dimanche 17 avril 2005

Chrysippe, le redécouvreur.

Comme on a perdu la fin du livre VII des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, c’est par la force des choses le dernier des anciens stoïciens auxquels je consacrerai mon feuilleton. Donc rien sur Zénon de Tarse, Diogène (encore un), Apollodore, Boéthos, Mnésarchidès, Mnasagoras, Nestor, Basilide, Dardanos, Antipatros, Héraclidès, Sosigénès, Panétius, Hécaton, Athénodore, un autre Athénodore, Antipatros, Arius et Cornutus. J’imagine que je pourrais glaner quelque part des renseignements biographiques sur eux, voire même des fragments de leur philosophie, mais la meilleure source reste définitivement tarie. J’ aime bien les derniers mots du livre VII :
« Sur ce qui est dit au sujet de… »
C’est le 162ème titre, mutilé bien sûr, des 705 livres de Chrysippe et par hasard, mais comme pour annoncer l’indétermination de tous ceux qui suivent, c’est donc un livre sur… rien en somme. Ces si nombreux ouvrages n’ont pas comme seule fonction de mettre en relief la dimension à nouveau herculéenne de cette vie : ils ont bel et bien été écrits. C’est un fait que trois cents après sa mort, au premier siècle, le philosophe Cornutus laisse en héritage au poète Perse 700 livres de Chrysippe. Ce dernier ne manquait donc pas de souffle ; d’ailleurs il était, comme son maître Cléanthe, un athlète, mais coureur de fond et non pugiliste. Ce qui en revanche le distingue radicalement de Cléanthe, c’est qu’ « il était un homme plein de dons naturels et doué d’une grande vivacité sous tous rapports. » (179). Cependant ce n’est pas un hétérodoxe. Il est convaincu de la vérité de la doctrine puisqu’il demande qu’on lui enseigne les conclusions mais il veut découvrir par lui-même les démonstrations. Je crois qu’il ne veut pas innover en justifiant de manière nouvelle la thèse consacrée, il veut seulement exercer son intelligence : il m’apparaît donc comme un excellent élève, capable de faire aussi bien que les fondateurs du savoir auquel il veut être initié. Donc Chrysippe ne trouve pas, il retrouve. J’en veux pour preuve son usage des citations, abondant si l’on en croit Apollodore d’Athènes dans son Recueil de doctrines :
« Si l’on enlevait en effet des livres de Chrysippe toutes les citations étrangères, on ne trouverait plus que des feuilles blanches » (181)
Quel usage rassurant de la citation ! Elle est mobilisée non pour présenter une position différente, mais sa propre position (qui est en plus celle de toute une communauté) déjà annoncée et soutenue avant par d’illustres témoins. Ainsi il stoïcise Euripide :
« Un jour dans l’un de ses écrits il cita la quasi-totalité de la Médée d’Euripide ; quelqu’un qui avait le livre en main dit à celui qui lui demandait ce qu’il tenait : « La Médée de Chrysippe » (180)
Ce n’est pas du tout un plagiat, c’est l’illustration de l’intemporalité de la vérité (stoïcienne). Comme les pères de l’Eglise trouveront dans le Manuel d’Epictète un christianisme avant la lettre, Chrysippe trouve dans les tragédies euripidiennes la vérité déjà dite. On est heureusement sorti de la longue époque où les philosophes pensaient que la Vérité parlait à travers leur bouche et à travers celles de tous ceux qu’avant eux elle avait habité. Aujourd’hui on serait plutôt porté à se demander pourquoi les philosophes se sont donnés si longtemps un si beau rôle.(1) Chrysippe n’est pas seulement par cela loin de nous, il est aussi très éloigné de Socrate. La philosophie n’est plus le dialogue incertain et souvent inabouti qui, au-delà des opinions, vise les Essences, elle est une tradition qui accumule les preuves d’une Vérité déjà trouvée et toujours conservée. Je pense à Schopenhauer qui reproduira bien plus tard cette représentation de la philosophie en cherchant jusque dans les Vedantas la répétition des vérités qui composent sa philosophie qui n’a bien sûr rien, mais rien du tout, de schopenhauerien :
« Cette théorie a toujours existé. D’abord elle est la première, la plus essentielle des idées contenues dans le plus vieux livre du monde, les Védas sacrés, dont la partie dogmatique, ou pour mieux dire ésotérique, se trouve dans les Upanishads. (…) Elle faisait aussi le fond de la sagesse de Pythagore (…) C’est à cela que se réduit ou peu s’en faut toute la doctrine de l’Ecole éléate : le fait est bien connu (…) De nos jours enfin, Kant ayant achevé d’anéantir le vieux dogmatisme, si bien que le monde étonné en contemple les débris fumants, la même idée a reparu dans la philosophie éclectique de Schelling : Schelling prend les doctrines de Plotin, de Spinoza, de Kant et de Jacob Boehme. » (Le fondement de la morale, IV, traduction de Burdeau)
Comment élève de Schopenhauer aurais-je pu ne pas être schopenhauerien ! Quel plus beau rêve que de s’inscrire dans une si longue Tradition de Vérité ?
(1) Ajout du 18-10-14 : mais à trop douter de la possibilité de connaître la vérité, on risque de priver la philosophie de toute fonction et de toute portée.

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