" Tu vois le tableau. L'homme du XIXème siècle avec ses chevaux, ses chiens, ses charrettes; lenteur du mouvement. Ensuite accéléré, la caméra. Les livres résumés. Les condensés, les digests; tout subordonné au gag, à la fin percutante. (...) Les classiques réduits pour composer des émissions d'un quart d'heure à la radio, coupés de nouveau pour tenir en extraits de deux minutes de lecture, enfin ramassés pour un résumé de dictionnaire de dix à douze lignes. J'exagère, bien entendu. Mon allusion aux dictionnaires n'est qu' une référence. Mais pour bien des gens, Hamlet (...) n'était qu'un digest d'une page dans un livre qui déclarait: "maintenant enfin, tous les classiques à votre portée; votre niveau de connaissance égal à celui du voisin." Tu vois ce que je veux dire ? De la nursery au collège et du collège à la nursery. Voilà le tracé de la courbe intellectuelle pour les cinq derniers siècles ou plus. (...) Accélère encore le film (...) Digest de digests. Digest de digest de digests. La politique ? Une colonne, deux phrases, un titre ! Et tout se volatilise en l'air ! La cervelle de l'homme tourbillonne à un tel rythme sous les mains ventouses des éditeurs, des producteurs, des présentateurs que la force centrifuge élimine toute perte de temps, toute démarche inutile à l'esprit. (...) Les classes sont écourtées, la discipline négligée, la philosophie, l'histoire, les langues abandonnées, l'anglais et la prononciation peu à peu délaissées, et finalement presque ignorés. On vit dans l'immédiat. Seul compte le boulot et après le travail, l'embarras du choix en fait de distractions. Pourquoi apprendre quoi que ce soit sinon à presser les boutons, brancher des commutateurs, serrer des vis et des écrous ? (...) La fermeture Éclair remplace le bouton, l'homme n'a pas un instant pour réfléchir en s'habillant à l'aube. Pas d'heure de philosophie, pas d'heure de mélancolie (...) La vie devient un immense toboggan (...) Vider les salles de spectacle, clowns exceptés; garnir les pièces de parois de verre et faire passer des jolies couleurs sur les murs, comme des confetti, du sang, du sherry ou du sauternes. (...) Augmentez la dose de sports pour chacun, développez l'esprit d'équipe, de compétition, et le besoin de penser est éliminé, non ? Organisez, organisez, super-organisez des super-super-sports. Multipliez les bandes dessinées, les films; l'esprit a de moins en moins d'appétits. L'impatience, les autostrades sillonnées de foules qui sont ici, là, partout, nulle part. Les réfugiés du volant. Les villes se transforment en auberges routières; les hommes se déplacent comme des nomades suivant les phases de la lune, couchant ce soir dans la chambre où tu dormais à midi et moi la veille. (...) Maintenant prenons les minorités dans notre civilisation; d'accord ? Plus la population est grande, plus les minorités sont nombreuses. Ne marchons pas sur les pieds des amis des chiens, des amis des chats, des docteurs, des avocats, des commerçants, des patrons, des Mormons, des Baptistes, des Unitariens, des Chinois à la seconde génération, des Suédois, des Italiens, des Allemands, des gens du Texas ou de Brooklyn, des Irlandais, des habitants de l'Oregon ou de Mexico. Les personnages présentés dans ce livre, cette pièce, cette émission de télévision, n'ont aucune ressemblance avec des peintres, des cartographes, des ingénieurs réels. Plus vaste est le marché (...) moins tu risques de controverses, souviens-t'en (...) Toutes les minorités, les plus petites minorités dont le nombril doit toujours être toujours bien récuré. Auteurs, pleins de pensées mauvaises, bouclez vos machines à écrire. Ils l'ont fait. Les magazines sont devenus un aimable composé de tapioca à la vanille, les livres, d'après ces foutus snobs de critiques, étaient de l'eau de vaisselle. Pas étonnant que les livres cessent de se vendre, disaient les critiques. Mais le public, sachant ce qu'il voulait, a réagi sans peine et laissé survivre les comic-books. Et les magazines érotiques en trois dimensions, naturellement. (...) Le gouvernement n'a été pour rien là-dedans. Pas de décret, pas de déclaration, de censure au point de départ. Non ! La technologie, l'exploitation du facteur masses, la pression exercée sur les minorités, et, Dieu merci, le tour a été joué. Aujourd'hui, grâce à eux, tu vis dans un optimisme permanent, tu as le droit de lire les comics, les bonnes vieilles confessions ou les journaux corporatifs. (...) Rien de plus simple, de plus facile à expliquer. Les établissements d'enseignement formant de plus en plus de coureurs, de sauteurs, d'étameurs, de bricoleurs, de pilotes, de nageurs, et ainsi de suite, au lieu de professeurs, de critiques, de savants, d'artistes, le mot "intellectuel" est, bien entendu, devenu l'injure qu'il méritait d'être. On a toujours peur de l'insolite; tu te rappelles sûrement le gosse qui dans ta classe était le fort en thème, qui se mettait toujours en vedette pour réciter ou répondre tandis que les autres, assis comme des idoles de plomb, le haïssaient. Est-ce que ce n'était pas ce brillant sujet que vous choisissiez pour le brimer et le torturer après les heures d'études ? Si, bien sûr. Nous devons tous nous ressembler. Chacun ne naît pas libre et égal aux autres, comme dit la Constitution, mais chacun est façonné égal aux autres; tout homme est l'image de son semblable, ainsi tout le monde est content. (...) Tu dois bien comprendre que notre civilisation est si vaste que nous ne pouvons nous permettre d'inquiéter ou de déranger nos minorités. Pose-toi la question toi-même. Que recherchons-nous, par-dessus tout, dans ce pays ? Les gens veulent être heureux, d'accord ? Je veux être heureux, déclare chacun. Eh bien, sont-ils heureux ? Ne veillons-nous pas à ce qu'ils soient toujours en mouvement, toujours distraits ? Nous ne vivons que pour ça, c'est bien ton avis ? Pour le plaisir, pour l'excitation ? Et tu dois admettre que notre civilisation fournit l'un et l'autre à satiété (...). Les nègres n'aiment pas Little Black Sambo. Brûlons-le. La case de l'oncle Tom ne plaît pas aux Blancs. Brûlons-là. Un type a écrit un livre sur le tabac et le cancer de poumon ? Les fumeurs de cigarettes sont dans la consternation. Brûlons le livre. La sérénité, la paix. (...) Si vous ne voulez pas qu'un homme se pose des problèmes d'ordre politique, ne lui donnez pas deux solutions à choisir; ne lui en donnez qu'une. Mieux, ne lui en donnez pas du tout. Qu'il oublie jusqu'à l'existence de la guerre. Si le gouvernement est inefficace, tyrannique, vous écrase d'impôts, peu importe tant que les gens n'en savent rien. La paix (...) Instituez des concours dont les prix supposent la mémoire des paroles de chansons à la mode, des noms des capitales d'État et du nombre de quintaux de maïs récoltés dans l'Iowa l'année précédente. Gavez les hommes de données inoffensives, incombustibles, qu'ils se sentent bourrés de "faits" à éclater, renseignés sur tout. Ensuite, ils s'imagineront qu'ils pensent, ils auront le sentiment du mouvement, tout en piétinant. Et ils seront heureux, parce que les connaissances de ce genre sont immuables. Ne les engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie à quoi confronter leurs expériences. C'est la source de tous les tourments. Tout homme capable de démonter un écran mural de télévision et de le remonter et, de nos jours ils le sont à peu près tous, est bien plus heureux que celui qui essaie de mesurer, d'étalonner, de mettre en équations l'univers, ce qui ne peut se faire sans que l'homme prenne conscience de son infériorité et de sa solitude. Je le sais. J'ai essayé. Foutaises ! Conclusion: tenons-nous en aux clubs, aux réunions, aux acrobates, prestidigitateurs, casse-cou, bolides à réaction, motogyroplanes, au sexe et à l'héroïne, tout ce qui ne suppose que des réflexes automatiques. (...) Les livres ne racontent rien. Rien que tu puisses croire ou enseigner aux autres. Si ce sont des romans, ils parlent d'êtres qui n'existent pas, de produits de l'imagination. Dans le cas contraire, c'est encore pire. Chaque professeur traite l'autre d'idiot. Chaque philosophe essaie de brailler plus fort que son adversaire. Ils galopent tous dans tous les sens, obscurcissant les étoiles, éteignant le soleil. On en sort complètement perdu."
Ce sont les paroles que Ray Bradbury met dans la bouche de Beatty, le chef des pompiers dans Fahrenheit 451 (1953).
Février 2006: " L'autre jour, je m'amusais, on s'amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d'attaché d'administration. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d'interroger les concurrents sur « La Princesse de Clèves». Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu'elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle ! »
Juillet 2008: « La Princesse de Clèves. Enfin… j'ai rien contre, mais enfin, mais enfin… parce que j'avais beaucoup souffert sur elle »
Paroles trop connues de Nicolas Sarkozy.