Comme le texte qui suit le montre, à défaut d' identifier un seul point de vue, on peut plaider pour, du moins présenter positivement, l'un d'entre eux.
On divise généralement l’éthique en trois : la méta-éthique, l’éthique normative, l’éthique appliquée. La méta-éthique analyse les façons de penser la morale sans dire ce qu’il est bien ou mal de faire. L’éthique normative détermine ce qu’on doit faire et ne pas faire. Quant à l’éthique appliquée, elle traite de problèmes concrets, par exemple : que penser des mères porteuses ? Faut-il interdire le clonage reproductif humain ? Le mariage homosexuel est-il légitime ? L’usage et la vente de drogues sont-ils immoraux ? La pornographie pervertit-elle la jeunesse ? La prostitution est-elle un mal ? Doit-on condamner l’euthanasie ?
À ces trois manières d’aborder l’éthique, qu’apporte la philosophie analytique ?
Issue des travaux de Frege, Russell, Moore et Wittgenstein, pour ne mentionner que les pères fondateurs nés avant 1900, la philosophie analytique prend comme modèle de travail intellectuel l’équipe scientifique, ce qui met en évidence un intérêt marqué pour des problèmes délimités, un espoir de faire progresser la philosophie en contribuant à la solution, du moins à la clarification, de ces problèmes, un souci de l’argumentation logiquement impeccable. Moins attachée que la philosophie continentale à l’histoire de la philosophie, portée même à discuter les grands auteurs, argument par argument, à la lumière des connaissances du présent et assez audacieuse pour soutenir que quelquefois ils se sont trompés, la philosophie analytique a une dimension iconoclaste laissant ainsi espérer qu’elle est en mesure d’apporter un renouveau à la réflexion morale.
Cependant, sur les questions morales comme sur d’autres, la philosophie analytique ne parle pas plus d’une voix que la philosophie continentale. Il est donc faux de croire que les philosophes analytiques auraient bâti une seule méta-éthique, une seule éthique normative et seraient en même temps capables d’apporter une réponse unique à chaque cas d’éthique appliquée. Même s’ils sont unis par leur manière de philosopher, leur style, au niveau doctrinal, c’est le pluralisme qui est un fait.
On va donner un aperçu sur une partie de cette pluralité à travers un texte-culte, La philosophie morale moderne, écrit en 1958 par la plus brillante élève de Wittgenstein et une des plus grandes philosophes anglaises du 20ème siècle, Élisabeth Anscombe (1919-2001).
Dans ce texte la philosophe s’oppose fortement à la morale conséquentialiste. Selon cette éthique, un agent est moral s’il contribue par ses actions et leurs conséquences à créer le plus de bien ou le moins de mal possible dans le monde. Or, Anscombe voit dans cette doctrine la porte ouverte à des actions qui, au nom du bien du plus grand nombre, sacrifieraient à dessein les intérêts, voire les vies de quelques-uns.
Mais elle s’oppose aussi au déontologisme. En accord avec cette conception (qu’illustre exemplairement la philosophie de Kant), un agent est moral si ses actions sont faites par devoir, conformément à des principes universels et sans prendre en compte les conséquences susceptibles de dériver des actions. Or, Anscombe identifie le déontologisme à une conception mutilée, reliquat de la morale judéo-chrétienne quand s’est effacée la croyance en Dieu sans que disparaisse l’idée d’un devoir absolument impératif.
Dénonçant ainsi le déontologisme comme le conséquentialisme, pourtant traditionnellement adversaires, la philosophe innove en ouvrant une voie, qui va engendrer un troisième courant moral, l’éthique des vertus. Dans ce cadre, un agent est moral si ses actions contribuent au développement de ce qui, meilleur dans sa nature et dans celle des autres hommes, attend d’être cultivé.
Moins hostile au déontologisme avec qui elle partage l’idée que les valeurs morales sont absolues, Anscombe voit dans le conséquentialisme le mal moral moderne, plaçant ses espoirs dans une éthique qui prend appui sur ce pour quoi l’homme est fait.
Qu’en est-il 60 ans plus tard ? Le déontologisme et le conséquentialisme ont-ils été éclipsés par l’éthique des vertus ? Si règne le pluralisme doctrinal en philosophie analytique comme en philosophie continentale, on peut deviner que ces trois philosophies – et bien d’autres ! – s’accommodent des exigences de la méthode analytique. Mais le conséquentialisme, tant honni d’ Élisabeth Anscombe pour la pente glissante sur laquelle il ouvrait, est-il au moins devenu minoritaire ? Loin de là. Il semble plutôt justifié d’affirmer que le conséquentialisme se porte bien. Mais est-il si dangereux ? Pour ne pas rester dans le vague, on voudrait identifier cet essor du conséquentialisme à une œuvre qui, en langue française, le représente bien, celle du philosophe Ruwen Ogien.
Dans quelle perspective ce penseur aborde-t-il les problèmes d’éthique appliquée mentionnés ci-dessus ?
Il note d’abord que l’esprit du déontologisme s’est simplifié et condensé sous la forme d’une expression passe-partout, « la dignité humaine». Mais ce qui est remarquable est que la référence à la dignité humaine est dans la bouche par exemple autant de ceux qui s’opposent à l’euthanasie que de ceux qui n’y voient aucun mal : au nom de la dignité humaine, entendez le caractère sacré de la vie, on condamne le suicide assisté que d’autres approuvent précisément au nom de la dignité humaine, entendez cette fois l’idée qu’il appartient à chacun de décider si sa vie vaut ou non la peine d’être vécue. « Dignité humaine » voulant dire des choses contradictoires, il est préférable d’abandonner cette expression équivoque en vue de plus de clarté et de précision – deux valeurs suprêmes de l’argumentation philosophique dans le style analytique -. Comme Ruwen Ogien l’écrit dans L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes (2007), « il se pourrait que l’argument de la « nécessité de protéger la dignité humaine » soit plus politique que conceptuel ou éthique. Ce serait un de ces mots pompeux qu’on jette à la face du public pour l’impressionner, sans souci de cohérence et de justification ».
Dans le même esprit, le philosophe relève que la référence à une nature humaine - au cœur de l’éthique des vertus - ainsi que celle à une vie riche, réussie, pleine en tant qu’elle serait la réalisation maximale des meilleures possibilités humaines font courir le risque de transformer une conception particulière du bien en critère permettant de distinguer de manière prétendument absolue mais en fait relative le moral de l’immoral.
Mais que propose donc le conséquentialiste Ruwen Ogien ?
Ce qu’il appelle une éthique minimale, précisément l’idée que seul est immoral l’agent dont les actions nuisent réellement à autrui. Certes reste à déterminer ce qu’est un préjudice authentique par rapport à un préjudice imaginaire ou à une simple offense, ce à quoi s’emploie le philosophe dans, entre autres, La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale (2007). Néanmoins surgit une thèse claire : qu’en morale, pas plus que dans le Droit, on n’a pas à condamner des pratiques qui ne nuisent pas à autrui. Est donc mise en question la thèse déontologiste et particulièrement kantienne que le rapport de soi à soi, comme le rapport à autrui, peut être caractérisé par son immoralité ou sa moralité.
Qu’en est-il alors des pratiques controversées, objets des discussions en éthique appliquée ? Que vaut par exemple la pornographie ? Ruwen Ogien s’attache minutieusement à défaire les associations d’idées qui la relient essentiellement à l’immoralité. Si elle peut être accidentellement immorale (on force quelqu’un à participer à un tournage pornographique ou à voir un film pornographique), elle ne l’est pas par nature, pas plus que ne le sont la prostitution, l’euthanasie, la gestation pour autrui, le clonage reproductif humain – pourtant le crime le plus sévèrement humain dans le Droit français -, le mariage homosexuel, l’homoparentalité, la consommation de drogues. Qu’on entende bien Ruwen Ogien : certaines de ces pratiques peuvent être destructrices, voire suicidaires, les faits sont là ; elles peuvent être aussi des signes d’imprudence, voire de bêtise. Ce qu’il refuse de défendre est l’idée de leur immoralité si elles ne concernent que soi-même et ne transgressent pas le principe de non-nuisance à autrui.
On réalise donc que la philosophie analytique est porteuse avec le conséquentialisme d’une morale en prise sur les problèmes présents et apte à contribuer, dans le dialogue avec les autres courants de la philosophie, analytique ou non, à leur clarification, voire même à leur solution progressiste.
À ces trois manières d’aborder l’éthique, qu’apporte la philosophie analytique ?
Issue des travaux de Frege, Russell, Moore et Wittgenstein, pour ne mentionner que les pères fondateurs nés avant 1900, la philosophie analytique prend comme modèle de travail intellectuel l’équipe scientifique, ce qui met en évidence un intérêt marqué pour des problèmes délimités, un espoir de faire progresser la philosophie en contribuant à la solution, du moins à la clarification, de ces problèmes, un souci de l’argumentation logiquement impeccable. Moins attachée que la philosophie continentale à l’histoire de la philosophie, portée même à discuter les grands auteurs, argument par argument, à la lumière des connaissances du présent et assez audacieuse pour soutenir que quelquefois ils se sont trompés, la philosophie analytique a une dimension iconoclaste laissant ainsi espérer qu’elle est en mesure d’apporter un renouveau à la réflexion morale.
Cependant, sur les questions morales comme sur d’autres, la philosophie analytique ne parle pas plus d’une voix que la philosophie continentale. Il est donc faux de croire que les philosophes analytiques auraient bâti une seule méta-éthique, une seule éthique normative et seraient en même temps capables d’apporter une réponse unique à chaque cas d’éthique appliquée. Même s’ils sont unis par leur manière de philosopher, leur style, au niveau doctrinal, c’est le pluralisme qui est un fait.
On va donner un aperçu sur une partie de cette pluralité à travers un texte-culte, La philosophie morale moderne, écrit en 1958 par la plus brillante élève de Wittgenstein et une des plus grandes philosophes anglaises du 20ème siècle, Élisabeth Anscombe (1919-2001).
Dans ce texte la philosophe s’oppose fortement à la morale conséquentialiste. Selon cette éthique, un agent est moral s’il contribue par ses actions et leurs conséquences à créer le plus de bien ou le moins de mal possible dans le monde. Or, Anscombe voit dans cette doctrine la porte ouverte à des actions qui, au nom du bien du plus grand nombre, sacrifieraient à dessein les intérêts, voire les vies de quelques-uns.
Mais elle s’oppose aussi au déontologisme. En accord avec cette conception (qu’illustre exemplairement la philosophie de Kant), un agent est moral si ses actions sont faites par devoir, conformément à des principes universels et sans prendre en compte les conséquences susceptibles de dériver des actions. Or, Anscombe identifie le déontologisme à une conception mutilée, reliquat de la morale judéo-chrétienne quand s’est effacée la croyance en Dieu sans que disparaisse l’idée d’un devoir absolument impératif.
Dénonçant ainsi le déontologisme comme le conséquentialisme, pourtant traditionnellement adversaires, la philosophe innove en ouvrant une voie, qui va engendrer un troisième courant moral, l’éthique des vertus. Dans ce cadre, un agent est moral si ses actions contribuent au développement de ce qui, meilleur dans sa nature et dans celle des autres hommes, attend d’être cultivé.
Moins hostile au déontologisme avec qui elle partage l’idée que les valeurs morales sont absolues, Anscombe voit dans le conséquentialisme le mal moral moderne, plaçant ses espoirs dans une éthique qui prend appui sur ce pour quoi l’homme est fait.
Qu’en est-il 60 ans plus tard ? Le déontologisme et le conséquentialisme ont-ils été éclipsés par l’éthique des vertus ? Si règne le pluralisme doctrinal en philosophie analytique comme en philosophie continentale, on peut deviner que ces trois philosophies – et bien d’autres ! – s’accommodent des exigences de la méthode analytique. Mais le conséquentialisme, tant honni d’ Élisabeth Anscombe pour la pente glissante sur laquelle il ouvrait, est-il au moins devenu minoritaire ? Loin de là. Il semble plutôt justifié d’affirmer que le conséquentialisme se porte bien. Mais est-il si dangereux ? Pour ne pas rester dans le vague, on voudrait identifier cet essor du conséquentialisme à une œuvre qui, en langue française, le représente bien, celle du philosophe Ruwen Ogien.
Dans quelle perspective ce penseur aborde-t-il les problèmes d’éthique appliquée mentionnés ci-dessus ?
Il note d’abord que l’esprit du déontologisme s’est simplifié et condensé sous la forme d’une expression passe-partout, « la dignité humaine». Mais ce qui est remarquable est que la référence à la dignité humaine est dans la bouche par exemple autant de ceux qui s’opposent à l’euthanasie que de ceux qui n’y voient aucun mal : au nom de la dignité humaine, entendez le caractère sacré de la vie, on condamne le suicide assisté que d’autres approuvent précisément au nom de la dignité humaine, entendez cette fois l’idée qu’il appartient à chacun de décider si sa vie vaut ou non la peine d’être vécue. « Dignité humaine » voulant dire des choses contradictoires, il est préférable d’abandonner cette expression équivoque en vue de plus de clarté et de précision – deux valeurs suprêmes de l’argumentation philosophique dans le style analytique -. Comme Ruwen Ogien l’écrit dans L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes (2007), « il se pourrait que l’argument de la « nécessité de protéger la dignité humaine » soit plus politique que conceptuel ou éthique. Ce serait un de ces mots pompeux qu’on jette à la face du public pour l’impressionner, sans souci de cohérence et de justification ».
Dans le même esprit, le philosophe relève que la référence à une nature humaine - au cœur de l’éthique des vertus - ainsi que celle à une vie riche, réussie, pleine en tant qu’elle serait la réalisation maximale des meilleures possibilités humaines font courir le risque de transformer une conception particulière du bien en critère permettant de distinguer de manière prétendument absolue mais en fait relative le moral de l’immoral.
Mais que propose donc le conséquentialiste Ruwen Ogien ?
Ce qu’il appelle une éthique minimale, précisément l’idée que seul est immoral l’agent dont les actions nuisent réellement à autrui. Certes reste à déterminer ce qu’est un préjudice authentique par rapport à un préjudice imaginaire ou à une simple offense, ce à quoi s’emploie le philosophe dans, entre autres, La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale (2007). Néanmoins surgit une thèse claire : qu’en morale, pas plus que dans le Droit, on n’a pas à condamner des pratiques qui ne nuisent pas à autrui. Est donc mise en question la thèse déontologiste et particulièrement kantienne que le rapport de soi à soi, comme le rapport à autrui, peut être caractérisé par son immoralité ou sa moralité.
Qu’en est-il alors des pratiques controversées, objets des discussions en éthique appliquée ? Que vaut par exemple la pornographie ? Ruwen Ogien s’attache minutieusement à défaire les associations d’idées qui la relient essentiellement à l’immoralité. Si elle peut être accidentellement immorale (on force quelqu’un à participer à un tournage pornographique ou à voir un film pornographique), elle ne l’est pas par nature, pas plus que ne le sont la prostitution, l’euthanasie, la gestation pour autrui, le clonage reproductif humain – pourtant le crime le plus sévèrement humain dans le Droit français -, le mariage homosexuel, l’homoparentalité, la consommation de drogues. Qu’on entende bien Ruwen Ogien : certaines de ces pratiques peuvent être destructrices, voire suicidaires, les faits sont là ; elles peuvent être aussi des signes d’imprudence, voire de bêtise. Ce qu’il refuse de défendre est l’idée de leur immoralité si elles ne concernent que soi-même et ne transgressent pas le principe de non-nuisance à autrui.
On réalise donc que la philosophie analytique est porteuse avec le conséquentialisme d’une morale en prise sur les problèmes présents et apte à contribuer, dans le dialogue avec les autres courants de la philosophie, analytique ou non, à leur clarification, voire même à leur solution progressiste.