Dans Les peines de mort en Grèce et à Rome (Albin Michel, 2000), Eva Cantarella consacre un chapitre à la ciguë, nous permettant ainsi de voir sous un autre jour la mort de Socrate :
" Ce que nous pouvons dire avec certitude, c'est qu'après avoir été employé par les Trente comme instrument d'élimination des ennemis politiques, le kôneion (entendez la ciguë) devint un des moyens par lesquels on exécutait certaines condamnations à mort, régulièrement prononcées dans le respect de la loi. Il devint ainsi un des supplices d'État. Mais, à la différence de l'apotympanismos (une forme rudimentaire et grecque de crucifixion) et de la précipitation (le condamné est jeté dans le vide), la mort par le poison n'était pas destinée à tous ceux qui avaient commis un délit déterminé. La ciguë était une variante accordée à certains condamnés : plus précisément, aux condamnés pour crimes politiques et pour "impiété" (...) Même si elle était réglementée par les lois de la cité, l'exécution par le poison a été différente de toutes les autres :le kôneion, en effet, devait être payé par le condamné (...) Seul celui qui peut se la payer obtient une mort douce (...) La ciguë, comme on sait, était rare à Athènes et par conséquent très chère : douze drachmes la dose, au temps de Phocion (soit en - 318) (...) Douze drachmes étaient environ le coût de l'alimentation d'un homme pour quatre mois, d'une femme pour six mois et d'un enfant pour presque un an. Un prix donc très élevé que celui de la ciguë, qui, de plus, pour chaque condamné pouvait doubler ou tripler, si les instructions du gardien n'étaient pas respectées." (pp.101-103)
Ces lignes conduisent à lire autrement un certain passage du Phédon . Simmias et Socrate y dialoguent, mais manifestement Criton veut dire quelque chose à Socrate qui, pour cette raison, contraint d'interrompre l' échange avec Simmias, lui dit :
" (...) Voyons d'abord ce que, et depuis un bon moment déjà il me semble, ce brave Criton a envie de nous dire.
- Tout simplement, Socrate, fit Criton, ce que me dit à moi depuis un bon moment déjà celui qui doit te donner le poison : que je dois t'expliquer qu'il faut dialoguer le moins possible, car il prétend que l'on s'échauffe trop en dialoguant, et qu'il ne faut rien opposer de tel à l'action du poison ; sinon on est parfois obligé d'en boire deux et même trois fois quand on se comporte ainsi." (63d-e, éd. Brisson, p.1179)
Si on fixait à 400 E par mois le budget alimentaire moyen du Français, cela ferait aujourd'hui la dose de ciguë aux alentours de 1500 E, donc dialoguer pourrait coûter jusqu'à 45OO euros... Diantre !
Mais qu'importe l'argent à Socrate !
En effet il répond ainsi à Criton :
" Envoie-le promener, dit-il ; il n'a qu'à préparer son affaire de manière à m'en donner deux et trois fois s'il le faut.
- Je me doutais bien que tu allais réagir de cette façon, dit Criton, mais l'homme n'arrête pas de me faire des histoires.
- Laisse-le dire, fit Socrate."
Et malgré les appels à l'économie du bourreau, la victime dépensière reprend un dialogue long et vif...
Mais revenons au texte d'Eva Cantarella :
" Tout en étant administré en prison, le poison n'était donc pas une forme d'exécution capitale ordinaire, remplaçant en règle générale un autre supplice. En premier lieu, il était réservé seulement à certains condamnés à mort : les coupables de délits punis par la précipitation. En second lieu, pour les condamnés à cette mort, la ciguë n'était pas un droit : contrairement à ce qu'on dit d'habitude et abstraction faite que l'apotympanismos continuait d'être pratiqué, le poison ne remplaça pas en général la précipitation dans le barathron, il épargnait seulement le barathron à celui qui pouvait payer son prix (...) Comme déjà à l'époque des Trente - bien qu'en toute illégalité à ce moment - , le poison était une forme de mort accordée d'abord pour des raisons d'opportunité et de calcul politique. Ce n'est pas un hasard si les condamnés qui pouvaient bénéficier de la mort douce étaient, à côté des criminels politiques, les condamnés pour impiété (asebeia). Ce délit était devenu l'instrument de la répression politique la plus difficile et la plus délicate : celle des intellectuels (...) Le procès de Socrate fut donc, véritablement, fondamentalement et dans tous les sens du terme un procès politique : et les procès politiques sont toujours impopulaires, tout comme les exécutions des sentences par lesquelles ils se concluent. Dans le cas de Socrate, celui qui avait voulu sa condamnation savait qu'en face de la majorité des juges, et probablement des Athéniens, qui voyaient dans les idées un danger pour la cité, il y avait une minorité numérique, mais politiquement considérable, qui partageait ses idées : une minorité qui comptait, qui faisait l'opinion, toujours susceptible de devenir dangereuse. Tout procès politique, en tout temps et en tout lieu, peut se retourner contre celui qui l'a voulu : c'est pourquoi le kôneion était offert (sic) à celui qui globalement avait été condamné pour des raisons politiques.
L'introduction de la mort douce ne signifie pas que les Athéniens cherchaient à réduire la cruauté de la peine de mort, mais montre plutôt leur volonté d'exercer le pouvoir de façon plus discrète, conscients qu'ils étaient de la nécessité d'employer la force sans ostentation et sans excès. Mais ce ne fut pas leur seule motivation : permettre aux condamnés à mort d'éviter la peine capitale publique et infamante était aussi la reconnaissance d'un privilège social.
Les condamnés pour raisons politiques étaient très différents des autres condamnés à mort.. Ils n'étaient pas de vulgaires malfaiteurs comme les voleurs et tous les autres kakourgoi ou comme les assassins qui continuaient à mourir sur la croix. Ils étaient des dissidents et des ennemis, mais en même temps ils faisaient partie de ceux qui comptaient et appelaient le respect. Leur permettre de mourir sans douleur et sans infamie était un moyen de reconnaître cette position et de ne pas les priver d'une dignité qui, en définitive, était analogue à celle de ceux qui les avaient condamnés." ( pp.102-106)
La mort de Socrate est-elle donc sous certains aspects une mort de notable dissident ?