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vendredi 16 décembre 2005

Théodore face à la moquerie cynique.

Métroclès de Maronée est un cynique; à vrai dire, la postérité y voit plutôt le frère d’Hipparchia et le beau-frère de Cratès. En effet, même s’il semble avoir été le premier à recueillir par écrit mots fameux et faits et gestes de Diogène, aucune anecdote ne le met, lui, en scène, de manière illustre, sauf sa mort qui, je l’accorde, rachèterait toute vie, même particulièrement médiocre, je veux dire du point de vue de la vie cynique standard
« Il mourut à un âge avancé, s’étant lui-même étranglé » (VI, 95 trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Mais si je parle de lui aujourd’hui, c’est parce que je n’oublie pas que Théodore, qui s’était fait coincer par un raisonnement d’Hipparchia, s’en était sorti bassement en lui relevant les jupes, ce qui d’ailleurs, on s’en rappelle, n’avait pas démonté la philosophe cynique . J’imagine donc que le frère a voulu venger la soeur et ça donne :
« On raconte qu’un jour où il passait à Corinthe entraînant avec lui de nombreux disciples, Métroclès le Cynique, qui était en train de laver des brins de cerfeuil, lui dit : « Hé toi, le sophiste, tu n’aurais pas besoin de tant de disciples si tu lavais des légumes ! » A quoi Théodore, en l’interrompant, rétorqua : « Et toi, si tu savais t’entretenir avec les hommes, tu n’aurais pas affaire à ces légumes ! » (II, 102)
Je comprends l’hostilité du cynique vis-à-vis du cyrénaïque : comme lui, il provoque mais au service d’une cause cyniquement méprisable : le plaisir. Et puis, de voir la file des disciples coller aux basques du maître, ça ne peut qu’irriter celui pour qui il faut avant tout, quand on est un maître, chasser les élèves à coups de bâton. En tout cas, ils sont terribles l’un avec l’autre ces deux philosophes puisqu’ils réduisent un style de vie à l’expression déguisée d’une impuissance. Incapable de vivre une existence simple et frugale : c’est la course-poursuite aux disciples ; incapable d’entrer en rapport avec les hommes : c’est la misanthropie légumière. Ce que chacun dit à l’autre : « tu es vaincu au moment même où tu cries victoire. » Dans la joute dialectique, c’est à coup sûr un match nul. Théodore, enlevé par Cratès à la secte aristotélicienne sur un coup fumant, n’a certainement pas avec une telle réplique gagné un quelconque disciple. Seuls ceux qui le suivaient déjà se sont un petit peu plus pressés autour de lui.

jeudi 15 décembre 2005

Théodore, le diplomate pas diplomatique.

Ptolémée I, (compagnon d’armes d’Alexandre le Grand, maître de l’Egypte et de la Cyrénaïque), « envoya un jour (Théodore) comme ambassadeur auprès de Lysimaque (autre compagnon d’Alexandre, roi, lui, de Thrace) »(II, 102) Voici donc ce dénonciateur du patriotisme et ce défenseur du cosmopolitisme au service du souverain qui règne sur sa patrie. On comprend ainsi pourquoi il joue le rôle qui lui est confié d’une manière guère orthodoxe :
« A cette occasion, alors que Théodore s’exprimait avec une grande franchise, Lysimaque lui dit : « Mais dis-moi, Théodore, n’est-ce pas toi qui as été banni d’Athènes ? » A quoi Théodore répliqua : « On t’a bien informé. En effet la cité d’Athènes, comme elle n’était pas capable de me supporter, m’a expulsé, tout comme Sémélé a expulsé Dionysos. » »
L’histoire de Sémélé vaut d’être connue ; écoutons Pierre Larousse la raconter dans sa version romaine :
« Sémélé, fille de Cadmus et d’Harmonie et mère de Bacchus (Dionysos). Elle fut d’abord aimée en vain par Actéon, que Diane, suivant quelques auteurs, ne fit périr qu’à cause de cette passion, elle-même brûlant d’un feu secret pour le beau chasseur. Jupiter s’éprit ensuite des charmes de Sémélé et n’eut pas de peine à la séduire, grâce à sa qualité de maître des dieux déguisé sous les traits et la taille d’un adolescent (l’ado, incarnation du dieu des dieux, quelle illustration magnifique de notre jeunisme !). Mais il eut beau envelopper cette nouvelle infidélité de tous les voiles du mystère, Junon, la jalouse Junon, eut bientôt pénétré le secret, et la vengeance ne se fit pas attendre. Revêtant la figure de Béroé, la vieille nourrice de Sémélé, elle se présenta à sa rivale, lui inspira des soupçons sur la personnalité de son amant et lui donna le conseil perfide d’exiger de lui qu’il la visitât entouré de tous les attributs de sa puissance, afin de lui prouver ainsi sa divinité. Jupiter, qui avait juré par le Styx à Sémélé de lui accorder sa demande, avant de la connaître, dut enfin remplir sa promesse. Il se montra donc à elle dans un nuage de lumière, tenant d’une main le sceptre et de l’autre la foudre. Sémélé, ivre de gloire et d’amour, lui tendit les bras et se précipita dans les siens ; mais elle fut aussitôt embrasée et consumée (quelle fin idéale pour les contempteurs de la passion !). Mais l’enfant (Dionysos donc) qu’elle portait dans son sein ne périt point ; Jupiter l’enferma dans sa cuisse jusqu’au terme de sa naissance. Quand ce fils fut grand, il descendit aux enfers pour en retirer sa mère et obtint de son père Jupiter qu’elle serait admise dans l’Olympe parmi les immortelles, sous le nom de Chioné ou Thyoné. » (Dictionnaire universel du 19e siècle 1875)
Théodore, dit Dieu, se compare donc au fils de Zeus (à noter que le choix du dieu est, qui plus est, judicieux : Dionysos incarne le refus du politique et des valeurs socialisées). On comprend la réaction du diadoque, potentat mis au défi :
« Lysimaque reprit : « Eh bien, tâche de ne plus te retrouver chez nous ». « Pas de risque, dit Théodore, sauf si Ptolémée m’y envoie »
La réplique théodoréenne, certes ferme, manque tout de même du panache que lui conférait en revanche Cicéron dans les Tusculanes. Ce dernier d’ailleurs la rapporte sous deux versions, chacune plus cynique que l’autre :
« N'admirons-nous pas Théodore de Cyrène, célèbre philosophe, qui, menacé par le roi Lysimaque d'être pendu à une croix : "Intimidez", lui dit-il, "vos courtisans avec de telles menaces; pour Théodore, il lui est indifférent qu'il pourrisse, ou dans la terre, ou dans l'air" (Livre I, 43 trad. de Nisard 1841)
« Théodore, quand Lysimaque le menaça de lui ôter la vie, "O le grand exploit", dit-il à ce prince, "quand vous ferez ce qu'une cantharide peut faire aussi aisément que vous ! » (Livre V, 40)
Montaigne reprendra l’ultime variante cicéronienne mais pour dénoncer la mise en scène des morts philosophiques et leur préférer le courage simple des hommes ordinaires :
« Or laissons ces glorieux courages : Theodorus respondit à Lysimachus menaçant de le tuer : Tu feras un grand coup d'arriver à la force d'une cantharide. La plus part des Philosophes se treuvent avoir ou prevenu par dessein, ou hasté et secouru leur mort. Combien voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non à une mort simple, mais meslee de honte, et quelquefois de griefs tourmens, y apporter une telle asseurance, qui par opiniatreté, qui par simplesse naturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changé de leur estat ordinaire : establissans leurs affaires domestiques, se recommandans à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple : voire y meslans quelquefois des mots pour rire, et beuvans à leurs cognoissans, aussi bien que Socrates ? » (Essais Livre I chap.XV)
Revenons à la version de Diogène Laërce :
« Mithrès, le trésorier de Lysimaque, qui se trouvait là, lui dit : « Non content de ne pas reconnaître les dieux, tu sembles ne pas reconnaître non plus les rois » ( Timocrate, ancien disciple d’Epicure, quand il voudra salir son maître, le transformera en larbin de Mithrès le larbin : Diogène, dégoûté, rapporte avec des pincettes : « A ce que dit Timocrate (...) Epicure flatte honteusement Mithrès, l’administrateur de Lysimaque, le qualifiant dans ses lettres de « Sauveur » et « Seigneur » » (X, 4)) « Comment, dit Théodore, puis-je ne pas reconnaître les dieux, alors que précisément, je te considère, toi, comme un ennemi des dieux ? »
C’est confirmé : Théodore n’est pas l’ennemi des vrais dieux, il est seulement l’adversaire des amis des faux dieux.

mercredi 14 décembre 2005

Théodore l'Athée ou Théodore l' anticlérical ?

C’est par la vie de Théodore que Diogène Laërce conclut la partie du livre II consacrée aux Cyrénaïques. En tout, bien peu de lignes, desquelles se dégage confusément le portrait d’un homme persécuté par les autorités. Exilé de Cyrène, chassé d’Athènes, condamné (par qui ? où ?) selon Amphicratès, à boire la ciguë, tel un deuxième Socrate. Mais pourquoi donc ? Il semble avoir défié les pouvoirs. Après avoir rapporté l’anecdote racontant comment il se fait piéger par Stilpon, Diogène le montre accusant d’impiété un prêtre :
« Théodore, un jour qu’il s’était assis auprès du hiérophante Euryclidès (c’est le prêtre qui initie aux mystères), lui demanda : « Dis-moi, Euryclidès, quels sont ceux qui se montrent impies à l’égard des mystères ? » Euryclidès ayant répondu : « Ceux qui les dévoilent aux non-initiés », « Donc toi aussi tu es impie, dit Théodore, puisque tu les expliques à des non-initiés. » Et en vérité peu s’en fallut qu’il ne fût conduit à l’Aéropage (où il aurait été jugé), si Démétrios de Phalère ne l’avait tiré de là. » (II, 101)
A lire ce texte, la première impression est que Théodore, berné auparavant par Stilpon ( cf la note du 09-12-05), se venge sur Euryclidès en jouant aussi sur l’ambiguïté d’une expression : « dévoiler aux non-initiés » peut être autant une transgression que l’accomplissement d’un devoir, tout dépendant du sujet de l’action en question. Il semble donc que le hiérophante manque de répartie quand il en appelle à la « Haute Cour de Justice » pour trancher le différend. Mais je préfère croire que le prêtre est plus judicieux qu’il ne paraît et, par le même mouvement, Théodore plus subversif que son raisonnement, à première vue grossier, ne le laisse penser. En effet Euryclidès a compris à demi-mot qu’a travers cette accusation un peu déplacée Théodore sous-entend que, si les prêtres sont institués par la cité pour dévoiler les mystères, en réalité ils n’en ont pas les capacités car à l’image de n’importe qui, ils ont une idée fausse du divin. Bien qu’autorisé à dévoiler le mystère, le hiérophante est en réalité aussi peu légitimé que l’imposteur qui se ferait passer pour lui, dans la mesure où l’un comme l’autre sont enfermés dans le brouillard des préjugés religieux.

mardi 13 décembre 2005

Théodore : où l'on dédaigne le corps mais où l'on parle tout de même beaucoup d'amour.

L'hédonisme, à première vue, c'est simplement l'identification du souverain bien au plaisir. Mais en fait, les hédonistes se différencient à deux niveaux au moins: d'abord il y a ceux qui pensent que le plaisir est accessible (Aristippe, Annicéris, Théodore) et ceux qui jugent qu'on ne peut l'atteindre (Hégésias); ensuite, parmi ceux qui pensent le bonheur (je veux dire, l'expérience du plaisir) à leur portée), on distinguera: a) ceux qui, comme Aristippe, l'identifient à la jouissance physique. b) ceux qui, comme Annicéris, distinguent les plaisirs du corps des plaisirs de l'âme. c) enfin ceux qui comme Théodore l'identifient seulement au plaisir de l'esprit. En effet, Théodore, auditeur d’Annicéris, a enrichi, comme son maître, la compréhension qu’Aristippe avait du plaisir en y incluant les plaisirs de l’âme. Mais il radicalise l’apport de son professeur en identifiant le bonheur exclusivement à la jouissance de ces seuls plaisirs. Théodore, à partir de là, crée une combinaison originale : 1) le pire : le chagrin (lupê) qui est donc la souffrance morale de l’insensé. 2) le meilleur : la joie (khara) rendue possible par la sagesse pratique et la justice. 3) entre les deux, le plaisir physique et la douleur physique. Ce n’est pas très facile à prime abord de comprendre ce que Théodore veut dire en identifiant ces deux états, tout à fait opposés, à des « états intermédiaires ». Je fais l’hypothèse suivante : le plaisir physique n’est pas un bien et la douleur corporelle n’est pas non plus un mal. Même si Aristippe les opposait l’un à l’autre, ils sont en réalité indifférents, neutres. Je réalise que c’est exactement la manière dont la doctrine stoïcienne les considérera et je découvre que les frontières délimitées qu’on trace à l’école pour désigner les grandes sagesses philosophiques sont ici brouillées, certaines doctrines paraissant même être des conciliations des contraires, comme si Théodore avait été un amoureux du plaisir qui se serait rendu compte que le meilleur moyen de jouir est d’être vertueux, au point de déclasser complètement les plaisirs physiques, donnant tort sur ce point autant à Aristippe et à Annicéris qu’à Epicure lui-même ! Ce qui est vraiment surprenant, c’est qu’à partir de là, Théodore, en accord avec Hégésias, rejette, lui aussi l’amitié, affirmant que le sage se suffit à lui-même (là encore, la position, totalement opposée à la philosophie épicurienne, me paraît plutôt stoïcienne). A dire vrai, c'est tout l'altruisme annicérien qui est mis en question à travers le rejet de la valeur de la patrie, retrouvant là les positions les plus brutales d'Aristippe:
"Il ne faut pas perdre sa sagesse pour être utile aux insensés"
C'est clair qu'ici Thédore n'est plus du tout sur la même longueur d'onde que les stoïciens, même si une phrase isolée, comme celle-ci, peut faire momentanément illusion:
"Il disait que le monde était sa patrie" (II, 99, trad. Marie-Odile Goulet Cazé)
On pourrait en effet imaginer qu'il s'agit de la répudiation de l'identité fermée et exclusive de la patrie au profit d' une volonté d'entente rationnelle avec tout homme où qu'il se trouve sur terre. Mais les lignes qui suivent mettent en évidence que Théodore reprend nettement toute une posture cynique:
" Il volerait, commettrait l'adultère, pillerait les temples si l'occasion l'exigeait, car aucun de ces actes n'est honteux par nature, une fois enlevée l'opinion qui s'y rattache, et qui n'est là que pour retenir les insensés. Aux yeux de tous, sans gêne aucune, le sage aura des relations sexuelles avec ceux qu'il aime." (ibid.)
Ce qui éclaire ce que Théodore entend par sagesse pratique et justice: c'est le respect de l'ordre social compris comme seul moyen d' être heureux, les lois n'étant en rien fondées absolument mais uniquement utiles. En revanche, pour les insensés, il est indispensable qu'elles paraissent fondées absolument afin de les retenir de faire n'importe quoi. On mesure tout de même la différence avec l'inspiration cynique: quand le cynique jette par-dessus bord les conventions, c'est parce qu'il vise la vertu comme fin, le plaisir étant méprisable. C'est en revanche parce qu'il veut le plaisir que Théodore reconnaît la valeur des usages et comme ce plaisir est le souverain Bien, il s'ensuit logiquement que lois, conventions, principes etc sont réduits à l' état de moyens. Je note aussi que si l'amitié est rejetée, la sexualité est reconnue comme source de plaisirs mais dans la mesure où ces plaisirs ne valent pas plus que des douleurs pour qui se propose une vie réussie (cf supra), je suis porté à conclure que cette revendication d' une sexualité au premier abord plutôt débridée est une mise en doute cynique de la valeur de la famille et de la parenté, et non l'affirmation d'une condition du bonheur. En tout cas, il n' y a en rien un éloge de l'amour mais plutôt identification de la relation sexuelle à l'usage d'une fonction, comme il en ressort de cette longue démonstration didactique:
" C'est pourquoi il formulait des raisonnements par interrogation du genre ( c'est l'interrogation socratique dévoyée de sa finalité première puisqu'elle sert le corps au lieu d'élever l'esprit): "Une femme instruite en grammaire pourrait-elle être utile pour autant qu'elle est instruite en grammaire ? (commencer par cette question, et la suivante va dans le même sens, fait clairement comprendre que ceux qu'on utilisera sexuellement ne sont pas bons qu'à ça)"Oui." "Un garçon ou un jeune homme (instruit en grammaire) pourrait-il être utile pour autant qu'il est instruit en grammaire?" "Oui." "Donc une femme belle pourrait également être utile pour autant qu'elle est belle ( visiblement Théodore, loin de Kant, n'identifie pas le plaisir esthétique à une satisfaction désintéressée !)? De même un garçon ou un jeune homme pourrait-il être utile pour autant qu' il est beau ?" "Oui." "Or il est utile pour faire l'amour ?" Une fois admis cela, il poursuivait le raisonnement: "En conséquence, si quelqu'un fait l'amour, pour autant que cela est utile, il ne commet pas de faute; donc il n'en commettra pas non plus s'il se sert de la beauté pour autant qu'elle est utile." C'est avec des raisonnements par interrogation de ce type qu'il donnait de la force à son discours" (II, 99-100)
Profiter de l'instruction de quelqu'un n'est rien de plus que profiter de la beauté de son corps. On peut être surpris de l'unilatéralité du service mais rien n'exclut que celui-ci qui tient ce discours ne puisse devenir à son tour ce qu'autrui utilise à ses fins. Le philosophe théodoréen n'a pas d'amis mais seulement des partenaires. J' imagine cependant qu'il ne les recrute pas parmi les insensés, qui, faute de comprendre ces lourds enchaînements démonstratifs, risqueraient de lui gâcher la vie...

vendredi 9 décembre 2005

Théodore l' Athée, surnommé Dieu.

Il y a eu les Hégésiaques, puis les Annicériens, il y a enfin les Théodoréens. Diogène Laërce, de manière inhabituelle, présente la doctrine avant de raconter des anecdotes sur la vie du disciple dissident, Théodore donc. Suivons son ordre. Inattendue d’abord la précision qu’apporte Diogène concernant son accès à un des livres de ce Théodore :
« Nous sommes tombés par hasard sur un ouvrage de lui intitulé Sur les dieux, qui ne prête pas au mépris » (II, 97).
Subitement Diogène Laërce n’est plus seulement l’auteur de ces compilations, il devient un homme qui parle de lui mais dont malheureusement personne n’a narré la vie. On en a pourtant ici un minuscule fragment : « Il était une fois un homme à qui il arrivait de tomber par hasard sur des livres... ». C’est tout de même beaucoup plus évocateur que ce que suggérait l’ancienne traduction des Vies et doctrines des philosophes illustres, je veux dire celle de Genaille qui se contentait d’écrire :
« J’ai lu de lui un livre intitulé les Dieux, et qui n’est pas négligeable »
L’euphémisme que les deux traductions rendent identiquement est éclairant, en effet Diogène Laërce, qui ne communique presque jamais ses préférences, reconnaît ici qu’il faut prendre au sérieux une dénonciation des croyances polythéistes :
« Théodore rejetait complètement les croyances en des dieux » (ibid.)
Montaigne tire de ce témoignage l’idée que Théodorus comme il l’appelle était athée ; il le répète même deux fois dans l'Apologie de Raimond Sebond en en profitant pour se moquer de Bion, le piteux cynique(cf. note du 11-03) :
« Ils recitent de Bion, qu'infect des atheïsmes de Theodorus, il avoit esté long temps se moquant des hommes religieux : mais la mort le surprenant, qu'il se rendit aux plus extremes superstitions : comme si les Dieux s'ostoyent et se remettoyent selon l'affaire de Bion (...) Diagoras et Theodorus nioyent tout sec, qu'il y eust des Dieux »
Cependant on aurait tort d’en conclure que Théodore ne croyait à aucun dieu car Diogène Laërce ajoute :
« C’est à ce livre, dit-on, qu’Epicure emprunta la plupart des choses qu’il a dites » (ibid.)
Or, si Epicure réforme les croyances qu’on appelle aujourd’hui mythologiques, c’est dans le but de purifier la connaissance des dieux des superstitions qui les humanisent à tort (même si, au terme de cette purification, les dieux ne deviennent pas si différents des hommes que ces derniers ne soient pas en mesure de les prendre pour modèles). Il se peut donc que dans ce livre de théologie Théodore n’ait rien fait d’autre que de clarifier des images divines brouillées par les opinions populaires. Ainsi il aurait peut-être été fidèle à la position du fondateur, Aristippe, auquel Diogène Laërce attribuait déjà une méfiance vis-à-vis des doxas douteuses :
« Est capable de bien parler, d’être exempt de superstition et d’échapper à la crainte de la mort, celui qui a appris la théorie des biens et des maux. » (II, 92).
Ceci dit, comme jusqu’à présent aucun des philosophes d’ascendance aristippéenne n’a formulé quoi que ce soit sur la question divine, je ne saurais dire si, sur ce point, Théodore fait ou non oeuvre d’innovation. Un autre indice qui me fait penser qu’il n’était en rien un athée est le suivant : dans la première anecdote le concernant, Diogène éclaire ainsi l’origine de son nom :
« Il semble qu’il ait été appelé « Dieu » (en grec, theos), parce que Stilpon lui avait posé la question suivante : « Théodore, ce que tu affirmes être, tu l’es bien ? » Comme celui-ci faisait un signe de tête affirmatif, Stilpon dit : « Or tu affirmes que Dieu est. » Théodore ayant acquiescé, Stilpon conclut : « Donc tu es dieu ». Théodore ayant pris la chose avec satisfaction, Stilpon éclata de rire et dit : « Mais malheureux, avec un raisonnement comme celui-là, tu reconnaîtrais aussi bien être un geai ou mille autres choses » » (II, 100)
On se souvient peut-être de ce Stilpon qui fut un des maîtres de Zénon le stoïcien (cf. note du 30-03-05) : il était connu pour être un argumentateur hors pair, ce qui implique la capacité de réduire éventuellement à des paralogismes les raisonnements des adversaires. Il remarque ici finement que l’énoncé « j’affirme être » peut signifier autant « j’affirme que je suis » que « j’affirme que c’est ». Ce qui étonne un peu ici, c’est le rôle de benêt joué par Théodore qui semble être content de découvrir sa nouvelle identité, comme s’il n’avait pas la force de comprendre qu’ « affirmer Dieu être » n’est pas synonyme d’ « affirmer être Dieu » ! Mais enfin ce que je retiens ici, à défaut de ses aptitudes dialectiques, c’est qu’il ne nie pas que Dieu est ; ceci suffit pour me faire conjecturer que, si Théodore a critiqué les croyances dans les dieux, c’est peut-être au nom de la réalité indubitable d’un Dieu, tel Xénophane par exemple, dont je parlerai un jour. Son surnom (« Dieu » au lieu de « don de Dieu » – Théo-dore- ) ne lui irait donc pas si mal : il n’aurait pas été l’homme qui se prend pour un dieu (et qu’on prend pour un mégalomane) mais celui qui reconnaît Dieu pour ce qu’il est.