Dans ce texte qui est le plus ancien de ses écrits qui nous soit parvenu, on trouve ce qu'on peut donc voir comme la première des références que Sénèque fait à Platon. Elle a à mes yeux un aspect emblématique, on verra pourquoi. Elle apparaît dans le contexte suivant: pour faire accepter à Marcia la mort de son fils, Sénèque compare la vie humaine à un voyage à Syracuse. Or se rendre à Syracuse implique autant d'avantages que d'inconvénients. Parmi les avantages:
" Tu verras le port le mieux abrité de tous ceux que la nature a creusés pour nos flottes ou que la main de l'homme a aménagés, port si sûr que jamais les plus fortes tempêtes n'y font sentir leur fureur." (XVII 4 éd.Veyne)
Parmi les inconvénients:
" Tu trouveras là le tyran Denys, fléau de la liberté, de la justice et des lois, avide de despotisme même après la visite de Platon (dominationis cupidus etiam post Platonem): il fera brûler les uns, fouetter les autres, vous décapitera pour la plus légère offense, recrutera mâles et femelles pour assouvir sa lubricité, et, parmi les ignobles équipes consacrées aux fantaisies royales, ce sera peu que de prendre part à deux accouplements à la fois." (voici le texte latin en entier, car les lignes relatives aux orgies sont rendues différemment selon les traductions: " Erit Dionysius illic tyrannus, libertatis iustitiae legum exitium, dominationis cupidus etiam post Platonem, uitae etiam post exilium: alios uret, alios uerberabit, alios ob leuem offensam detruncari iubebit, arcesset ad libidinem mares feminasque et inter foedos regiae intemperantiae greges parum erit simul binis coire ")
Je relève ici la mise en évidence des limites du pouvoir de la philosophie. Car ce n'est pas Platon ici qui manque de pouvoir, en effet sa personne est un exemplaire du type "grand philosophe", si on peut dire. Il va de soi que Sénèque ne nie pas pour autant les pouvoirs de la philosophie, loin de là !
C'est amusant de rapprocher ce passage de la description que Platon donne dans la République des désirs déréglés qui ont comme particularité de se manifester dans les rêves:
C'est amusant de rapprocher ce passage de la description que Platon donne dans la République des désirs déréglés qui ont comme particularité de se manifester dans les rêves:
" La partie bestiale et sauvage (de l'âme), repue d'aliments et de boissons, s'agite, et, repoussant le sommeil (il faut comprendre que seule la partie rationnelle dort), cherche à se frayer un chemin et à assouvir ses penchants habituels. Tu sais que dans cet état elle a l'audace de tout entreprendre, comme si elle était déliée et libérée de toute pudeur et de toute sagesse rationnelle. Elle n'hésite aucunement à faire le projet, selon ce qu'elle se représente de s'unir à sa mère, ou à n'importe qui d'autre, homme, dieu, animal; elle se souille de n'importe quelle ignominie, elle ne renonce à aucune nourriture, et pour le dire en un mot, elle ne recule devant aucune folie ni aucune infamie." (IX 571d éd. Brisson p.1739)
Chez Platon, c'est l'homme tyrannique qui satisfait pour de bon (et pas seulement oniriquement) de tels désirs et donc quand Sénèque dépeint le tyran de Syracuse, il lui attribue en termes platoniciens la propriété psychologique adéquate au statut politique. Pour le dire autrement, ce texte de Sénèque nous fait voir l'échec de Platon à Syracuse comme la rencontre de l'homme Platon avec l'incarnation d'un de ses concepts, celui d'homme tyrannique.
Ne pas en inférer cependant que chaque fois que Sénèque se réfère à Platon, c'est pour mettre en évidence la faiblesse de la philosophie par rapport aux hommes tyranniques. Sauf à me tromper, dans toute l'oeuvre, c'est la seule occurence qui associe Platon à l'idée de la puissance réduite de la philosophie.
Commentaires
Soit A : "un lapin est plus petit qu'un rat" et B : "un lapin est plus gros qu'un rat"
D'après moi il faut comprendre A ainsi:
"quelque soit x et quelque soit y si X est un lapin et y est un rat alors X est plus petit que Y"
et B ainsi : "quelque soit x et quelque soit y si X est un lapin et y est un rat alors X est plus grand que Y"
Certes le tiers exclus ne s'applique pas à A et B mais parce que A et B ne sont pas contradictoires.
la négation de A ne donne pas B mais:
non-A : "il existe x et il existe y tel que x est un lapin, y est un rat et X n'est pas plus petit que Y (ou X est plus grand que Y)
Entre A et non-A il me semble que le tiers exclus s'applique tout à fait.
À la limite on peut appliquer le principe du tiers exclu à un énoncé dans la mesure où il exprime une proposition.
J'ai en fait l'impression qu'on a ici plutôt un cas d'ambiguïté. L'énoncé peut en effet communiquer deux propositions différentes : soit la proposition "quel que soit x, quel que soit y, si x est un lapin et y un rat, alors x est plus gros que y", soit la proposition "généralement : si x est un lapin et y un rat, alors x est plus gros que y". Si cette interprétation est la bonne, on peut comprendre le fait que l'énoncé soit ni vrai (un lapin très jeune est plus petit qu'un rat), ni faux (si le terme "lapin" est restreint à la classe des lapins qui correspondent à une sorte de stéréotype, de prototype de ce que nous appelons lapin, alors le cas du lapin très jeune est exclu et la phrase reste vraie).
Mais si son argumentation en reste à ce niveau-là, elle est triviale : c'est une évidence que le principe du tiers-exclu ne s'applique pas à tous les énoncés. Si on ne précise pas le sens d'un énoncé (c'est-à-dire la proposition qu'il communique), on ne peut pas parler de sa vérité ou de sa fausseté, et par conséquent, on ne peut pas parler d'application ou de non application du principe du tiers exclu.
Mais peut-être s'agit-il ici d'une simple querelle de mots. Alain Roger fait peut-être implicitement la distinction entre énoncés et propositions, de sorte que la naïveté serait un excès d'application du tiers-exclu en un sens précis : l'excès consisterait à appliquer le tiers-exclu hors de son domaine. L'idée directrice serait alors qu'il ne faut pas appliquer le principe du tiers-exclu à tous les énoncés (mais seulement aux énoncés qui expriment une proposition déterminée).
- par ignorance de ce qu'est le principe en question, on l'applique n'importe comment (c'est possible bien sûr !)
- par ignorance de ce qu'est le principe en question, on croit à tort qu'il s'applique à toutes les propositions. Et cette thèse me semble fausse: dès qu'on a affaire à une proposition (masquée sous un énoncé à première vue non-propositionnel ou manifeste), qu'on sache si l'énoncé est vrai ou faux ou qu'on ne le sache pas, il est vrai que la proposition ne peut être que vraie ou fausse.
C'est clair que toutes ces analyses présupposent une logique classique avec seulement deux valeurs (V et F); si on prenait en compte le probable et tous ses degrés, on changerait de terrain - mais ce n'est pas à ce niveau que Roger a argumenté, sauf à l'avoir mal compris, ce qui est toujours une possibilité à retenir !
Paul Watzlawick, dans "La réalité de la réalité" se réfère à la légende du roi du Danemark, Christian X, pour montrer les limites du principe du tiers-exclu.
On peut appeler ce stratagème, "la stratégie de Morgiane", du nom de la servante d'Ali Baba qui, après que les voleurs eurent marqué d'une croix la porte de son maître, traça une croix sur toutes les portes du quartier.
Le principe du tiers-exclu commande de penser: ou on obéit ou on n'obéit pas. Or, que fait le roi légendaire ? Il ne fait pas autre chose que ne pas obéir, puisqu'obéir consiste à mettre l'étoile si on est juif. Si on choisissait de dire qu'il obéit faussement, on serait toujours dans le cas d'une des deux options: obéir.
Avec le subtil humour qui le caractérise, Vincent Descombes nous dit que le passage du premier au second Wittgenstein se produit lorsque s'établit une distinction entre "deux usages du signe "etc" : l'un comme une façon abrégée de mentionner une liste de cas ou d'objets _que l'on pourrait énumérer_, l'autre comme un signe de généralité indiquant qu'on peut continuer à appliquer une certaine règle ou une certaine description à d'autres cas possibles, _sans que nous prétendions pouvoir dire lesquels_." (op. cit.)
Pour Descombes, qui rejoint les thèses de Peirce, la différence entre les deux usages est celle de la collection et de la généralité, différence que le nominaliste veut supprimer en _réduisant_ la généralité à une collection de faits individuels.
On pourrait tenir un raisonnement semblable si l'on voulait défendre que le roi (légendaire) obéit, qu'il est du côté de A : on arguerait que l'ensemble A a été abusivement réduit, mais, selon la célèbre formule de Malcolm Lowry, "Anyhow, somehow", de quelque côté qu'il se trouve, il est d'un côté _ou_ de l'autre, pas des deux à la fois...