« Contre un dialecticien qui s’était mis à attaquer Cléanthe et lui soumettait des sophismes, il dit : « Cesse de soustraire le vieil homme aux sujets plus sérieux qui lui incombent ; c’est à nous autres les jeunes que tu dois proposer de tels sophismes. » (VII, 182)
C’est donc aux apprentis qu’il convient de repérer dans un raisonnement ce qui sous sa justesse apparente en fait une argumentation vicieuse. En guise de conclusion de ces chroniques consacrées à Chrysippe, voici quelques sophismes qu’il proposait à ses élèves. Je laisse aux lecteurs la tâche d’en repérer les embûches. Je ne cache pas que ce qui m’étonne est leur facilité, j’imagine que ceux qui exigent un peu plus de sagacité ont été perdus. Je commence par le plus grossier :
1)« Si tu parles de quelque chose, cela sort de ta bouche ; or, tu parles d’un char ; donc un char sort de ta bouche. »
2) « Celui qui dévoile les mystères aux profanes commet un acte impie ; or l’hiérophante dévoile les mystères aux profanes ; donc l’hiérophante commet un acte impie. »
3)« Ce qui n’est pas dans la cité, cela n’est pas non plus dans la maison ; or il n’y a pas de puits dans la cité ; donc il n’y en a pas dans la maison. »
4)« Il y a une tête, mais tu n’as pas cette tête-là ; or il y a une tête que tu n’as pas ; donc tu n’as pas de tête. »
5)« Si quelqu’un est à Mégare, il n’est pas à Athènes ; or il y a un homme à Mégare ; donc il n’y a pas un homme à Athènes. »
6) « Ce que tu n’as pas perdu, tu le possèdes ; or tu n’as pas perdu de cornes ; donc tu as des cornes. »
Il s’agit donc de confronter le disciple à des raisonnements que certes personne ne défend ordinairement et dont l’incorrection saute généralement aux yeux, de façon à le conduire à articuler clairement les raisons pour lesquelles ils sont absolument indéfendables. Il est amené ainsi à opérer de précieuses clarifications. De cette manière, le sixième sophisme aide par exemple à réaliser que « perdre quelque chose » implique « l’avoir possédé ». La deuxième prémisse du syllogisme correspond à un mauvais usage du mot (on ne peut pas perdre ce qu’on n’a jamais eu) et conduit à une conclusion fausse. Le raisonnement reste formellement correct comme on le voit si on le transcrit ainsi : Tout ce qui n’est pas perdu est possédé Or, x est n’est pas perdu Donc x est possédé. La faiblesse du raisonnement ne vient donc pas ici de son incohérence formelle mais d’un usage de « perdre quelque chose » qui n’est pas, comme on dirait en termes wittgensteiniens, conforme à sa grammaire. Je laisse à chacun le soin, s’il en a le désir, de débrouiller les autres fils. Pour ceux qui sont déçus par la facilité de la tâche, voici une énigme supplémentaire transmise par Lewis Carrol dans sa Logique sans peine :
« Tout philosophe est logique Un homme illogique est toujours têtu Quelques personnes têtues ne sont pas philosophes »
Chrysippe aurait-il jugé qu'il s'agit ici d'un sophisme ?