Dans Croisière d'hiver. Voyage en Amérique Centrale(1933, trad. JulesCastier, Paris, Plon, 1935, p.273-275), Aldous Huxley écrit :
" Les progrès en technologie ont conduit (...) à la vulgarité (...) la reproduction par procédés mécaniques et la presse rotative ont rendu possible la multiplication indéfinie des écrits et des images. L'instruction universelle et les salaires relativement élevés ont créé un public énorme sachant lire et pouvant s'offrir de la lecture et de la matière picturale. Une industrie importante est née de là, afin de fournir ces données. Or, le talent artistique est un phénomène très rare ; il s'ensuit (...) qu'à toute époque et dans tous les pays la majeure partie de l'art a été mauvais. Mais la proportion de fatras dans la production artistique totale est plus grande maintenant qu'à aucune autre époque.(...) C'est là une simple question d'arithmétique. La population de l'Europe Occidentale a un peu plus que doublé au cours du siècle dernier. Mais la quantité de "matière à lire et à voir" s'est accrue, j'imagine, dans un rapport de un à vingt, au moins, et peut-être à cinquante, ou même à cent. S'il y avait n hommes de talent dans une population de x millions, il y aura vraisemblablement 2 n hommes de talent dans une population de 2 x millions. Or, voici comment on peut résumer la situation. Contre une page imprimée, de lectures ou d'images, publiée il y a un siècle, il s'en publie aujourd'hui vingt sinon cent pages. Mais, contre chaque homme de talent vivant jadis, il n'y a maintenant que deux hommes de talent. Il se peut, bien entendu, que, grâce à l'instruction universelle, un grand nombre de talents en puissance, qui, jadis, eussent été morts-nés, doivent actuellement être à même de se réaliser. Admettons (...) qu'il y ait à présent trois ou même quatre hommes de talent pour chacun de ceux qui existaient autrefois. Il demeure encore vrai que la consommation de "matière à lire et à voir" a considérablement dépassé la production naturelle d'écrivains et de dessinateurs doués. Il en est de même de la "matière à entendre". La prospérité, le gramophone et la radiophonie ont créé un public d'auditeurs qui consomment une quantité de "matière à entendre", accrue hors de toute proportion avec l'accroissement de la population, et, partant, avec l'accroissement normal du nombre des musiciens doués de talent. Il résulte de là que, dans tous les arts, la production de fatras est plus grande, en valeur absolue et en valeur relative, qu'elle ne l'a été autrefois ; et qu'il faudra qu'elle demeure plus grande, aussi longtemps que le monde continuera à consommer les quantités actuelles et démesurées en "matière à lire, à voir et à entendre""
Walter Benjamin ajoute à ce texte qu'il cite en note dans L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1939) ;
" Il est clair que le point de vue ici exprimé n'a rien de progressiste."
Certes, mais est-ce faux pour autant ? L'invention de l'Internet n'a fait que rendre plus vraies ces lignes, 80 ans après leur première publication.