Ptolémée I, (compagnon d’armes d’Alexandre le Grand, maître de l’Egypte et de la Cyrénaïque), « envoya un jour (Théodore) comme ambassadeur auprès de Lysimaque (autre compagnon d’Alexandre, roi, lui, de Thrace) »(II, 102) Voici donc ce dénonciateur du patriotisme et ce défenseur du cosmopolitisme au service du souverain qui règne sur sa patrie. On comprend ainsi pourquoi il joue le rôle qui lui est confié d’une manière guère orthodoxe :
« A cette occasion, alors que Théodore s’exprimait avec une grande franchise, Lysimaque lui dit : « Mais dis-moi, Théodore, n’est-ce pas toi qui as été banni d’Athènes ? » A quoi Théodore répliqua : « On t’a bien informé. En effet la cité d’Athènes, comme elle n’était pas capable de me supporter, m’a expulsé, tout comme Sémélé a expulsé Dionysos. » »
L’histoire de Sémélé vaut d’être connue ; écoutons Pierre Larousse la raconter dans sa version romaine :
« Sémélé, fille de Cadmus et d’Harmonie et mère de Bacchus (Dionysos). Elle fut d’abord aimée en vain par Actéon, que Diane, suivant quelques auteurs, ne fit périr qu’à cause de cette passion, elle-même brûlant d’un feu secret pour le beau chasseur. Jupiter s’éprit ensuite des charmes de Sémélé et n’eut pas de peine à la séduire, grâce à sa qualité de maître des dieux déguisé sous les traits et la taille d’un adolescent (l’ado, incarnation du dieu des dieux, quelle illustration magnifique de notre jeunisme !). Mais il eut beau envelopper cette nouvelle infidélité de tous les voiles du mystère, Junon, la jalouse Junon, eut bientôt pénétré le secret, et la vengeance ne se fit pas attendre. Revêtant la figure de Béroé, la vieille nourrice de Sémélé, elle se présenta à sa rivale, lui inspira des soupçons sur la personnalité de son amant et lui donna le conseil perfide d’exiger de lui qu’il la visitât entouré de tous les attributs de sa puissance, afin de lui prouver ainsi sa divinité. Jupiter, qui avait juré par le Styx à Sémélé de lui accorder sa demande, avant de la connaître, dut enfin remplir sa promesse. Il se montra donc à elle dans un nuage de lumière, tenant d’une main le sceptre et de l’autre la foudre. Sémélé, ivre de gloire et d’amour, lui tendit les bras et se précipita dans les siens ; mais elle fut aussitôt embrasée et consumée (quelle fin idéale pour les contempteurs de la passion !). Mais l’enfant (Dionysos donc) qu’elle portait dans son sein ne périt point ; Jupiter l’enferma dans sa cuisse jusqu’au terme de sa naissance. Quand ce fils fut grand, il descendit aux enfers pour en retirer sa mère et obtint de son père Jupiter qu’elle serait admise dans l’Olympe parmi les immortelles, sous le nom de Chioné ou Thyoné. » (Dictionnaire universel du 19e siècle 1875)
Théodore, dit Dieu, se compare donc au fils de Zeus (à noter que le choix du dieu est, qui plus est, judicieux : Dionysos incarne le refus du politique et des valeurs socialisées). On comprend la réaction du diadoque, potentat mis au défi :
« Lysimaque reprit : « Eh bien, tâche de ne plus te retrouver chez nous ». « Pas de risque, dit Théodore, sauf si Ptolémée m’y envoie »
La réplique théodoréenne, certes ferme, manque tout de même du panache que lui conférait en revanche Cicéron dans les Tusculanes. Ce dernier d’ailleurs la rapporte sous deux versions, chacune plus cynique que l’autre :
« N'admirons-nous pas Théodore de Cyrène, célèbre philosophe, qui, menacé par le roi Lysimaque d'être pendu à une croix : "Intimidez", lui dit-il, "vos courtisans avec de telles menaces; pour Théodore, il lui est indifférent qu'il pourrisse, ou dans la terre, ou dans l'air" (Livre I, 43 trad. de Nisard 1841)
« Théodore, quand Lysimaque le menaça de lui ôter la vie, "O le grand exploit", dit-il à ce prince, "quand vous ferez ce qu'une cantharide peut faire aussi aisément que vous ! » (Livre V, 40)
Montaigne reprendra l’ultime variante cicéronienne mais pour dénoncer la mise en scène des morts philosophiques et leur préférer le courage simple des hommes ordinaires :
« Or laissons ces glorieux courages : Theodorus respondit à Lysimachus menaçant de le tuer : Tu feras un grand coup d'arriver à la force d'une cantharide. La plus part des Philosophes se treuvent avoir ou prevenu par dessein, ou hasté et secouru leur mort. Combien voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non à une mort simple, mais meslee de honte, et quelquefois de griefs tourmens, y apporter une telle asseurance, qui par opiniatreté, qui par simplesse naturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changé de leur estat ordinaire : establissans leurs affaires domestiques, se recommandans à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple : voire y meslans quelquefois des mots pour rire, et beuvans à leurs cognoissans, aussi bien que Socrates ? » (Essais Livre I chap.XV)
Revenons à la version de Diogène Laërce :
« Mithrès, le trésorier de Lysimaque, qui se trouvait là, lui dit : « Non content de ne pas reconnaître les dieux, tu sembles ne pas reconnaître non plus les rois » ( Timocrate, ancien disciple d’Epicure, quand il voudra salir son maître, le transformera en larbin de Mithrès le larbin : Diogène, dégoûté, rapporte avec des pincettes : « A ce que dit Timocrate (...) Epicure flatte honteusement Mithrès, l’administrateur de Lysimaque, le qualifiant dans ses lettres de « Sauveur » et « Seigneur » » (X, 4)) « Comment, dit Théodore, puis-je ne pas reconnaître les dieux, alors que précisément, je te considère, toi, comme un ennemi des dieux ? »
C’est confirmé : Théodore n’est pas l’ennemi des vrais dieux, il est seulement l’adversaire des amis des faux dieux.