P.223 de Après la vertu (1981), MacIntyre, occupé à juger la morale humienne, écrit :
« Hume est aussi convaincu que certains exposés des vertus sont erronés et blâme notamment Diogène, Pascal, et d’autres partisans des « vertus monacales » qu’il déteste ainsi que les Levellers (on peut traduire par niveleurs: mouvement politique anti-monarchique et républicain, égalitarien radical, pré-communiste, qui s'opposa à Cromwell) du siècle précédent. »
Ma première réaction est d’être on ne peut plus surpris par la présence de Diogène parmi les défenseurs des « vertus monacales ». Il me faut chercher dans Hume les raisons de cette surprenante association même si je ne veux tout de même pas me spécialiser dans la clarification de ce type d’énigme !
Le texte auquel MacIntyre se réfère est le dialogue qui clôt l’Enquête sur les principes de la morale (1751). Après avoir ajouté quatre appendices à son ouvrage, Hume brutalement se met à écrire à la première personne pour rapporter un dialogue du narrateur qu’il devient alors avec son ami Palamède.
Palamède soutient à partir d’une réflexion sur les vertus gréco-romaines ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui l’incommensurabilité des éthiques et encourage une position radicalement relativiste.
Prétendant dépasser les apparences, le narrateur réfute la thèse en expliquant les différences culturelles que Palamède met sceptiquement en relief par une référence à une même nature humaine en relation avec des circonstances distinctes et spécifiques :
« Vous voyez donc que les principes sur lesquels les hommes raisonnent en morale sont toujours les mêmes ; pourtant les conclusions qu’ils en tirent sont souvent très différentes. (…) Il apparaît qu’il n’y a jamais eu de qualité recommandée par qui que ce soit comme vertu ou comme perfection morale, sinon en raison de son utilité, ou de son agrément pour son possesseur lui-même ou pour autrui. » (traduction de Leroy Aubier-Montaigne 1947 p.198-199)
Le narrateur termine ainsi sa réfutation :
« Le mérite de l’âge mûr est presque partout le même ; il consiste principalement dans l’intégrité, l’humanité, la capacité, la connaissance et les autres qualités plus solides et plus utiles de l’esprit humain. » (p.204)
Palamède utilise alors sa dernière arme : la référence aux existences et aux mœurs artificelles. Le narrateur ne comprenant pas de quoi il s’agit, Palamède l’explicite en illustrant par deux exemples antithétiques mais au fond identiques : les mœurs de Diogène et celles de Pascal. Les deux hommes ont une conception radicalement opposée de la vertu (MacIntyre a donc tort de les identifier tous deux à des apologètes des vertus monacales) mais ce qu’ils ont en partage, c’est d’être égarés et de ne pas identifier les vraies vertus (en ce sens, MacIntyre a raison de les mettre sur le même plan).
Voici le passage où Palamède, malgré sa volonté de le dénoncer, dresse un portrait à mes yeux assez exact de Diogène en tant qu’il exemplifie le cynisme :
« Diogène est le modèle le plus célèbre de la philosophie extravagante. Cherchons-lui un correspondant dans les temps modernes. Nous ne discréditerons pas le nom de philosophe en le comparant aux Dominique, aux Loyola, ou à tout autre moine ou frère canonisé. Comparons-le à Pascal, homme d’intelligence et de génie autant que Diogène lui-même ; et, sans doute aussi, un homme de vertu s’il avait permis à ses inclinations vertueuses de s’exercer et de se déployer.
Au principe de la conduite de Diogène, il y avait un effort pour se rendre indépendant autant que possible et pour enfermer tous ses besoins, tous ses désirs et tous ses plaisirs en soi et en son propre esprit ; le dessein de Pascal était de conserver perpétuellement le sentiment de sa dépendance sous ses yeux et de ne jamais oublier ses innombrables besoins et infirmités. Le philosophe ancien se soutenait par la magnanimité, l’ostentation, l’orgueil et l’idée de sa propre supériorité sur ses compagnons de création. Le philosophe moderne faisait constamment profession d’humilité et d’abaissement, de mépris et de haine de soi ; et il essayait d’atteindre ces prétendues vertus dans la mesure où on peut les atteindre. Les austérités du Grec avaient pour fin de s’habituer à la dureté du sort et de prévenir toute souffrance ; les siennes, le Français s’empressait de les accueillir pour son propre salut, et pour souffrir autant que possible. Le philosophe se complaisait aux plaisirs les plus gros, même en public ; le saint se refusait le plaisir le plus innocent même en particulier. Le premier pensait que son devoir était d’aimer ses amis, de les railler, de les censurer, de les gronder ; le second tentait de parvenir à l’indifférence absolue envers ses parents les plus proches et il s’efforçait d’aimer ses ennemis et d’en bien parler : le grand objet des railleries de Diogène était la superstition, dans tous les genres, c’est-à-dire tous les genres de religion connus à cette époque. La mortalité de l’âme était son principe et sa règle ; et même, semble-t-il, il avait sur la providence divine une opinion très libre. Les superstitions les plus ridicules dirigeaient la foi et les actes de Pascal ; un mépris extrême de cette vie, par comparaison avec la vie future, était le principe capital de sa conduite. » (p.206-207)
Appuyé sur cette comparaison, Palamède relance son attaque relativiste :
« C’est dans ce contraste remarquable que se campent les deux hommes ; pourtant tous les deux ont l’obtenu l’admiration générale, chacun en son temps ; et on les a proposés comme des modèles à imiter (si Palamède avait été meilleur en histoire de la philosophie, il aurait pu renforcer son argumentation en rappelant que ces éthiques en leur temps étaient déjà confrontées à d’autres modèles, mais ce qui l’intéresse – et ça lui suffit – c’est leur incommensurabilité non au sein d’une époque mais entre les époques). Où se trouve donc la règle morale universelle dont vous parliez ? Et quelle règle établirons-nous pour les nombreux sentiment humains, différents et même contraires ? »
Comme s’il était sûr d’avoir déjà terrassé l’adversaire, le narrateur n’a besoin que d’un court chapitre pour en finir Palamède. C’est par lui aussi que Hume termine son livre :
« Une expérience qui réussit dans l’air, dis-je, ne réussira pas toujours dans le vide (je dois comprendre que les thèses de Hume reposent sur des expériences faites dans l’air, précisément l’observation de la grande majorité des hommes et qu’elles ne prennent pas en compte les hommes qui se placent dans des conditions d’existence artificielles). Quand des hommes se séparent des maximes de la raison commune et affectent de vivre artificiellement (le narrateur reprend le concept de son ami et le souligne mais le lecteur se demande ce que veut dire la référence à la nature humaine si des hommes ont la capacité de ne pas l’exprimer), pour employer votre terme, personne ne peut répondre de ce qui leur plaira ou déplaira (la relation entre la nature humaine et le comportement réel est telle qu’elle ne peut permettre en aucune manière de prédire ce que demain tous les hommes feront). Ces hommes sont dans un autre élément que le reste de l’humanité ; les principes naturels de leur esprit ne jouent pas avec la même régularité que s’ils étaient laissés à eux-mêmes, libres des illusions de la superstition religieuse ou de l’enthousiasme philosophique. » (ibidem)
Diogène et Pascal ne se sont donc pas séparés des maximes de la raison commune, ils l’ont été par la superstition religieuse ou l’enthousiasme philosophique.
L’intelligence et le génie ne suffisent donc pour suivre la raison, il faut encore ne pas être détournés par une certaine religion (en tant qu’elle est superstitieuse) ni par une certaine philosophie (en tant qu’elle enthousiasme).
J’ai donc dissipé l’énigme que m’a présentée sans le vouloir MacIntyre; en fait, même s’il n’est pas un défenseur des vertus monacales à la différence de Pascal, Diogène annonce déjà le défaut pascalien : ne pas suivre les maximes de la raison.
Reste une énigme désormais reliée à Hume : comment rendre compte de la superstition religieuse et de l’enthousiasme philosophique ? Par la nature humaine ? Cela semble exclu par la référence insistante à l’artifice. Par des circonstances extérieures ? Mais comment peuvent-elles expliquer en l’homme quoi que ce soit sans une référence à des dispositions humaines naturelles en mesure d’éclairer pourquoi précisément ces circonstances rendent les hommes délirants autant philosophiquement que religieusement ?
Ce ne sont plus les philosophes antiques que j’appelle à mon secours mais les humiens d’aujourd’hui !
Commentaires
Voilà un ouvrage interessant sur ce sujet si le lien est actif :
gallica.bnf.fr/ark:/12148...
sinon copier/coller sur la barre d'adresse...
99711
Alors que l'on sait très bien d'après certaines lettres de Nietzsche, que premièrement politiquement, il ne pouvait rejoindre un tel courant, anti-nationnaliste qu'il était et pire, haineux qu'il était face à une nation allemande qu'il méprisait.
Le Nazisme inspiré du Nietzschéanisme est tout aussi absurde, vu l'eugénisme et toute l'idéologie nazi, se base sur un homme de base, alors que tout l'essentiel de la pensée nietzschéenne repose sur le devenir, sur la puissance de la volonté. (terme plus en adéquation de Nietzsche que la volonté de puissance je pense)
Mais bref, peu importe les amalgames, ce qui me gène ici, c'est pourquoi la mention des nazis. Quelle est son intérêt? Que l'on confonde, ou l'on rapproche Nietzsche et le nazisme, c'est absurde mais disons que soit, mais pourquoi ici le mentionner, et le mettre en effet tant en valeur?
J'avoue ne voir ici peut être qu'une provocation, une volonté de choquer, peut être motivé par une envie de faire réagir, mais bon.
Ce serait comme un communisme, qui au lieu de se reposer uniquement sur les thèses marxistes des philosophes, prenait comme modèle, les massacres staliniens et celà pour défendre sa thèse?
Car quand on parle de nazisme, l'on se doute, que à moins de faire un long développement sur une oeuvre très restreinte du système nazi et en précisant tout aussi longuement cette restriction, on risque alors dans les esprits des lecteurs de voir englober dans cette référence au nazisme, toute la pensée nazi.
Serait ce alors un négationnisme, ou alors plutôt une facon de légitimer, ou d'amoindrir l'horreur du systeme en le fondant en quelque sorte. Je ne pense pas qu'il irait jusque là.
Alors vraiment moi non plus je ne comprends pas l'intérêt de mentionner le nazi.
Mais en tout cas il est sur, que placé comme ca l'est, c'est gênant, et celà pousse à imaginer qu'il existe une véritable philosophie nazi, alors qu'elle n'a toujours été qu'un mix d'idée non fondé par le parti, tiré de diverses tendances philosophie, ou mouvement de pensées. Et de ce melting pot, ou chaque idée n'a plus de fondements raisonnable, on arrive à d'ailleur à l'alliance d'idée forcément innassociable.
Loin de toute logique, et de la Raison.
Alors je ne pense pas que l'on ait tort de se choquer malgré tout de cette, peut être, innocente ou maladroite allusion.
Ma question sera donc la suivante :
Le sionnisme devait-il nier le protestantisme pour se poser comme idéologie non religieuse du judaisme ?
L' antisémitisme n'est-il pas une phase dialectique du mouvement juif lui-même ? (Cf. Karl Marx, écrits de jeunesse. Il n'y va pas avec le dos de la cuillière Marx à ce sujet...)
La critique du protestantisme effectuée par Heidegger et Nietzsche n'a t-elle pas mis un terme à la sédentarisation du judaisme en Europe ?
Pour revenir aux textes nietzschéens, on est surpris de l'absence de références à Aristote dans ses écrits. Or la critique du thomisme chrétien passe par la lecture du Stagirite ? Ou est ce travail ? Pourquoi Heidegger a abandonné sa thèse de doctorat à ce sujet ? Que s'est-il passé ???
Soit l'articulation suivante :
ARISTOTE = THOMISME
==> Critique thomisme = LUTHER ( protestantisme)
==> Critique protestantisme = emergence du sionnisme
Nietzsche = Nasi = est une proposition du registre du possible au regard du mouvement historique lui-même.
Au regard du corpus : proposition impossible
Quant aux questions de 99711, je n'ai pas les moyens d'y répondre. Je laisse à d'autres, s'ils le peuvent, le soin de le faire.
De toute façon je n'avais comme intention en écrivant ce billet de problématiser la relation judaïsme/christianisme. J'ai juste voulu attirer le regard sur une association que la plupart des philosophes (petits et grands..) ne feraient jamais aujourd'hui, j'imagine du moins. Comme je ne connais de MacIntyre que ce livre, je ne sais pas si d'autres passages de lui permettraient de clarifier cette mise sur le même plan que je n'attendais pas. Si certains peuvent m'éclairer, ce sera avec plaisir.
Quant à savoir si Nietzsche est un philosophe dangereux, si dangereux veut dire susceptible d'être récupéré par une mauvaise cause, la preuve en est faite, non ?
Les nazis ne pouvaient pas récupérer Kant (même si je crois qu'Eichmann l'a fait pendant son procès invoquant l'impératif catégorique pour justifier son devoir d'obéissance - c'est à confirmer, il se peut que je fasse erreur -); la soeur de Nietzsche et son beau-frère ne sont pas les seuls à mettre en cause dans cette affaire. Un certain biologisme, son élitisme, les textes outrés de la fin (l'Antéchrist) etc se prêtent à mes yeux à récupération. On ne récupère tout de même pas qui on veut. Ma position ne revient évidemment pas à faire de Nietzsche un philosophe pré-nazi. Comme le rappelait Ian, ses attaques contre le racisme, l'antisémitisme, le pangermanisme, le nationalisme sont sans ambiguité.
Je partage ton sentiment à propos de Nietzsche: il s'est toujours ouvertement opposé à l'idéologie nazie. Mais le danger est que sa philosophie repose sur une interprétation. Le statut de la vérité devient ainsi problématique.
Pour kant, c'est le contenu du devoir qui pose en effet problème ;R. Merle dans "la mort est mon métier"est assez explicite.
Pour les autres questions, je ne peux y répondre.
Bien sûr, on dira que Heidegger est tombé dans l'idéologie /NAZI/ a cause de l'ami de sa femme, que l'ouvrage de Nietzsche "La volonté de puissance" n'est qu'une compilation de sa soeur, mouillée avec les milieux nazis les plus notoires. Mais bien sûr que Heidegger et Nietzsche n'ont rien à voir avec tout cela... Accepter cette version universitaire essentiellement française, c'est réduire à néant la responsabilité de la philosophie par rapport aux autres champs (biologie, politique,théologie).
Rappelons, pour exemple, que Hegel lui même était pour une hiérarchie des races ? (Cf. propos de Kervegan, Sorbonne, Paris). Mais cela ne reviendrait à rien car le concept même de hiérarchie est d'origine théologique...
Quant à la position de Hegel, elle met en évidence que les grands philosophes restent des hommes de leur époque (il y a aussi des textes de Kant qu'on peut qualifier de racistes dans l'"Anthropologie d'un point de vue pragmatique" par exemple). De là à considérer que le cas Hegel est réglé; c'est comme si on jugeait Aristote à sa défense partielle de l'esclavage. Elevons-nous au niveau des oeuvres philosophiques, ne les rabaissons pas au niveau des inepties qu'elles peuvent contenir. Est-ce bien Sartre qui a dit approximativement: "Valéry était un petit-bourgeois mais tous les petits-bourgeois n'étaient pas Valéry" ? Merci d'avance à qui précisera et l'auteur et la citation...
Je n'approuve pas votre raisonnement par défaut en ce qui concerne Aristote. Des sophistes au temps d'Aristote étaient déjà contre l'esclavage. Or Aristote l'a maintenu que dans la mesure où il était dans une position sociale "oligarchique". On ne peut pas exclure la position oligarchique de l'éthique d'Aristote. Idem pour Niezsche qui voulait fonder une secte d'élus. Quant à Heidegger, il n'avait rien à penser à ce sujet puisque cette problématique se retrouve dans le protestantisme dans lequel il baignait. Cela dit une hiérarchie sociale n'implique pas une hiérachie raciale.
(Une tentative: il veut soutenir que la seule alternative à l'éthique de la vertu est une éthique de la loi, stoïcienne ou judaïque, et que l'éthique de la loi n'est plus possible aujourd'hui, et que donc s'il n'y a pas d'éthique de la vertu la conclusion est qu'il n'y a pas d'éthique du tout, comme le pensent Nietzsche et les nazis - mais le fait qu'ils pensent tous les deux cela ne signifient pas qu'ils ont les mêmes idées par ailleurs ou qu'ils en tirent les mêmes conclusions. Il citerait donc Nietzsche et les nazis pour deux raisons: une bonne: que ce sont les seuls à nier l'existence de l'éthique (enfin je ne m'y connais pas en idéologie nazie mais c'est sûrement qqch qu'on peut leur attribuer); et une mauvaise: pour faire peur.)
Vous avez raison aussi sur un autre point: ne pas surinterpréter dans une direction unilatérale et fragile l'association ici faite.
Reste que le texte dit bel et bien que les nazis ont eu la capacité de percevoir "une vérité déguisée aux yeux de tant de prétendus amis modernes du christianisme.". C'est leur accorder donc une faculté de pénétration que possède aussi "LE (MacIntyre souligne l'article) philosophe moral de notre temps". C'est pour cette raison que je parlais d'une promotion philosophique des nazis.
Ceci dit, merci beaucoup pour votre contribution à la clarification de l'énigme.