Bergson opposait la perception de l'artiste à celle, banalisante et conceptualisée, des hommes ordinaires, préoccupés d'abord par le succès de leurs actions :
" Entre la nature et nous, que dis-je ?, entre nous et notre propre conscience, un voile s'interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète." (Le rire)
Mais Bergson prend soin de souligner deux limites, au moins, de la perception de l'artiste : d'abord il reste en partie homme d'action et donc sa perception demeure partiellement déterminée par le souci de l'efficacité ; ensuite, pour chaque artiste, seul un côté du voile est soulevé.
Or, il semble que cet artiste "comme le monde n'en a point vu encore", c'est-à-dire pour qui tout le voile serait levé, s'incarne désormais pour certains dans l'animal, dans n'importe quel animal.
Serait-ce le signe de temps qui se réjouissent d'ennoblir le vil et d'avilir le noble ? L'animal désormais non seulement endosse une fonction humaine rare, mais la perfectionne au-delà de toute limitation :
" Les animaux possèdent ainsi une remarquable capacité à percevoir des choses que les humains ne peuvent percevoir et une faculté tout aussi incroyable de se souvenir d'informations hautement détaillées dont nous ne pourrions nous souvenir."
C'est Vinciane Despret qui écrit ces lignes dans Que diraient les animaux, si...on leur posait de bonnes questions ? (La Découverte, 2012). Citant Temple Grandin (Animal in translation, 2006), elle poursuit ainsi :
" "Je trouve cela amusant, dit-elle encore, que les gens normaux disent toujours à propos des enfants autistes qu'ils vivent dans leur propre petit monde. Si vous travaillez avec des animaux, vous commencez à réaliser que vous pouvez dire exactement la même chose des gens normaux. Il y a un monde immense, magnifique autour de nous, que la plupart des normaux n'ont pas. " Ainsi, le génie des animaux tient-il à leur formidable capacité à prêter attention aux détails, alors que nous privilégions une vision globale parce que nous tendons à fondre ces détails dans un concept qui nous donne la perception. Les animaux sont des penseurs visuels. Nous sommes des penseurs verbaux." (ibidem, p.71)
Musil était irrité à l'idée qu'un cheval de course puisse être qualifié de génial : alors comment aurait-il réagi à ces lignes attribuant à tout animal le génie de penser visuellement ?
On ne s'étonnera donc pas si l'ouvrage de Vinciane Despret invite de plusieurs manières les éthologues à se distancier des scientifiques de laboratoire (accusés de "faire-science", ce qui veut dire ici produire une image de l'animal qui le mutile et le prive de ses riches capacités) et à prendre comme modèles dans leurs relations avec les animaux les anthropologues .
Quoi qu'on pense de ces lignes qui paraissent réviser ici excessivement à la hausse la conception de l'animal, le texte, dont elles sont extraites, reste fort intéressant à lire.