mardi 22 février 2022

Greguería nº380

" Hay la actriz que entra en escena arreglándose el pelo y la que no lo toma en cuenta. La más natural es la primera."

" Il y a la comédienne qui se recoiffe en entrant en scène et celle qui n'en a cure. La plus naturelle est la première."

On peut comprendre la greguería de deux manières : par natural, Ramón qualifie-t-il l'attitude par rapport à la coiffure ou le jeu qui viendra des deux comédiennes ? Je préfère la deuxième hypothèse : celle qui retouche sa coiffure a sur scène le jeu spontané et vivant de qui a beaucoup travaillé. On sent en revanche l'artifice chez celle qui n'a été soucieuse ni de se coiffer ni de répéter assez.

lundi 21 février 2022

Greguería nº 379

" La linterna del acomodador deja una mancha de luz en el traje."

" La lampe de poche de l'ouvreur laisse une tâche de lumière sur le costume."

Il n'y a plus d'ouvreur depuis longtemps, et d'ailleurs c'était généralement l'ouvreuse, qui vendait aussi les glaces à l'entracte. Et qui porte un costume aujourd'hui en dehors du travail ? Et encore bien peu de métiers exigent le costume. 
Et puis surtout les progrès de la chimie ont permis d'enlever à la lumière les bulles d'huile qui la rendaient si regrettablement salissante !

dimanche 20 février 2022

Des phrases qui au mieux laissent froid...

Lisant les romans de Jean Échenoz, je suis quelquefois surpris par l'incorrection de certaines de ses phrases, comme celle-ci, tirée de Des éclairs (ce sont les quatre premières lignes du chapitre 22) :

" Ces moments de fêtes, Gregor sait bien ce que c'est. Aussi prémuni qu'il ait pris soin d'être, bardé de textiles et de bonne volonté, le froid s'infiltre en lui par leurs interstices avec l'accablement par les neurones."

Greguería nº 378

 J'ai traduit sur ce blog quelques centaines de greguerías de Ramón Gómez de la Serna, en voici de nouvelles, mais commentées quelquefois désormais.

" Abuelas  que llevan un niño de la mano van presumiendo de madres : su última coquetería."

" Grands-mères, qui tenant un petit par la main, jouent à la mère : c'est leur dernière coquetterie."

On ne sait si elles veulent paraître aussi jeunes que des mères, ou si, lucides et renonçant au simulacre de la jeunesse, elles exhibent simplement la continuité de leur agilité, voire celle de leur prestance.  Ont-elles compris qu'elles n'attirent plus qu'accompagnées,  rendues à nouveau attirantes aux autres comme par une transfusion de jeunesse ? Le pourraient-elles aussi aisément si l'enfant était une petite fille ?
L'antithèse de cette situation : jeunes gens poussant le fauteuil roulant de leur grand-mère et évitant peureusement tous les regards.

L'expérience du centenaire à la portée des enfants.

 " Le bon vieux temps où, à l'arrêt des émissions, succédait l'écran neigé, neigeux, l´équivalent de la lanterne balancée dans les rues, dormez en paix. Et si j'ai connu ça, c'était aussi que l´Histoire, l´ Histoire des conduites, s'était tellement accélérée que n'importe qui, à présent, pouvait se bercer à la pensée qu'il avait été le témoin d'une époque révolue. À la limite, un enfant de dix ans pouvait raisonnablement concevoir la publication de ses Mémoires, et n'importe quel objet constituait le début du stock d'un antiquaire réputé. On assistait à un embaumement généralisé des réflexes, des goûts morts-nés, qui transformaient le monde occidental en une gigantesque place Rouge, où chacun défilait devant son propre mausolée."

Ces lignes sont tirées de Felicidad (1993), recueil de nouvelles de Frédéric Berthet (1954-2003). Lyonnais, il avait préparé le concours de la rue d'Ulm au Lycée du Parc. Pierre Jouguelet avait été son professeur de philo en HK et Jacques Rimbault en K.

mardi 23 novembre 2021

Équilibre.

 Dans une note de la préface de 1946 pour une réédition de La trahison des clercs, Julien Benda écrit :

" Que la démocratie repose essentiellement sur l'idée d'équilibre, c'est ce que met en valeur l'excellente brochure de sir Ernest Barker, l'éminent professeur de l'Université de Cambridge : Le système parlementaire anglais. L'auteur montre que le système représentatif comporte quatre grandes pièces : corps électoral, des partis politiques, un parlement, un ministère ; que son bon fonctionnement consiste dans l'équilibre entre ces quatre pouvoirs ; que si l'un d'eux se met à tirer à soi au détriment des autres, le système est faussé. On voit combien le mécanisme de la démocratie est autrement complexe et suppose donc d'évolution humaine que ces régimes dont toute l'essence est que quelqu'un commande et les autres obéissent." (Pluriel, Livre de poche, 1977, p. 140)

Et moi, de penser : aujourd'hui, en France, le corps électoral est largement abstentionniste, les partis politiques sont discrédités, le Parlement est peu consulté, les ministres sont à la botte et le Président commande sans être obéi...

jeudi 9 septembre 2021

La densité du mal : Bayle / Épicure.

 On connaît, on admire peut-être, la  lettre d'Épicure à Idoménée, écrite au moment de mourir  :

" En ce bienheureux jour, qui sera aussi le dernier de ma vie, voici ce que nous t'écrivons. Les atteintes liées à la strangurie et à la dysenterie qui ne me lâchent pas sont à leur comble, sans connaître de répit. Mais la joie de l'âme n'a cessé de faire front contre tout ce qui m'affecte là, à la remémoration de nos échanges passés." (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, 22)

Sans doute a-t-on moins à l'esprit cet extrait du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, tiré de la notice consacrée à Xenophones, tel que je le lis dans l'anthologie de Marcel Raymond (1948) :

" On me parlait l'autre jour d'un homme qui s'était tué, après un chagrin de trois ou quatre semaines. Chaque nuit il avait mis son épée sous son chevet, dans l'espérance d'avoir le courage de se tuer, lorsque les ténèbres augmenteraient sa tristesse : mais il manqua de résolution plusieurs nuits de suite. Enfin il n'eut plus la force de résister à son chagrin, il se coupa les veines du bras. Je soutiens que tous les plaisirs dont cet homme avait joui pendant trente ans, n'égaleraient point les maux qui le tourmentèrent le dernier mois de sa vie , si on les pesait dans une juste balance. Recourez à mon parallèle des corps denses et des corps rares, et souvenez-vous de ceci, c'est que les biens de cette vie sont moins un bien, que les maux ne sont un mal. Les maux sont pour l'ordinaire beaucoup plus purs que les biens : le sentiment vif du plaisir ne dure pas, il s'émousse promptement, il est suivi du dégoût." (p. 176)

Certes Épicure ne ressent pas de chagrin mais au contraire de la joie. Cependant, le mal physique est aussi dense que le chagrin : que peut-on contre lui le souvenir présent de plaisirs passés ? Il semble légitime d'étendre au bien que représente l'échange amical ce que Pierre Bayle dit de la santé du corps :

" La maladie ressemble aux corps denses, et la santé aux corps rares. La santé s'étend sur beaucoup d'années de suite et néanmoins elle ne contient que peu de bien. la maladie ne s'étend que sur quelques jours, et néanmoins elle renferme beaucoup de mal." (ibid. p. 175).

Pierre Bayle avait précisé antérieurement que " les corps rares contiennent peu de matière sous beaucoup d'étendue ; et que les corps denses contiennent beaucoup de matière sous peu d'étendue." (p. 174). Cette analyse du bien et du mal complique singulièrement la tâche de calculer les plaisirs et les peines, comptabilité au coeur de tous les utilitarismes. Si une maladie de quinze jours vaut une santé de quinze ans (l'exemple est de l'auteur), l'égalité de la durée des biens et des maux n'est pas un critère sérieux mais comment s'entendre objectivement sur la densité de la douleur de chacun ?


mercredi 8 septembre 2021

À qui prend les animaux comme modèles ou exterminer les monstres avec une machoire d'âne.

Dans l'excellente anthologie de Pierre Bayle que Marcel Raymond a publiée en 1948 dans la collection Le cri de la France chez Egloff à Paris, je lis un extrait d'une lettre  à Minutoli du 27 septembre 1674 (l'auteur a 26 ans). Le problème traité est celui du moyen de moraliser les hommes ; certains pensant qu'il faut prendre les animaux en exemple, Pierre Bayle, ne suivant pas sur ce plan Montaigne, met en garde :

" (...) Par exemple, lorsqu'ils déclament contre la haine du prochain, ils croient que pour confondre un vindicatif, il ne faut que l'amener à l'école des bêtes et lui faire remarquer que les animaux qu'on nomme déraisonnables ont plus de raison que l'homme, puisqu'à tout le moins ils épargnent leur semblable, ce que l'homme ne fait pas ...
... Mais, bon Dieu ! que cette voie est oblique et que si on nous prenait au mot, messieurs les censeurs, (il) y aurait bien du mécompte de votre côté ! Car que peut-on apprendre dans l'école des bêtes, qui n'autorise la tyrannie  de ceux qui soumettent le droit à la force (comment ici ne pas penser à Rousseau ?) Ne voit-on pas les petits chiens être souvent tués par les dogues ? N'est-ce pas une opinion commune, que les loups tuent celui d'entre eux que la louve a le plus aimé ? Les coqs ne se battent-ils pas tous les jours les uns contre les autres jusqu'à la mort ? Les pigeons mêmes, le symbole de la débonnaireté et de la douceur, ne les voit-on pas s'entre-déchirer à coups de bec ?
La seconde femme de l'empereur Sigismond demanda à ceux qui l'exhortaient  de demeurer veuve après la mort de son mari, à l'exemple de la tourterelle, pourquoi ils ne lui proposaient pas plutôt celui des pigeons et des autes animaux.
Que peut-on voir de plus fort que la description que Virgile nous a donnée du combat de deux taureaux amoureux d'une même génisse (Georg.3) ? Je ne  dis rien de tant de bêtes qui mangent leurs petits, comme les chats, les lapins et plusieurs autres. Il faut avouer que ces messieurs croient les gens bien faciles, s'ils espèrent les convertir avec d'aussi fausses et d'aussi méchantes raisons. C'est vouloir exterminer les monstres avec une mâchoire d'âne. Certes, bien loin que les vicieux redoutent l'école des bêtes, à laquelle on veut les amener, qu'au contraire, ils voudraient appeler devant leur tribunal de tant de sévères sentences que l'on prononce contre eux. Ils conviendraient avec les plus rigides casuistes d'en user sur le chapitre de l'amitié du prochain, de l'air  que font les animaux, car comme les voies de fait leur sont permises et que parmi eux le fort emporte toujours le faible, les hommes violents et vindicatifs trouveraient très bien leur compte à tout cela." (p. 57 à 59)

Avec un siècle d'avance, Pierre Bayle ruine les sophismes du Divin Marquis, rigide casuiste à sa manière.

mercredi 1 septembre 2021

Cosmopolitisme à des fins théoriques.

 Dans son Dictionnaire historique et critique, Pierre Bayle écrit :

" Un Historien en tant que tel est comme Melchisedec, sans père, sans mère et sans généalogie. Si on lui demande: " D'où êtes-vous?" il faut qu'il réponde: ''Je ne suis ni François, ni Allemand, ni Anglois, ni Espagnol, etc., je suis habitant du monde, je ne suis ni au service de l'Empereur, ni au service du Roi de France, mais seulement au service de la Vérité; c'est ma seule Reine, je n'ai prêté qu'à elle le serment d'obéissance: je suis son Chevalier voué "» (Usson, F)

Le cosmopolitisme cynique visait à ancrer dans le local et le temporel des croyances et des actions prises à tort pour légitimes par les hommes ordinaires; celui défendu par les Stoïciens, dans la continuité du premier, avait la même conséquence morale : sous des héritages culturels différents, voire opposés, tous les hommes sont identiques par la raison, ce qui permet à chacun de pouvoir accéder - qu'il les découvre ou qu'on les lui communique - à des raisons vraies et permanentes. Avant de supporter le fou, il faut donc tenter de le faire bien raisonner.

Comme les deux précédents, le cosmopolitisme de Pierre Bayle est une norme : " je dois être un habitant du monde ", mais sa finalité, dans les lignes citées, est au service du savoir à venir, en vue de lui assurer l'objectivité ; c'est ce cosmopolitisme qui fait du dictionnaire de Pierre Bayle un dictionnaire critique ; protestant, il a rendu compte équitablement des livres catholiques. Mais Pierre Bayle n'a pas été au-delà de toute culture possible, à la différence du cynique ancien, il a habité, lui, un camp : celui des réformés dont il respectait les usages et dont il partageait à première vue les croyances ; il s'est soumis aussi à l'autorité indiscutée de Louis XIV. Son rationalisme de calviniste, héritier de la Bible, était donc bien différent de celui des Stoïciens auxquels la raison, par elle seule, était supposée faire connaître le fin mot de l'Univers.

mardi 31 août 2021

Contexte de découverte et contexte de justification.

 Élisabeth Labrousse dans le deuxième tome magistral consacré à Pierre Bayle rappelle deux textes de ce dernier, qu'on devrait sans cesse avoir à l'esprit aujourd'hui encore :

" La force ou la foiblesse des objections est quelque chose d'interne et qui ne dépend nullement ni des vertus, ni des vices, de celui qui les propose. Un homme pieux ne rend point solide un mauvais raisonnement: un impie ne rend point mauvaises les bonnes raisons»

"  On ne prend pas assez garde que la force d'une preuve ne depend pas de la disposition d'esprit de celui qui la propose." ( Martinus Nijhoff, La Haye, 1964, p. 28 )

Distinguer la valeur d'une raison de la valeur de celui qui l'énonce est une des règles de l'esprit rationnel, ce qui revient à ne pas faire dépendre des raisonneurs la vérité des raisons.