Dans une interview accordée par Michel Bitbol au Journal du CNRS nº 275 en rapport avec son livre La conscience a-t-elle une origine ? (2014), je lis :
" Il semble absurde de prétendre vivre sa propre mort, car, comme l'écrit Épicure, "quand la mort est là, nous ne sommes plus." Mais les expériences de mort imminente manifestent des états d'amplification des ressentis, et de distension extrême du temps vécu, qui invitent à critiquer la chronologie épicurienne, purement extérieure."
Or, je ne comprends pas du tout en quoi l'existence de telles expériences fragilise l'argument épicurien ; au contraire du seul fait qu'on se réfère à des expériences, on consolide l'argument d'Épicure ! En effet, le patient qui, au sortir d'un coma, fait état d'une expérience de mort imminente, n'est par définition pas mort ; après avoir vécu une situation où, comme on dit "le pronostic vital est engagé", il fait un récit rapportant des souvenirs d'images oniriques. Il a failli mourir, n'est pas mort et dit ce qu'il croit avoir vécu ou a vécu dans le moment où il a failli mourir. Il a donc bel et bien eu une expérience de vivant, même si cette expérience est centrée sur l'idée de sa mort (ou plus prudemment, même s'il dit avoir eu une expérience centrée sur l'idée de sa mort). Or, qu'a dit Épicure sinon que la mort est la limite entre la possibilité et l'impossibilité de l'expérience ? Loin d'être extérieure, la chronologie épicurienne est intérieure et donne comme condition nécessaire de la vie intérieure la sensibilité à l'expérience extérieure.
Reprenons : le patient n'est pas mort et n'a pas ressuscité. Il vit ses souvenirs de coma comme des souvenirs d'entrée dans l'autre monde mais soyons voltairiens : il ne suffit pas qu'on croie entrer dans l'autre monde, ou quitter son corps etc. pour que réellement ces choses aient lieu.
Reprenons : le patient n'est pas mort et n'a pas ressuscité. Il vit ses souvenirs de coma comme des souvenirs d'entrée dans l'autre monde mais soyons voltairiens : il ne suffit pas qu'on croie entrer dans l'autre monde, ou quitter son corps etc. pour que réellement ces choses aient lieu.
Commentaires
Quand les croq'morts vinrent chez lui ;
Ils virent qu'c'était un' belle âme,
Comme on n'en fait plus aujourd'hui.
Âme,
Dors, belle âme !
Quand on est mort, c'est pour de bon,
Digue dondaine, digue dondaine,
Quand on est mort, c'est pour de bon,
Digue dondaine, digue dondon !
Voir le chapitre 14 de mon livre "La conscience a-t-elle une origine?"
Je m'interroge d'abord sur la possibilité de généraliser à l'homme en train de mourir l'état que nous connaissons seulement à partir des quelques témoignages, nécessairement rares, dont nous disposons.
On pourrait faire l'hypothèse que le sentiment dont vous parlez est spécifique au patient sur le point de mourir et qui par chance n'est pas mort, la récupération d'une certaine normalité jouant alors un rôle causal dans l'expérience du sentiment.
Bien sûr, un tel sentiment ne peut en aucune manière apporter un soutien aux croyances religieuses, on peut aussi se demander s'il est vécu dans toutes les cultures ou s'il est déterminé par l'appartenance à une culture qui développe des idées d'éternité, de totalité, etc.
Enfin, et c'est le coeur de notre échange, même si tout homme vivait ses derniers instants en ressentant ce sentiment, ce fait psychologique n'affaiblirait pas l'argument épicurien qui consiste seulement à soutenir qu'il n'y a pas d'expérience de l'après-mort (cet argument repose aussi, c'est vrai, sur l'idée que le passage de la sensibilité à l'insensibilité est instantané). Qu'il y ait un ressenti dans les derniers instants de la vie devait faire partie des croyances d'Épicure, car c'est une idée commune, ne serait-ce que par l'observation de la souffrance des agonisants. Or cette référence au sentiment dont vous parlez n'est qu'une précision certes inattendue et un peu paradoxale, qu'on apporte à la croyance selon laquelle tant qu'on n'est pas mort, on ressent quelque chose.
Plus, le fait que ce sentiment d'éternité n'est pas associé à de la douleur renforcerait la thèse épicurienne que la mort n'est pas à craindre en doublant l'idée qu'on ne vit pas sa mort de celle que ce qu'on vit avant sa mort n'est pas subjectivement effrayant, tout au contraire.
En tout cas cet échange me donne envie de lire votre ouvrage. Je vous remercie encore une fois de votre participation.