Alcibiade va faire des pieds et des mains pour devenir l’aimé de Socrate et, dans ce but, il casse complètement les règles du jeu que Pausanias, dans un des premiers discours élogieux adressés à Eros, avait formulées. Ce qui est normal en effet, c’est que l’amant (entendons par là un homme adulte) poursuive de ses assiduités l’aimé (le jeune adolescent), d'autant plus assidûment que l’aimé doit faire durer l’attente afin de se rendre compte si l’homme qui le pourchasse n’est qu’un collectionneur de corps ou est vraiment attaché à toute sa personne, esprit compris. Rien n’est honteux dans cette longue quête du « oui ». On comprend désormais l’originalité du nouveau jeu qui commence avec les initiatives d’Alcibiade.
Scène I : Alcibiade convie Socrate à un tête-à-tête, en prenant bien soin de renvoyer l’esclave qui d’habitude assiste à ses entretiens. Mais cela restera malheureusement un entretien.
Scène II : Alcibiade l’invite à participer à ses exercices de gymnastique ( Léon Robin, traducteur et spécialiste de Platon, met les points sur les i : dans son édition de La Pléiade, il précise que ces exercices se pratiquent sans vêtement ! ). La lutte, sans témoins pourtant, ne donne rien. Il y a bataille, mais pas bataille d’amour…
Scène III : Alcibiade parvient, après force refus, à le faire venir, cette fois, pour dîner. Mais, dès le souper terminé, il rentre chez lui.
Scène IV : Alcibiade refait le coup du repas mais prolonge la conversation jusqu’à tard dans la nuit. Trop tard pour rentrer chez soi. Mais, bien que les lits se touchent, les corps restent tout à fait séparés.
La scène IV n’est pas terminée mais Alcibiade, avant d'en continuer le récit, tient à dire que ce qui suit n’est pas pour toutes les oreilles. Distinguant les serviteurs de ses amis, il dit aux premiers :
« Quant à vous, serviteurs, et tout autre profane ou rustre qu’il pourrait y avoir ici, appliquez-vous sur les oreilles des portes très épaisses ! »
C’est un secret pour initiés qui va être diffusé. Mais qui faut-il être pour avoir le droit d’entendre ? Comme seuls ceux qui ont déjà été mordus par une vipère peuvent comprendre la douleur de celui qui en a été victime, seuls ceux qui ont été mordus par les propos de la philosophie peuvent comprendre qu’ils font dire ou faire n’importe quoi. L'étonnant ici est que ce n’est pas Socrate qu’Alcibiade rend responsable de son désir furieux mais la philosophie dont il est le véhicule. Dans la traduction d’Emile Chambry, Socrate est carrément mis sur le même plan que tous les autres : comme Phèdre, Agathon, Eryximaque, Pausanias, Aristodème (le témoin à qui nous devons le récit du Banquet), « sans parler de Socrate et des autres, tous atteints, comme moi, Alcibiade, de la folie et de la fureur philosophiques ». Dans la traduction de Léon Robin, Alcibiade interrompt son énumération: « de Socrate, que faut-il que je dise ? ». Victime ordinaire de la philosophie ? Première victime ? Ce qui est surprenant aussi, c’est que la philosophie est délire et ivresses, avec Socrate dans le rôle de l’ensorcelé ensorceleur. Comme on est loin de la représentation de la philosophie comme exercice dépassionné de la raison ! Mais quel est le secret ? Qu’Alcibiade n’y est pas allé par quatre chemins ! « Socrate, tu dors ? » et dans l’obscurité, il propose à Socrate de devenir son aimé en soulignant qu’il ne ferait une telle avance à personne d’autre. Il donnerait tout à Socrate pour devenir meilleur: son corps, mais aussi sa fortune, ses relations. Pourtant Socrate refuse tout net en lui disant que lui, Socrate, a bien peu de valeur car en fait il ne sait rien. Et, pour expliquer l’aveuglement de cet homme jeune, il énonce alors ,comme une loi, que la vue de l’esprit est inversement proportionnelle à la vue du corps. Car ce qu’il y a à voir dans le monde cache ce qui à comprendre et n’est pas visible. Je pense aux simulacres des dieux trop fins pour Epicure pour être vus en plein jour (mais les dieux sont tout de même alors de l'ordre du sensible !). Comme il est aveugle en effet cet Alcibiade pour continuer ses manigances malgré cette ferme mise au point ! Il se glisse en effet dans la couche de Socrate et le serre dans ses bras mais au matin « il n’y avait rien de plus extraordinaire que s’(il) avait passé la nuit près de son père ou d’un frère plus âgé. » Fin de la comédie. Repensons à Lucrèce et aux épicuriens : ils ont voulu dissocier la sexualité de l’amour et garder le meilleur : le plaisir sexuel. Platon avait déjà voulu faire la même chose mais le meilleur était pour lui l’amour. Cependant cet amour ne pouvait pas être l’amour d’un jeune homme qui a l’illusion que coucher avec un sage rend sage ; bien plutôt, comme Diotime l’a déjà raconté, le corps du jeune homme n’est là que pour s’éclipser au profit de la beauté des corps qui, elle-même, n’annonce que bien pâlement le Beau. Alcibiade n’aurait rien gagné, Socrate non plus. L’amour s’enlise dans le corps d’un seul.