dans l'histoire de la littérature un progrès vers la perfection, mais il n'est ni linéaire ni cumulatif : il y a des régressions surprenantes et des perfectionnements inattendus : " Ronsard et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style qu'ils ne l'ont servi : ils l'ont retardé dans le chemin de la perfection ; ils l'ont exposé à la manquer pour toujours et à n'y plus revenir. Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n'aient su faire de Ronsard, d'ailleurs plein de verve et d'enthousiasme, un plus grand poète que Ronsard et que Marot ; et, au contraire, que Belleau, Jodelle, et Saint-Gelais, aient été sitôt suivis d'un Racan et d'un Malherbe, et que notre langue, à peine corrompue, se soit vue réparée."(42) On gardera cependant en tête qu'il s'agit d'une progression vers un modèle du passé. Une telle progression est quelquefois pensée par LB comme incarnée par un hybride possible mais jamais réalisé : ainsi l'auteur de comédies parfaites aurait pu être un hybride de Térence et de Molière (38). On n'oubliera pas non plus que les Anciens sont possiblement surpassables.
15) Ce chemin vers la perfection est loin de correspondre à un suivi traditionaliste des règles académiques. Dans une remarque qui anticipe en partie à mes yeux la conceptualisation kantienne du génie dans La critique du jugement, LB écrit : " Il y a des artisans ou des habiles dont l'esprit est aussi vaste que l'art et la science qu'ils professent ; ils lui rendent avec avantage, par le génie et par l'invention, ce qu'ils tiennent d'elle et de ses principes ; ils sortent de l'art pour l'ennoblir, s'écartent des règles si elles ne les conduisent pas au grand et au sublime ; ils marchent seuls et sans compagnie, mais ils vont fort haut et pénètrent fort loin, toujours sûrs et confirmés par le succès des avantages que l'on tire quelquefois de l'irrégularité (...)" (61). Il semble donc que l'accès à l'absolue régularité de la bonne expression passe par la transgression des régularités relatives à une époque et qui n'ont de prix que par la fixation du style de qualité qu'elles rendent possible.
16) Le goût est parfait s'il est en mesure de sentir une telle perfection : "Celui qui le sent ( LB se réfère ici au point de perfection ) et qui l'aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deça ou au delà, a le goût défectueux." (10) LB nomme aussi "goût sûr" un tel goût (11). Il est réservé aux grands esprits ( que l'auteur distingue des beaux esprits, ces derniers étant portés à voir de l'inintelligible là où il y a bel et bien de l' intelligible (35) ). Une remarque suggère que le goût parfait est expliqué par la LB en des termes rationalistes, innéistes et élitistes : " (...) Les personnes d'esprit ont en eux les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments, rien ne leur est nouveau ; ils admirent peu, ils approuvent." (36) Tout se passe donc comme si la bonne expression était pour ces connaisseurs l'actualisation d'une expression virtuelle interne à leur esprit.
Cette analyse est largement améliorable mais donne un aperçu de la finesse de LB sur la question de la bonne expression. Cette dernière implique donc autant le souci de la forme que le respect du vrai, autant la volonté de moraliser le lecteur que le désir de lui plaire. La bonne expression a donc une triple valeur : littéraire, gnoséologique et éthique. Elle est censée apporter une connaissance vraie des hommes afin de leur permettre une vie meilleure. Nous sommes loin d'attendre de l'écriture aujourd'hui cette soumission au vrai et au bien que LB n'a jamais jugée incompatible avec le plaisir apporté par la bonne forme. C'est tout un ensemble qui pour lui a du prix, aucune de ses composantes ne suffisant à justifier l'ouvrage parfait ou, du moins, sur le chemin de la perfection.

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samedi 13 octobre 2012

L'envie aveuglante des contemporains ou y a-t-il une seule expression juste pour chaque pensée ? ou La Bruyère lu par Julien Benda.

À Marcel, le jour de ses 92 ans...
Quand on lit les Caractères de Théophraste puis ceux de La Bruyère, on ne peut que placer ces derniers loin au-dessus des premiers par la richesse et la finesse des analyses. Qui a lu les deux textes pensera sans doute immédiatement que ce jugement s'impose. On peut même aller jusqu' à regretter que La Bruyère, à la différence de Pascal, ne soit pas inclus aujourd'hui parmi les philosophes du 17ème siècle. Comme La Rochefoucauld, il n'a droit qu' au titre de moraliste.
C'est donc avec amusement que je lis cette note de Sainte-Beuve sur la réception de La Bruyère à l'Académie Française dans un article de La Revue des Deux Mondes publié le 1er Juillet 1836 :
" Il fut reçu le même jour que l'abbé Bignon et par M. Charpentier, qui, en sa qualité de partisan des anciens, le mit lourdement au-dessous de Théophraste ; la phrase, dite en face, est assez peu aimable : "Vos portraits ressemblent à de certaines personnes, et souvent on les devine ; les siens ne ressemblent qu'à l'homme. Cela est cause que ses portraits ressembleront toujours ; mais il est à craindre que les vôtres ne perdent quelque chose de ce vif et de ce brillant qu'on y remarque, quand on ne pourra plus les comparer avec ceux sur qui vous les avez tirés". On voit que si La Bruyère tirait ses portraits, M. Charpentier tirait ses phrases, mais un peu différemment." (La Pléiade, Oeuvres, I, p.1014)
Hypothèse : Charpentier n'avait lu que la première remarque de La Bruyère, celle qui ouvre dès la première édition la première partie des Caractères , Des ouvrages de l'esprit :
" Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les moeurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes." (La Pléiade, éd. 1941, p.85)
Texte qui cependant ne doit pas éclipser un autre moins connu, la remarque 107 de la 12ème partie (Des jugements) :
" Si le monde dure seulement cent millions d'années, il est encore dans toute sa fraîcheur, et ne fait presque que commencer ; nous-mêmes nous touchons aux premiers hommes et aux patriarches, et qui pourra ne nous pas confondre avec eux dans les arts, dans les sciences, dans la nature, et j'ose dire dans l'histoire ! quelles découvertes ne fera-t-on point ! quelles différentes révolutions ne doivent pas arriver sur toute la face de la terre, dans les États et dans les empires ! quelle ignorance est la nôtre ! et quelle légère expérience que celle de six ou sept mille ans !" (ibid. p.397)
Julien Benda relève dans une note l'étrangeté de la remarque :
" Pensée très curieuse pour une époque qui, sous tant de rapports, se croyait parvenue au ne varietur. (Cf. Des ouvrages de l'esprit, nº 17)"" (ibid. p. 724)
À dire vrai, le renvoi de Benda surprend car la remarque en question dit seulement :
" Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant ; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.
Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l'expression qu'il cherchait depuis longtemps sans la connaître, et qu'il a enfin trouvée, est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui semblait devoir se présenter d'abord et sans effort.
Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à retoucher à leurs ouvrages : comme elle n'est pas toujours fixe, et qu'elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu'ils ont les plus aimés." (ibid. p.89)
La position de La Bruyère est que toute pensée n'a qu'une expression juste du point de vue d'un homme d'esprit. Cependant une telle expression peut ne pas être trouvée par celui qui la cherche. Lue ainsi, la remarque de La Bruyère n'implique pas que toutes les pensées avec leurs expressions adéquates ont déjà été pensées au moment où l'auteur écrit. Dit autrement, ce passage n'est pas en contradiction avec la remarque 107 précédemment citée. Aussi Julien Benda me semble faire erreur quand il ajoute à la remarque 17 cette note :
" Cette réflexion me paraît une des manifestations du "statisme du dix-septième siècle, de la croyance qu'il avait d'avoir atteint en tous domaines le ne varietur. La Bruyère n'a évidemment pas l'idée qu'il peut y avoir des choses qui n'ont pas encore été pensées'' et pour lesquelles l'expression propre n'existe point mais est à créer. À moins que son idée ne soit que, même pour ces pensées-là, son siècle pourra fournir l'expression ; ce qui n'est pas insoutenable quand on voit combien de nos bons écrivains contemporains disent à peu près tout ce qu'ils ont à dire avec le vocabulaire de son temps." ((ibid. p.696)
La remarque 17, à mes yeux, autorise à soutenir que des pensées futures ne trouveront, parmi toutes les expressions possibles, qu'une seule juste dans la langue dont disposera alors le penseur.
On sera peut-être porté à croire que la position de La Bruyère implique la suprématie du français classique mais il n'en est rien : il suffit que l'expression possible et juste en français classique puisse être complètement traduite dans les autres langues.

Commentaires

1. Le samedi 20 octobre 2012, 12:19 par Felix Le Clerc
" Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant ; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre."
Cela peut se comprendre aussi bien comme une trivialité - qui, quand il a exprimé une pensée n'a pas voulu que son expression soit la meilleure possible ? même Céline,qui prétendait prôner la spontanéité de l'expression et éjaculer ses pensées, contrôlait très strictement son écriture et passait un temps fou sur ses phrases, même Soupault et Breton qui prétendaient écrire sous écriture automatique réécrivaient leurs textes, etc. - ou comme une phrase profonde : on écrit pour essayer de dire le plus clairement ce qui est la vérité. Le second idéal est plus difficile à tenir , et contredit le premier : Céline prétendait dans Bagatelles exprimer sa pensée, mais qui va aller soutenir devant l'Eternité qu'il faut tuer tous les Juifs ? Dans le même ordre d'idées - si l'on peut parler d'idées ! - Brasillach eut l'occasion de méditer dans sa cellule la profondeur de la pensée de La Bruyère.
L'humour, l'ironie vont contre la pensée de La Bruyère, en apparence du moins. Maintenant, qui va aller rigoler devant l'Eternité ? La principale objection au Paradis est qu'il est très ennuyeux.
Vous noterez cependant que Benda finalement trouve La Bruyère assez moderne, et infidèle à ses principes ( cf "La Bruyère, in Tableau de la littérature française, dir. André Gide, Gallimard, 1939)
2. Le dimanche 21 octobre 2012, 17:23 par Philalethe
Cher Félix,
Vous me faites voir les choses sous un nouveau jour : la bonne expression serait donc ce qu'on doit dire si on cherche la vérité. Bien sûr ce qu'on doit dire ne correspond pas toujours à ce qu'on veut dire bien.
Mais LB parle de rendu de pensée et pas de rendu de réalité.
Ceci dit, votre lecture rend intelligible l'idée que l'expression bonne (vraie) existe même si on ne la trouve pas : c'est en somme une proposition vraie traduisible en mille et une langues.
Mais appliquée à la fiction, cette idée revient à dire que les seuls passages d'une fiction qui sont manifestement une expression vraie sont par exemple ceux où le personnage dit une vérité éternelle : Don Juan par exemple : "2 et 2 font 4", et que sans qu'il soit nécessaire d'évoquer les excès des insanités antisémites, tout ce qui dans une fiction ne contribue pas à la connaissance n'est pas "bonne expression". Ce n'est pas très facile alors de faire passer la limite sauf quand on prend des énoncés scientifiques dispersés dans des oeuvres de fiction. Et quand vous évoquez l'ironie et l'antiphrase ainsi que l'humour, vous ne pouvez en effet les faire entrer au Paradis des vérités éternelles qu'en leur faisant dire ce qu'ils ne disent pas. Il y aurait donc deux types de bonne expression, celles qui ne demandent pas de travail d'interprétation et celles qui en exigent un (mais alors quelqu'un arrivera à défendre plutôt mal que bien que les insanités antisémites, bien interprétées par lui, sont en fait des Vérités morales éternelles : ça sera un herméneute du soupçon, il aura su dénicher la bonne expression sous ses apparences mauvaises)
3. Le mardi 23 octobre 2012, 23:45 par Felix
Il me semble que la citation de LB ne fait sens que si le but est d'exprimer des pensées vraies. Le vrai, s'il l'est, ne se dit que d'une seule manière, et en effet devrait pouvoir être traduit dans toutes les langues. S'il y a des différences d'expression, elles n'affectent pas le contenu cognitif. Cela sonne frégéen, n'est-ce pas?
Bien sûr cela ne s'applique pas à la fiction. Si je raconte les aventures de Sherlock Holmes, il y a plusieurs manières de le faire. La preuve on fait des remakes ( on est familier au cinéma, mais après tout Ulysses n'est il pas un remake d'homère? La divine comédie de L'Enéide? ). Mais c'est sûr que si Pierre Ménard réécrit le Quichotte , il ne peut le faire que d'une seule manière aussi.
4. Le jeudi 25 octobre 2012, 11:32 par philalethe
Vous me semblez donner une définition du remake qui va faire entrer dans la catégorie remake des oeuvres qu'on n'est pas enclin à y mettre. On va même être porté, vue cette définition, à douter du fait que l'oeuvre de départ par exemple l'Illiade et l'Odyssée ne soit pas elle-même un remake (on appellerait en fait oeuvre originale l'oeuvre dont on ignore pour des causes historiques le modèle dont elle est le remake). En fait je serais d'accord pour adopter une définition plus étroite permettant de soutenir banalement que Vendredi ou les limbes du Pacifique est un remake de Robinson Crusoé.
5. Le jeudi 25 octobre 2012, 17:35 par Félix le chat clair
OK pour Vendredi
mais acceptez vous cet autre exemple:
- Le hussard sur le toit de Giono, reprise de la Chartreuse de Parme version manosquine
ou encore
Jacques le Fataliste , reprise de Tristram Shandy

mais ensuite où commence le pastiche, la parodie, le plagiat , grosse question
cf l'anti-Justine de Restif de la Bretonne
Il y a aussi des remakes d'oeuvres philosophiques ( ex Badiou, La République)
Exercice : compare and contrast
6. Le jeudi 25 octobre 2012, 19:50 par Philalethe
Sur ce problème des limites entre les oeuvres, j'ai pris plaisir à lire "Des genres et des oeuvres" dans Figures V de Genette. En voici un passage :
" Parlant pour sa littérature, Tourgueniev disait un jour : "Nous sortons tous du Manteau de Gogol." Parlant pour toutes les littératures modernes,y compris la critique et la poétique (y compris Gogol), et même (via Borges) une part de la philosophie, on pourrait dire aussi justement : "Nous sortons tous du Quichotte", mais on ne devrait pas trop oublier d'où sort le Quichotte." (p.134)
Petit problème : le texte qui suit est-il un remake ou non de l'Évangile ?
" Une foule hystérique s'apprête à lapider la femme adultère. Jésus intervient : " Que celui qui n'a jamais péché lui lance la première pierre." Tout le monde s'arrête, sauf une autre femme, plus très jeune,mais très digne, qui s'avance avec un gros pavé, et écrabouille sauvagement la tête de la pécheresse. Alors Jésus : "Maman, tu fais chier !"
Mon avis est que oui, si on pense que Badiou a fait un remake de La République...

samedi 29 septembre 2012

La Bruyère sur le stoïcisme (2)

" Combien de belles et inutiles raisons à étaler à celui qui est dans une grande adversité, pour essayer de le rendre tranquille ! Les choses de dehors, qu'on appelle les événements, sont quelquefois plus fortes que la raison et que la nature. " Mangez, dormez, ne vous laissez point mourir de chagrin, songez à vivre" : harangues froides, et qui réduisent à l'impossible. "Êtes vous raisonnable de vous tant inquiéter ?" n'est-ce pas dire : "Êtes-vous fou d'être malheureux ?" (Les CaractèresDe la société et de la conversation, 63)
Julien Benda note : " Réflexion très curieuse pour l'époque, où la position de la plupart des moralistes, élèves des stoïciens, est de refuser d'admettre que "les choses du dehors qu'on appelle les événements sont quelquefois plus fortes que la raison" (p.708, La Pléiade, éd.1941)
Ce texte est franchement plus sombre que le précédent : en effet la nature y était vue comme heureusement plus à même de nous protéger de la fortune que les leçons de la philosophie. Ici la nature elle-même n'est plus d'aucun secours.

jeudi 27 septembre 2012

Un esprit qui ne manque pas de force (Julien Benda)) juge faible un texte de La Bruyère sur les esprits forts.

Dans la Bibliothèque de la Pléiade, on lit encore les oeuvres complètes de La Bruyère dans l'édition qu'en a donnée Julien Benda en 1935. Certes une nouvelle édition satisferait davantage aux exigences contemporaines de la critique scientifique. Mais on perdrait à coup sûr les notes d'une extrême liberté de ton que Benda a jugé bon d'ajouter au texte de l'auteur.
Je pourrais en donner plusieurs exemples. Je choisis la note correspondant au deuxième texte de la dernière partie des Caractères : Des esprits forts. Voici d'abord ce qu'écrit La Bruyère :
" Le docile et le faible sont susceptibles d'impressions : l'un en reçoit de bonnes, l'autre de mauvaises ; c'est-à-dire que le premier est persuadé et fidèle, et que le second est entêté et corrompu ; ainsi l'esprit docile admet la vraie religion, et l'esprit faible, ou n'en admet aucune, ou en admet une fausse. Or l'esprit fort ou n'a point de religion, ou se fait une religion ; donc l'esprit fort, c'est l'esprit faible " (p.469, édition de 1941)
À quoi Julien Benda répond par une note juste mais sévère et définitive :
" Irréfutable si l'on commence, comme fait La Bruyère par définir l'esprit faible celui qui n'admet pas "la vraie religion", c'est-à-l'esprit fort. La pauvreté de toute cette argumentation est confondante." (p.729).
À dire vrai, ce que je trouve intéressant dans ce passage est la distinction entre la docilité et la faiblesse de l'esprit. À la différence de La Bruyère qui désigne par elle deux types d'esprit, on pourrait s'en servir pour désigner une vertu (la docilité) et un vice (la faiblesse) épistémiques.
Dans ce cadre, le même esprit est docile s'il croit ce qu'il est justifié de croire et ne croit pas ce qu'il n'est pas justifié de croire et il est faible s'il croit ce qu'il n'est pas justifié de croire et ne croit pas ce qu'il est justifié de croire. Les passions ou l'intérêt pourraient vicier l'esprit docile et le faire déraisonner.
Vu sous ce jour, l'enfant tel que Descartes l'a pensé ne serait ni docile ni faible mais crédule. La crédulité désignerait alors un état naturel de l'esprit. La docilité, elle, serait le produit d'une bonne éducation épistémique. Quant à la faiblesse, elle pourrait être accidentelle, comme je viens de l'envisager, ou constitutive, la crédulité naturelle non corrigée devenant vice.

Commentaires

1. Le dimanche 30 septembre 2012, 11:21 par Constant
Le syllogisme e La Bruyère est incorrect , comme le note Benda. L'esprit fort est , au sens du XVIIème, le libertin ou celui qui nie la religion. Le faible est celui qui ou admet une religion fausse ( son esprit est corrompu) ou "n'en admet aucune". De là La Bruyère conclut à son identité avec l'esprit fort, qui refuse toute religion. Mais il fait une équivocation entre :
- croire que non P ( refuser de croire P = athéisme)
- ne pas croire que P ( suspendre son jugement, agnosticisme)
Si on assimile les deux, en effet l'esprit fort et l'esprit faible s'identifient.
La faiblesse est certes un vice épistémique, mais est on sûr que La Bruyère traite la docilité comme une vertu?
2. Le dimanche 30 septembre 2012, 14:30 par Philalèthe
Cher Constant,
Merci d'abord de votre post.
La question que vous posez est délicate, vu que LB n'emploie "docile" qu'une seule autre fois dans les Caractères (il n'y a aucune occurrence de docilité ou indocilité) : c'est dans De la chaire (2):
" Un apprenti est docile, il écoute son maître, il profite de ses leçons, et il devient maître ; l'homme indocile critique le discours du prédicateur, comme le livre du philosophe, et il ne devient ni chrétien, ni raisonnable" (p.456)
Il me semble donc justifié d'identifier la docilité de l'apprenti à une vertu épistémique. L'indocile de ce passage peut aussi être identifié au faible du passage que je citais dans mon billet, puisque LB le qualifiait d' "entêté et corrompu" (p.469).
La docilité paraît donc être la vertu qui rend possible l'appropriation réfléchie des meilleurs jugements d'autrui, que ce soit au niveau de la technique, de la religion ou de la philosophie.
3. Le dimanche 30 septembre 2012, 15:36 par Philalèthe
Un coup d'oeil dans le Littré me suggère que docile et docilité n'ont pas de sens péjoratif dans la langue classique. J'y découvre aussi le verbe dociliser et une occurrence de docilité chez LB que je n'avais pas repérée :
" Il n'est pas donné à tous de monter en chaire et d'y distribuer, en missionnaire ou en catéchiste, la parole sainte ; mais qui n'a pas quelquefois sous sa main un libertin à réduire, et à ramener, par de douces et insinuantes conversations, à la docilité ?" Des esprits forts, 30.
4. Le dimanche 30 septembre 2012, 16:18 par Constant Danlehrer
Vous avez sans doute raison :
docile est "Qui a de la disposition à se laisser instruire, conduire" ( littré) mais c'est le sens latin, qui vient de docere, apprendre

jeudi 13 septembre 2012

Le sot, une fois mort, n'est plus sot ou le dualisme substantiel sauve les sots de la sottise essentielle.

Dans Les Caractères, précisément dans De l'homme, La Bruyère écrit à propos du sot :
" Le sot est automate, il est machine, il est ressort, le poids l'emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité ; il est uniforme, il ne se dément point : qui l'a vu une fois, l'a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie ; c'est tout au plus le boeuf qui meugle, ou le merle qui siffle, il est fixé et déterminé par sa nature, et j'ose dire par son espèce : ce qui paraît le moins en lui, c'est son âme, elle n'agit point, elle ne s'exerce point, elle se repose." (142)
Ces lignes, je crois vite les comprendre, elles me font vaguement songer à Bergson : si, comme ce dernier l'affirme dans Le rire, le comique est "du mécanique plaqué sur du vivant", le sot doit fait rire et en effet on rit souvent de lui. Dans son Bréviaire de la bêtise(2008), Alain Roger mentionne ce texte de La Bruyère, en passant, le résumant ainsi en note : "Identité incarnée, à peine ambulante" (p.109)
Il ne dit rien en revanche du passage qui le suit et qui porte encore sur le sot. Mais alors ce que j'y découvre me stupéfie dans un premier temps:
" Le sot ne meurt point ; ou si cela lui arrive selon notre manière de parler, il est vrai de dire qu'il gagne à mourir, et que dans ce moment où les autres meurent, il commence à vivre : son âme alors pense, raisonne, infère, conclut, juge, prévoit, fait précisément tout ce qu'elle ne faisait point ; elle se trouve dégagée d'une masse de chair où elle était comme ensevelie sans fonction, sans mouvement, sans aucun du moins qui fût digne d'elle : je dirais presque qu' elle rougit de son propre corps et des organes bruts et imparfaits auxquels elle s'est vue attachée si longtemps, et dont elle n'a pu faire qu'un sot ou qu'un stupide ; elle va d'égal avec les grandes âmes, avec celles qui font les bonnes têtes ou les hommes d'esprit. L'âme d' Alain (sic) ne se démêle plus d'avec celle du grand Condé, de Richelieu, de Pascal et de Lingendes." (La Pléiade, éd.1941, p.358).
Il y a désormais quelque chose de platonicien. Précisément c'est au Phédon que je pense. Socrate fait parler ainsi les philosophes :
" Peut-être bien y a-t-il comme un raccourci capable de nous mener droit au but, dès lors que le raisonnement suivant nous guide quand nous sommes au milieu d'une recherche : tant que nous aurons le corps, et qu'un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons ; et, nous l'affirmons, ce à quoi nous aspirons, c'est le vrai (...) Pour nous, réellement la preuve est faite : si nous devons jamais savoir purement quelque chose, il faut que nous nous séparions de lui et que nous considérions avec l'âme elle-même les choses elles-mêmes (...) Alors, oui, nous serons purs, étant séparés de cette chose insensée qu'est le corps. Nous serons, c'est vraisemblable, en compagnie d'êtres semblables à nous, et, par ce qui est vraiment nous-mêmes, nous connaîtrons tout ce qui est sans mélange - et sans doute est-cela le vrai" (66b-67a, éd. Brisson, p.1182)
Le deuxième texte éclaire le premier mais en même temps, le contextualisant, en affaiblit la vérité, si tant est qu'il ait en lui quelque chose de vrai. On comprend désormais que le sot est prisonnier de son corps : il n'est au fond qu'accidentellement sot. Est-on loin de Descartes qui, dans la lettre à Hyperaspites, attribue à l'âme du foetus des idées métaphysiques que l'état de son corps ne lui permet pas d'actualiser ?
" Ce n'est pas que je me persuade que l'esprit d'un enfant médite dans la ventre de sa mère sur les choses métaphysiques (...) Il n'y a rien de plus conforme à la raison que de croire que l'esprit nouvellement uni au corps d'un enfant n'est occupé qu'à sentir ou à apercevoir confusément les idées de la douleur, du chatouillement, du chaud, du froid, et semblables qui naissent de l'union ou pour ainsi dire du mélange de l'esprit avec le corps. Et toutefois, en cet état même, l'esprit n'a pas moins en soi les idées de Dieu, de lui-même, et de toutes ces vérités qui de soi sont connues, que les personnes adultes les ont lorsqu'elles n'y font pas attention : car il ne les acquiert point après avec l'âge. Et je ne doute point que s'il était dès lors délivré des liens du corps, il ne les dût trouver en soi." (août 1641)
Le sot : en somme, un adulte contraint par l'imperfection de son corps à conserver son âme de foetus. Ainsi la mort va-t-elle produire en lui ce qu'aucune éducation ne pouvait réussir : la connaissance du vrai.

mardi 28 août 2012

L'adjectif comme expédient en vue de faire l'économie de la narration.

La Bruyère écrit dans les Caractères :
" Amas d'épithètes, mauvaises louanges : ce sont les faits qui louent, et la manière de les raconter." (Des ouvrages de l'esprit, 13)
Julien Benda, dans la note correspondant au passage, écrit en 1934 :
" La Bruyère étendrait certainement aujourd'hui son observation aux épithètes qui font dire que les choses sont sensationnellessaisissantesbouleversantesravissantes... Le mobile de ce style, c'est l'impuissance à décrire les choses dans ce qu'elles ont précisément de bouleversant, de ravissant, et la croyance qu'on y supplée en brandissant un qualificatif qu'on veut d'autant plus violent qu'on sent mieux cette impuissance. C'est exactement comme dit notre auteur, l'impuissance à "raconter"." (p.696, La Pléiade, éd. de 1941)
On pense au "génial" et au "trop bien" de nos adolescents (entre autres...).
Plus gravement, que Benda aurait-il pensé de l'indicibilité essentielle de la Shoah ?

vendredi 13 juillet 2012

La Bruyère sur le stoïcisme (1)

" Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la République de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvait rire dans la pauvreté ; être insensible aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis ; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente qui ne devait ni réjouir ni rendre triste ; n'être vaincu ni par le plaisir ni par la douleur ; sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme ; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses faibles : au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage qui n'est pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux ; ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë ne sauraient lui arracher une plainte ; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l'entraîner dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l'univers ; pendant que l'homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu ou pour une porcelaine qui est en pièces. » (Caractères, De l'homme, 3)
Julien Benda, responsable de l'édition du texte dans la Pléiade, ajoute la note suivante en relation avec l'exhortation à l'impossible :
« Il semble que ces prédicateurs de l' « impossible », par exemple les jansénistes, ont joué, quoi qu'en dise La Bruyère, quelque rôle dans l'éducation morale de l'humanité » (p.719)
De toute façon, douter des pouvoirs de la philosophie stoïcienne ne revient pas à s'inquiéter exagérément face aux coups possibles de la fortune :
" Il y a des maux effroyables et d'horribles malheurs où l'on n'ose penser, et dont la seule vue fait frémir ; s'il arrive que l'on y tombe, l'on se trouve des ressources que l'on ne connaissait point, l'on se roidit contre son infortune, et l'on fait mieux qu'on ne l'espérait." (ibid., 30)
Pour faire vite : faiblesse de l'artifice, force de la nature.

jeudi 15 octobre 2009

La Bruyère sur le stoïcisme.

" Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la république de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvait vivre dans la pauvreté, être insensibles aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente, qui ne devait ni réjouir, ni rendre triste; n'être vaincu ni par le plaisir, ni par la douleur, sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses faibles: au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage, qui n'est pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux: ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë, ne sauraient lui arracher une plainte; le ciel et la terre peuvent être renversés dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l'univers; pendant que l'homme qui est en effet, sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu, ou pour une porcelaine qui est en pièces." (Les caractères De l'homme 3ème remarque 1688)