lundi 11 avril 2016

Calliclès et Bourdieu : la philo, bonne pour les ados ?

Calliclès dans le Gorgias de Platon :
" Quand je vois un jeune, un adolescent qui fait de la philosophie, je suis content, j'ai l'impression que cela convient à son âge, je me dis que c'est le signe d'un homme libre (...) Mais si c'est un homme d'un certain âge, que je vois en train de faire de la philosophie, un homme qui n'arrive pas à s'en débarrasser, à mon avis, Socrate, cet homme ne mérite que des coups." (485 d-e)
Bourdieu le 19 octobre 1982 au Collège de France :
" Il y a dans la préhistoire des sciences sociales, une sorte de fascination sur un certain nombre de problèmes légués par la philosophie, au mauvais sens du terme, comme tous les tristes topiques du genre " expliquer et comprendre ", " sciences de l'homme et sciences de la nature ", " y a-t-il une spécificité des sciences de l'homme ? ", etc. Toutes ces discussions sur le rapport du monde social, qui peuvent avoir une fonction éminente dans l'enseignement - il faut bien enseigner quelque chose - et aussi dans la discussion un peu adolescente sur le monde social, doivent, me semble-t-il, être évacuées du discours scientifique."

Commentaires

1. Le samedi 16 avril 2016, 14:07 par Arnaud
La conception exprimée ici par Calliclès ne rejoint-elle pas l’opinion commune sur la philosophie qui avait cours chez les Athéniens de cette époque ? Elle envisageait la philosophie comme une formation éducative parmi d’autres ou encore comme une gymnastique mentale et verbale bonne pour la jeunesse, mais par la suite inutile voire ridicule et nuisible chez l’homme mûr. Il est clair que cette philosophie qui convient à l’adolescent mais non à l’adulte n’a que peu de choses à voir avec celle que pratique Socrate : pour Calliclès, une vie réussie est une vie où l’on se distingue sur l'Agora, notamment par l’éclat du discours. On devine sans peine sa fascination pour la rhétorique qu’il confond purement et simplement avec la philosophie… Dans cette optique, le parallèle avec cet extrait de Bourdieu n'est-il pas hasardeux ?
2. Le dimanche 17 avril 2016, 09:40 par sale pelcange
proposition : pas de philosophie avant 25 ans ( avant les esprits ne sont pas mûrs), et pas après 70 ans ( après ils sont trop mous).
Et sanctions pour ceux qui continuent après cet âge.
3. Le dimanche 17 avril 2016, 11:41 par Philalethe
à sale pelcange
voilà une proposition platonicienne en tant qu'elle légifère dans les choses de l'esprit et non platonicienne en tant qu'elle y condamne la gérontocratie.
Mais l'exclusion des plus de 70 ans est trop générale, je propose donc après 70 ans une censure d' État constituée des meilleurs philosophes et jugeant au cas par cas.
4. Le dimanche 17 avril 2016, 11:47 par Philalethe
à Arnaud
Un parallèle ne veut pas dire une identification. L'arrière-plan des deux condamnations de la philosophie est bien différent : pour Calliclès, c'est la vie active qui la justifie, pour Bourdieu, c'est la science.
Cela dit, il y a de nombreux textes chez Bourdieu qui expriment ce désir d'en finir avec la philosophie, ce qui est en aucune manière une misologie.
Certes les références aux philosophies sont multiples chez lui mais elles ne sont pas vraiment respectueuses ; il se sert des concepts philosophiques des autres comme les chrétiens ont récupéré pour leurs églises les restes des monuments païens...

dimanche 10 avril 2016

Pierre Hadot ou le livre de philosophie vu comme un manuel de gymnastique de l'esprit.

Bien avant que Pierre Hadot n'écrivît Qu'est-ce que la philosophie antique ? (1995), Pierre Bourdieu dans son cours au Collège de France développait une distinction entre usage pratique et usage théorique du livre :
" Les lecteurs professionnels liront tous les textes comme s'ils avaient été faits pour être lus, alors que le manuel de gymnastique est fait, non pas pour être lu, mais pour être exécuté et le livre de prière tibétain pour être psalmodié, dansé, chanté (...) ces textes ne sont pas destinés à la lecture, et surtout pas (...) à la recherche des cohérences cachées, etc. On en a une preuve dans le fait que ces textes, souvent, ne résistent à la recherche d'une cohérence que jusqu'à un certain point, au-delà duquel ils cassent, parce que l'une des propriétés de la logique pratique est, précisément, d'être valable en pratique, c'est-à-dire pour les besoins d'une urgence et jusqu'à un certain point." (Sociologie générale, cours du 12 octobre 1982, Le Seuil, 2015, p. 254-255)
Face à un texte théorique qui "casse", par exemple qui est contradictoire, on peut donc toujours le sauver de la condamnation en le voyant comme un texte à vivre et non comme un texte à évaluer en termes de vrai et de faux.
Il va de soi que Bourdieu n'envisageait pas que les textes philosophiques pussent être vus comme des textes ayant comme premier but de modifier pratiquement leur lecteur.
Pierre Hadot proposera pourtant de voir les contradictions théoriques contenues dans un texte antique non pas comme des fautes logiques mais comme des tactiques opposées visant le même but, soit la transformation psychologique du lecteur.
Ludwig Wittgenstein, avant lui, semble avoir proposé de voir tous les textes religieux sous ce jour : dénués de vérité, ils se réduiraient alors à des instruments de salut, plus ou plus moins adaptés à soi, plus ou moins efficaces. Mais, si je crois dans la valeur de l'Évangile, n'est-ce pas parce que je juge ce texte vrai dans un sens très ordinaire ? Je le juge alors en accord avec une réalité surnaturelle qui m'échapperait sans lui.
Manifestement cette lecture pratique des textes, que Bourdieu oppose à la lecture savante et philologique, est une aubaine pour tous les textes en délicatesse avec la vérité.
Mais quand on lit les philosophes antiques, faut-il vraiment remplacer l'habitus savant par l'habitus pratique ? Ces philosophes n'étaient-ils pas d'abord des savants s'adressant à d'autres savants ?

Commentaires

1. Le dimanche 17 avril 2016, 09:44 par sage canpell
Pour la thèse selon laquelle la philosophie c'est de la gymnastique tout court, voir Vespérini, Marc Aurèle, Verdier 2016.
Assez convaincant.
2. Le dimanche 17 avril 2016, 11:51 par Philalethe
Je dois donc lire cet ouvrage. Merci !
Je crois en effet qu'il y a dans le stoïcisme un idéal de bonne figure : il faut s'entraîner pour tenir son rôle, ne pas faiblir dans sa fonction sociale et les officii qui lui correspondent.
Bien sûr une métaphysique prétend fonder en vérité ce training de l'esprit.

mercredi 6 avril 2016

Qu'est-ce qu'un choix philosophique ? De la dose raisonnable d'irrationalité dans l'orientation philosophique.

Dans La silhouette de l'humain. Quelle place pour le naturalisme dans le monde d'aujourd'hui ? (Gallimard, 2016), Daniel Andler défend un naturalisme critique. Mais, avant d'argumenter en faveur de cette position dans le chapitre V, dernier chapitre de l'ouvrage, l'auteur fait un bilan critique des sciences cognitives (chapitre II), des neurosciences (chapitre III) et des approches évolutionnaires dans les sciences humaines (chapitre IV). Dans le chapitre I, intitulé Les voies du naturalisme, il reconnaît que "le naturalisme ne se présente pas comme une thèse empirique, dont les faits nous permettraient un jour de décider." (p.92). Dans ces conditions, défendre le naturalisme, "l'esprit du naturalisme" ne revient pas à soutenir une thèse : bien plutôt " il s'agit d'une attitude ou d'un parti, ou peut-être encore d'une perspective ou d'une vision." (p.94). Daniel Adler explicite alors ce que signifie à ses yeux "épouser l'esprit du naturalisme" mais, si je décide de citer ses lignes, c'est parce qu'au-delà de la justification du naturalisme, je les lis comme une explication de n'importe quelle orientation philosophique. Les voici donc :
" Épouser l'esprit du naturalisme est de ces choix que nous faisons, ou que nous refusons, en pleine conscience, mais qui expriment en même temps notre personnalité, en sorte que nous aurions le sentiment de ne pas être nous-mêmes si nous en faisions un autre. Il s'agit ici, bien entendu, du volet philosophique de notre personnalité, mais d'être inséré dans un tissu dense de raisons théoriques n'en ôte pas le caractère subjectif. On choisit d'être naturaliste, ou de l'être de telle manière particulière, comme on choisit un mode de vie, une façon d'être en société, ou une orientation politique : de tels choix nous constituent autant que nous les faisons. Ces choix, expressions d'un tempérament, ne sont pourtant pas purement instinctifs : on peut les faire par raison plutôt que par passion, on peut même les modifier au cours de son existence. Ils sont accompagnés d'une adhésion profonde plus ou moins forte, ce qui donne lieu, dans le cas qui nous occupe, à une gamme continue de naturalismes et d'antinaturalismes, allant d'un côté comme de l'autre de la foi totale à la tiédeur quasi agnostique. Ils inspirent plus ou moins fortement l'action, de même que le sentiment de l'injustice , qu'il soit puissant ou modéré, pousse certains à l'action politique ou sociale, et d'autres non. Enfin, notre "valence" naturaliste est corrélative d'une hiérarchie de valeurs. Parmi les objectifs que visent la réflexion et l'enquête, chacun exprime ou illustre ses priorités : on s'intéresse d'abord, pour des raisons stratégiques ou par inclination, l'un n'excluant pas l'autre, à ce qui semble relever des concepts et méthodes naturaliste, ou inversement à ce qui semble se situer hors de leur champ d'application." (p.94-95)
Quelle représentation du choix philosophique est donc donnée dans ce passage, abstraction faite de sa fonction au service de la cause naturaliste ? En effet une telle représentation ne me paraît pas commandée par le choix en faveur du naturalisme ; dit autrement, on n'a pas ici une explication naturaliste du choix philosophique, Daniel Andler propose bien plutôt une explication possiblement vraie du choix naturaliste ou non.
De cette explication se dégage l'idée d'un choix ayant au moins deux propriétés essentielles :
(1) il est rationnel : en effet il est justifié par la convergence d'une multiplicité de bonnes raisons et il est donc révisable, en fonction de l'évolution de ces raisons.
(2) Il est subjectif, comme le souligne la référence à la personnalité, au tempérament, à l'inclination ; on peut même aller jusqu'à mentionner une dimension irrationnelle du choix, comme y invite la référence à la foi et à l'agnosticisme.
Manifestement un problème naît : le choix ainsi décrit n'est-il pas un objet impossible ? Comment peut-il être satisfaisant pour la raison si le tempérament le détermine, ne serait-ce qu'en partie ?
Quelle part d' irrationalité peut-on reconnaître dans la genèse d'une orientation philosophique sans enlever par là-même à cette orientation la capacité d'atteindre la vérité ? Quelle part d'irrationalité doit-on inclure dans la détermination du choix philosophique pour lucidement faire la différence entre savoir scientifique et position philosophique ? Mais, à reconnaître une telle distinction, en-deçà de quel seuil d'irrationalité faut-il demeurer pour ne pas transformer l'option philosophique en idéologie, en illusion, pire en bullshit ?
À dire vrai, la citation que Daniel Andler donne en note, à l'appui de l'idée que le choix philosophique est l' "expression d'un tempérament", est inquiétante :
" L'histoire de la philosophie est, dans une large mesure, l'histoire d'un certain conflit de tempéraments humains." (William James, Pragmatism, 1907)
Certes Daniel Andler n'a pas choisi un texte antérieur à ce dernier d'un peu plus de 20 ans, celui de Nietzsche dans la première partie de Par-delà le bien et le mal (1886) ( " Peu à peu j'ai tiré au clair ce qu' a été jusqu'à présent toute grande philosophie : la confession de son auteur, et sans qu'il le veuille ni s'en rende compte, en quelque sorte ses mémoires." ). Néanmoins est troublante dans le texte de William James la mention d'une mesure large alors que Daniel Andler semble plaider en faveur d'une mesure moyenne. Mais que vaut alors l'orientation philosophique si elle n'est pas déterminée au maximum en faible mesure par le tempérament ?
Ne faut-il pas mieux alors se consacrer à une activité scientifique à sa mesure ?
Serait-ce que par tempérament on est enclin à s'orienter vers la philosophie plutôt que vers les sciences ?