On connaît, on admire peut-être, la lettre d'Épicure à Idoménée, écrite au moment de mourir :
" En ce bienheureux jour, qui sera aussi le dernier de ma vie, voici ce que nous t'écrivons. Les atteintes liées à la strangurie et à la dysenterie qui ne me lâchent pas sont à leur comble, sans connaître de répit. Mais la joie de l'âme n'a cessé de faire front contre tout ce qui m'affecte là, à la remémoration de nos échanges passés." (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, 22)
Sans doute a-t-on moins à l'esprit cet extrait du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, tiré de la notice consacrée à Xenophones, tel que je le lis dans l'anthologie de Marcel Raymond (1948) :
" On me parlait l'autre jour d'un homme qui s'était tué, après un chagrin de trois ou quatre semaines. Chaque nuit il avait mis son épée sous son chevet, dans l'espérance d'avoir le courage de se tuer, lorsque les ténèbres augmenteraient sa tristesse : mais il manqua de résolution plusieurs nuits de suite. Enfin il n'eut plus la force de résister à son chagrin, il se coupa les veines du bras. Je soutiens que tous les plaisirs dont cet homme avait joui pendant trente ans, n'égaleraient point les maux qui le tourmentèrent le dernier mois de sa vie , si on les pesait dans une juste balance. Recourez à mon parallèle des corps denses et des corps rares, et souvenez-vous de ceci, c'est que les biens de cette vie sont moins un bien, que les maux ne sont un mal. Les maux sont pour l'ordinaire beaucoup plus purs que les biens : le sentiment vif du plaisir ne dure pas, il s'émousse promptement, il est suivi du dégoût." (p. 176)
Certes Épicure ne ressent pas de chagrin mais au contraire de la joie. Cependant, le mal physique est aussi dense que le chagrin : que peut-on contre lui le souvenir présent de plaisirs passés ? Il semble légitime d'étendre au bien que représente l'échange amical ce que Pierre Bayle dit de la santé du corps :
" La maladie ressemble aux corps denses, et la santé aux corps rares. La santé s'étend sur beaucoup d'années de suite et néanmoins elle ne contient que peu de bien. la maladie ne s'étend que sur quelques jours, et néanmoins elle renferme beaucoup de mal." (ibid. p. 175).
Pierre Bayle avait précisé antérieurement que " les corps rares contiennent peu de matière sous beaucoup d'étendue ; et que les corps denses contiennent beaucoup de matière sous peu d'étendue." (p. 174). Cette analyse du bien et du mal complique singulièrement la tâche de calculer les plaisirs et les peines, comptabilité au coeur de tous les utilitarismes. Si une maladie de quinze jours vaut une santé de quinze ans (l'exemple est de l'auteur), l'égalité de la durée des biens et des maux n'est pas un critère sérieux mais comment s'entendre objectivement sur la densité de la douleur de chacun ?