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lundi 22 mars 2010

Épictète au secours de Flaubert.

Le samedi soir 29 Mai 1852, Flaubert écrit de Croisset à Louise Colet, sa maîtresse :
" Mais où se réfugier, mon Dieu ! où trouver un homme ? Fierté de soi, conviction de son oeuvre, admiration du beau, tout est donc perdu ? La fange universelle où l'on nage jusqu'à la bouche, emplit donc toutes les poitrines ? - À l'avenir, et je t'en supplie, ne me parle plus de ce qu'on fait dans le monde, ne m'envoie aucune nouvelle, dispense-moi de tout article, journal, etc. Je peux fort bien me passer de Paris et de tout ce qui s'y brasse. - Ces choses me rendent malade ; elles me feraient devenir méchant et me renforcent d'autant, dans un exclusivisme sombre qui me mènerait à une étroitesse catonienne. - Que je me remercie de la bonne idée que j'ai eue de ne pas publier ! Je n'ai encore trempé dans rien ! Ma muse (quelque déhanchée qu'elle puisse être) ne s'est point encore prostituée, et j'ai bien envie de la laisser crever vierge, à voir toutes ces véroles qui courent le monde. Comme je ne suis pas de ceux qui peuvent se faire un public et que ce public n'est pas fait pour moi, je m'en passerai. "Si tu cherches à plaire, te voilà déchu", dit Épictète. Je ne déchoirai pas. Le sieur Musset me paraît avoir peu médité Épictète, et cependant ce n'est pas l'amour de la vertu qui manque dans son discours." (Correspondance Tome II La Pléiade p.95)
Le passage cité par Flaubert est sans doute tiré du Manuel (23) :
" Si un jour il t'arrive de te tourner vers l'extérieur, en voulant plaire à quelqu'un, sache que tu as abandonné le règle de vie que tu as choisie." (trad. Pierre Hadot).
À noter que le reproche que Flaubert fait à Musset de se contenter de parler vertu peut être justifié par un autre texte du Manuel (46):
" Ne te donne jamais le nom de philosophe et ne bavarde pas beaucoup, en présence des non-philosophes sur les principes théoriques, mais pratique ce qui est prescrit par ces principes, de même que dans un repas, tu ne tiens pas de discours sur la manière dont il faut manger, mais tu manges comme il faut manger."
Nietzsche fait un beau portrait de cette retenue stoïcienne dans un texte d' Aurore (1881):
" L'homme d'Épictète ne serait certes pas du goût de ceux qui aspirent maintenant à l'idéal. La tension continuelle de son être, le regard infatigable tourné à l'intérieur, ce que son oeil a de fermé, de prudent, de réservé lorsqu'il lui arrive de se tourner vers le monde extérieur ; et encore ses silences ou ses paroles courtes : tout cela, ce sont des signes de la bravoure la plus sévère, que serait-ce pour nos idéalistes qui sont avant tout avides d'expansion ! En outre, il n'est point fanatique, il déteste le cabotinage et la vantardise de nos idéalistes."
Pour en revenir à Flaubert, à relever le traitement paradoxal qu'il réserve à Caton d'Utique - d'où dérive d'après Littré l'adjectif catonien - , idole des Stoïciens (Sénèque par exemple s'y réfère sans cesse dans toute son oeuvre). Ici, pseudo-stoïcien, il n'est pas loin d'incarner une misanthropie hargneuse.

mardi 2 décembre 2008

Y a-t-il un degré du malheur au-delà duquel plus personne ne peut être un éclaireur ?

Foucault dans son cours au Collège de France du 17 mars 1982 paraphrase ainsi Epictète:
" Epictète dit ceci: il y a des hommes qui sont si vertueux par nature, qui ont déjà montré tellement bien leur force, que le Dieu, au lieu de les laisser vivre au milieu des autres hommes, avec les avantages et inconvénients de la vie ordinaire, les envoie en éclaireurs vers les plus grands dangers, les plus grandes difficultés. Et ce sont ces éclaireurs du malheur, ces éclaireurs de l'infortune, ces éclaireurs de la souffrance qui vont d'une part faire pour eux-mêmes ces épreuves, particulièrement rudes et difficiles, mais, en bon éclaireurs, revenir ensuite dans la cité d'où ils viennent, pour dire à leurs concitoyens qu'après tout ces dangers qu'ils redoutent tellement, ils n'ont pas à s'en préoccuper tellement, puisqu'eux-mêmes en ont fait l'expérience. Envoyés comme éclaireurs, ils ont affronté ces dangers, ils ont pu les vaincre, eh bien, les autres pourront les vaincre. Et ils reviennent ayant rempli leur contrat, ayant remporté leur victoire et capables d'enseigner aux autres que l'on peut triompher de ces épreuves et de ces maux, qu'il y a pour cela un chemin qu'ils peuvent leur enseigner. Tel est le philosophe, tel est le cynique - d'ailleurs, dans le grand portrait du cynique que donnera Epictète, cette métaphore de l'éclaireur est à nouveau employée - pour affronter les plus rudes ennemis, et qui revient pour dire que les ennemis ne sont pas dangereux, ou pas très dangereux, pas aussi dangereux qu'on croit, et pour dire comment on peut les vaincre" (L' herméneutique du sujet p.423).
Je me demande si des camps de la mort sont revenus des éclaireurs en ce sens-là.

mercredi 6 février 2008

Jankélévitch, Gracián et Epictète.

Dans Quelque part dans l'inachevé (Gallimard 1978), le philosophe Vladimir Jankélévitch fait un rapprochement inattendu entre Gracián et le philosophe stoïcien Epictète:
" Gracián a mis au point une défensive et une offensive, et forgé les armes du pénétrant impénétrable. En cela au moins il se rapproche d'Epictète, cet esclave à la merci d'un maître inhumain; Epictète est libre intérieurement d'une liberté autocratique: la forteresse intérieure, la citadelle inexpugnable du vouloir ne sont-elles pas aussi des images guerrières qui exaltent la toute-puissance du microcosme personnel ? Par son repli dans le château fort invisible, le vouloir propre échappe à la violence du pouvoir. Mais cette manoeuvre clandestine n'est pas réservée à l'état de guerre; si elle prend chez Gracián le visage implacable de la réussite ou chez Epictète le visage tout aussi implacable du silence et de la résistance, elle n'en est pas moins présente à chacun de nous, en chaque instant de la durée. Une part de nous-mêmes manoeuvre perpétuellement hors du champ des opérations officielles; notre dessein profond s'exprime sous mille masques, mille ruses qui le rendent parfois méconnaissable." (p.24-25).
C'est au fond n'importe quel philosophe stoïcien qui ne cesse de se penser comme esclave à la merci d'un maître inhumain, ce dernier pouvant se manifester autant à travers un maître inhumain au sens propre qu'à travers les revers de fortune, les maladies, la mort.
Mais transformer le stoïcien en autocrate en guerre avec le monde n'est que partiellement éclairant. Car le stoïcisme est une adhésion justifiée par la raison à l'ordre du monde. Si "le vouloir propre échappe à la violence du pouvoir", c'est parce qu'il se conforme à un ordre du monde dont cette violence est une des manifestations bonnes et nécessaires. Pour résumer, ces lignes confèrent à Epictète une dimension anachroniquement romantique. La sagesse stoïcienne prend des allures fausses de fuite individualiste. Or, le stoïcien a à coeur de se conformer dans la limite du raisonnable aux "opérations officielles". Il n'avance pas non plus masqué: l'impassibilité de son visage ne cache rien, elle donne seulement à voir l'apathie parfaite à laquelle il tend.
S'il fallait à tout prix incarner dans une figure philosophie antique la ruse et le masque, je choisirais - et encore à la rigueur, ce qui veut dire sans rigueur - l'épicurien, porté qu'il est à identifer le "respect" des "opérations officielles" au conformisme indispensable à sa tranquillité d'esprit. L'épicurien navigue entre les écueils sociaux car à participer aux jeux collectifs institués, il sait courir, loin de ses amis, le risque de couler.

Commentaires

1. Le vendredi 7 mars 2008, 23:52 par Nicotinamide
"La réhabilitation de l'accident caractérise une certaine philosophie modale qui se désintéresse de l'être pour considérer les seules manières d'êtres de cet être : le philosophe réintègre la caverne ds ombres et des reflets hors de laquelle il vait fait évadér les captifs. (..)Cette intervention diamétrale du platonisme, sensible déjà dans l'éthique stoicienne du decorum, a pris une forme particulièrement piquante chez Gracian", p. 13le je ne sais quoi et le presque rien tome I, point seuil
Pensez à Cicéron qui commande dans le traités des devoirs : comment s'habiller, le geste, la démarche, les convenances du parlé etc etc...
Pensez à Epictète, le rôle d'Homme dont dépend les valeurs, les invitations à ne pas se soucier dde l'opinion des autres. (Entretiens). Dans le manuel XL et XXXV par exemple.
Et sénèque qui conseille à l'épistolier de ne pas trop se montrer philosophe lettre VI : "Je veux au dedans dissemblance complète : au dehors soyons comme tout le monde"
2. Le samedi 8 mars 2008, 11:04 par philalèthe
Le passage de Jankélévitch que vous citez est intéressant mais je ne pense pas qu'on puisse identifier le stoïcien au philosophe qui rentrerait dans la caverne; en fait c'est le platonicien qui rentre dans la caverne mais pas pour y prendre au sérieux les ombres, plutôt pour y importer la lumière.
Concernant Cicéron, je ne pense pas que le respect des devoirs implique de porter un masque à cause précisément de la valeur (certes relative) des devoirs en question.
Quant à Epictète, je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.
Dans la lettre 6, je ne trouve pas le passage que vous relevez, mais celui-ci qui va dans le sens d'une conformité de la conduite avec la pensée: "Cléanthe n'aurait pas fait revivre Zénon en sa personne, s'il n'eût été que l'auditeur du maître: il a été mêlé à sa vie, il en a pénétré les secrets détails, il a voulu contrôler si vraiment chez lui conduite et principe étaient d'accord"
J'imagine que dans le passage de Sénèque que vous citez, ce dernier avertit Lucilius d'un danger: jouer au philosophe.
Il ne faut porter aucun masque, même pas celui du philosophe. Il faudrait distinguer entre se composer un visage, ce que fait le stoïcien et porter un masque. Le masque cache l'intériorité, le visage composé, lui, montre l'intériorité (c'est une intériorité qui donne de la valeur aux manifestations de soi circonstanciées et extérieures).
3. Le samedi 8 mars 2008, 23:31 par Nicotinamide
Les maladresses de mon commentaire témoignent d’un empressement déséquilibré qui a servi l’ellipse et l’inachevé au lieu d’offrir la clarté et la précision. Je reprends donc, je reprends de la lenteur pour éviter ces désagréments. Je ne veux pas remettre en question votre interprétation, je vous en propose une autre. En effet, je pars de l’usage de Gracian établi par Jankélévitch pour tenter de comprendre pourquoi il le rattache (dans votre citation) au stoïcien. Gracian travaille l’apparence car elle vaut par elle-même. Il réhabilite le sucre, la complaisance, les fleurs, le cliquant, les applaudissements, les flatteries et l’art de la prudence… Jankélévitch problématise à travers le jésuite espagnol l’impossible coïncidence entre l’intériorité et l’extériorité, le « je ne sais quoi » qui permet de penser une dualité floue entre le paraître superficiel et l’être (comme apparition). Platon, au contraire vire les poètes, il casse le lustre, il renie la parlotte sophistiquée, il rejette les irisations, les apparences et les manières d’être. La lumière platonicienne dissipe les ombres, la lumière du moraliste aveugle. L’homme de cour se montre autre chose que ce qu’il est. En parcourant les entretiens et le manuel d’Epictète, je rencontre non pas des conseils pour devenir mondain mais des réflexions sur l’être et ses manières. Je crois que Jankélévitch rassemble les stoiciens et les moralistes sur ce point. Par exemple, le XL du Manuel explique aux dames que pour être appréciées elles doivent plutôt être réservées et décentes que parées et parfumées. Dans les entretiens : « Le philosophe ne s’annonce pas comme tel. » Gracian aurait pu écrire « le courtisan ne s’annonce pas comme tel. » Est-ce que la barbe et le froc font le philosophe ? Le philosophe se reconnaît dans les actes nous apprend Epictète. Mais quels actes ? Faire la manche ? Se pendre ? Tout est permis chez le stoicien… Peut-on supposer que les stoiciens se sont posés la question : quel est ce « je ne sais quoi » qui va différencier le comédien du philosophe ?
L’autre exemple tiré du manuel que je citai était une référence cherchant à montrer la répétition du chant lexical de la lutte. La citadelle intérieure se protège par le mépris des opinions et des jugements.
Cicéron développe aussi des manières d’êtres. Traité des devoirs, un paragraphe : règles concernant l’habit, le geste la démarche. Il participe à l’éloge de la couleur, des aspects, « se tenir propre pour éviter de paraître grossier »… Je feuillette le traité des devoirs, Cicéron qui souhaitait écrire une morale appliquée du stoicien Panétius nous révèle que rien n’est simple… Je lis ailleurs : « Pour paraître très facilement être ce que nous sommes, le meilleur moyen est assurément d’être effectivement celui que nous voulons être dans l’opinion d’autrui. »
En ce qui concerne Sénèque, je me suis trompé, je voulais dire la 5
Copié-collé des trois quart de la lettre V
« que rien dans ton extérieur ou ton genre de vie n’appelle sur toi les yeux. Étaler une mise repoussante, une chevelure en désordre, une barbe négligée, déclarer la guerre à l’argenterie, établir son lit sur la dure, courir enfin après un nom par les voies les moins naturelles, fuis tout cela. Ce titre de philosophe, si modestement qu’on le porte, est bien assez impopulaire ; que sera-ce si nos habitudes nous retranchent tout d’abord du reste des hommes ? Je veux au dedans dissemblance complète : au dehors soyons comme tout le monde. Point de toge brillante, ni sordide non plus. Sans posséder d’argenterie où l’or massif serpente en ciselure, ne croyons pas que ce soit preuve de frugalité que de n’avoir ni or ni argent chez soi. Ayons des façons d’être meilleures que celles de la foule, mais non pas tout autres ; sinon, nous allons faire fuir et nous aliéner ceux que nous prétendons réformer. Nous serons cause en outre que nos partisans ne voudront nous imiter en rien, de peur d’avoir à nous imiter en tout. La philosophie a pour principe et pour drapeau le sens commun, l’amour de nos semblables ; nous démentirons cette devise si nous faisons divorce avec les humains. Prenons garde, en cherchant l’admiration, de tomber dans le ridicule et l’odieux. N’est-il pas vrai que notre but est de vivre selon la nature ? Or il est contre la nature de s’imposer des tortures physiques, d’avoir horreur de la plus simple toilette, d’affectionner la malpropreté et des mets, non-seulement grossiers, mais qui répugnent au goût et à la vue. De même que rechercher les délicatesses de la table s’appelle sensualité, fuir des jouissances tout ordinaires et peu coûteuses est de la folie. La philosophie veut qu’on soit tempérant, non bourreau de soi-même ; et la tempérance n’exclut pas un certain apprêt. Voici où j’aime que l’on s’arrête : je voudrais un milieu entre la vertu parfaite et les murs du siècle, et que chacun, tout en nous voyant plus haut que soi, se reconnût en nous. « Qu’est-ce à dire ? Ferons-nous donc comme tous les autres ? Point de différence de nous au vulgaire ? » Il y en aura certes une grande ; et qui nous examinera de près la sentira bien. Si l’on entre chez nous, que l’admiration soit plutôt pour le maître que pour les meubles. Il y a de la grandeur à se servir d’argile comme on se servirait d’argenterie ; il n’y en a pas moins à se servir d’argenterie comme si c’était de l’argile. C’est faiblesse d’âme de ne pouvoir supporter les richesses. »


Tiré du je ne sais quoi et presque rien, tome I :
« Appelons masque cette pellicule superficielle, ce visage second qui ne laisse passer le courant d’expression que dans le sens efférent : qu’il serve à intimider par la grimace ou, en général, à avoir l’air c’est-à-dire à paraître un autre qu’on est, le masque oppose toujours un écran ou un obstacle au courant induit de compréhension ; mieux, il dévie ce courant. Le masque est le visage artificiel du pénétrant impénétrable et il est donc à la lettre, l’hypocrisie. » p. 21-22
« Pénétrant et impénétrable* : ces mots résument une relation unilatérale et injuste qui évite avec soin de devenir corrélation et de s’ouvrir à l’échange. » p.20
* En note, Jankélévitch renvoie pour cette expression aux caractères de La Bruyère VIII.
4. Le lundi 10 mars 2008, 17:33 par philalethe
Merci beaucoup pour vos éclaircissements patients et intéressants.
Je suis d'accord avec l'idée que le stoïcien prend au sérieux les manières d'être. Vous ajoutez en plus que toutes les conduites lui sont permises. Ainsi peut-on mendier et être stoïcien, se pendre et être stoïcien; je suis d'accord mais feront la différence les raisons qui justifient la conduite. Certaines mauvaises raisons se manifesteraient par des manières de mendier indignes du stoïcien.
Cependant certains actes ne peuvent pas être réalisés quelle que soit la manière (torturer, violer, voler). Même si ces actions dérivaient d'une fonction sociale (les officia du bourreau par exemple), elles seraient en conflit essentiel avec l'identification d'autrui à un être doté de raison (cf le cosmopolitisme).
Je retiens de Cicéron la règle: il faut paraître ce que nous sommes, ce qui exclut le masque mais implique la composition. Quant à la frontière entre masque et figure (faire bonne figure ?), elle ne me paraît pas accessible de l'extérieur, c'est le stoïcien qui sait qu'il ne fait pas le philosophe (à ce niveau, on peut lui poser l'objection wittgensteinienne: s'il est le seul à savoir quand il applique la règle, il ne peut pas faire la différence entre l'appliquer et croire l'appliquer).
Quant au passage de Sénèque, j'y reviendrai mais je dirai pour l'instant qu'il est clairement anti-cynique (en tant que le cynisme développe ce que le Phédon par exemple contient de mépris du corps).
"Pénétrant impénétrable". C'est le chrétien qui est pénétrant, non ? Il va chercher dans les replis les fautes inaperçues (le psychanalyste a pris en un sens la succession avec quelques réformes). Certes le stoïcien identifie qui il a en face de lui, mais il ne cherche qu'à faire entrer l'individu dans une typologie (attention ! voilà un ambitieux, un voleur etc!) à des fins non d'expertise psy mais prophylactiques (surtout ne pas entrer dans la logique pathologique de cet homme-là).
5. Le vendredi 11 avril 2008, 21:37 par Nicotinamide
Il est tentant de commenter cette lettre. Je patienterai.
Pénétrant impénétrable, je dirai le moraliste, celui qui lit dans le jeu des autres sans laisser lire dans le sien. Par extension le stoicien (selon JW), le directeur de conscience n'est pas si loin d'être un moraliste

dimanche 20 janvier 2008

Pascal / Epictète

Pascal écrit:
“Quand on se porte bien, on admire comment on pourrait faire si on était malade ; quand on l’est, on prend médecine gaiment : le mal y résout. On n’a plus les passions et les désirs de divertissement et de promenades, que la santé donnait, et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des désirs conformes à l’état présent. Il n’y a que les craintes, que nous nous donnons nous-mêmes, et non pas la nature, qui nous troublent, parce qu’elles joignent à l’état où nous sommes les passions de l’état où nous ne sommes pas. » ( 109 Ed. Brunschvicg Hachette 1922 p.382-383)
Brunschvicg ajoute la note suivante : « Le Manuel d’Epictète contient cette maxime célèbre : « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu’ils ont sur les choses. » (V) »
A dire vrai, cette note ne me paraît pas pertinente. Epictète oppose la chose à ce que la passion nous fait voir d’elle, son but étant de développer la compréhension de la chose hors passion, si on peut dire. Pascal en revanche oppose deux sortes de passions, celles de la santé et celles de la maladie et affirme que les passions de la maladie, accordées à elle, la rendent vivable. La fin est de produire chez le lecteur non un mouvement de maîtrise de soi destiné à en finir avec les passions mais une prise de conscience de la variété des passions et de la fonction finalement psychologiquement salutaire de la variation passionnelle.

Commentaires

1. Le dimanche 20 janvier 2008, 11:22 par herve
Entièrement d'accord avec vous. Le projet de maîtrise de soi stoïcien n'est pas du tout celui de Pascal qui, dans l' Entretien avec M. de Saci, insiste sur la "présomption" d'Epictète lorsque celui-ci affirme que les deux puissances de l'esprit et de la volonté "sont donc libres, et que c'est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits".
Pour Pascal, il n'y a que des divertissements, c'est-à-dire des façons de se détourner de soi : le malade regarde vers la santé en prenant "médecine gaiement", la personne saine admire "comment on pourrait faire si on était malade".
La sortie du divertissement n'est pas possible. La foi chrétienne n'en est elle-même qu'une forme subtile : nous ne pouvons nous contenter de nous-mêmes, mais nous ne pouvons pas plus nous détourner complètement de nous-mêmes, il nous reste à nous tourner vers ce qui en nous est plus que nous : Jésus Christ, comme en atteste le Mystère de l'Eucharistie.
Ce "divertissement de foi" ne porte en lui-même aucune garantie ultime. Pour le justifier, il faut recourir à un raisonnement mathématique _détourné_, c'est-à-dire, comme nous l'avions vu, à un pseudo-raisonnement probabiliste, ou se _détourner vers ses effets_ : la foi en Dieu est peut-être fausse, mais "vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, etc."
2. Le dimanche 20 janvier 2008, 12:31 par philalèthe
Merci d’abord pour ce post.
Votre référence au “divertissement de foi” est originale mais pouvez-vous m’assurer qu’elle est pascalienne ?
Certes le fragment 443 (éd. Le Guern) pourrait venir à l’appui de votre thèse (« Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement »). On inclurait alors dans toutes les occupations les occupations religieuses.
Cependant d’autres fragments suggèrent une distinction tranchée entre vie chrétienne et et divertissement. Je pense au 393 qui mentionne la possibilité d’une sortie en dehors du divertissement :
« La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. »
Je prends en compte aussi 127 qui souligne que la pensée de la royauté ne suffit pas à sauver le roi de la conscience de sa misère et qu’il lui faut aussi être diverti. Or, les dernières lignes font une distinction qu’il faut peut-être prendre au sérieux :
« Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois. »
En revanche Pascal dit explicitement que quand la philosophie prend comme objet le divertissement, il peut ne s’agir que d’une forme plus subtile et plus condamnable de divertissement :
« Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non point pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils le savent. Et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance » (126)
J’aimerais donc savoir sur quels autres textes vous vous appuyez pour produire le concept de « divertissement de foi ». Merci d'avance !

mercredi 9 mai 2007

Flash-back: Epictète, al-Kindî et le bateau.

Dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale (1996), dirigé par Monique Canto-Sperber, Charles Butterworth consacre un article à la philosophie morale de l’Islam ; il y évoque le philosophe médiéval al-Kindî (800-866) et un de ses ouvrages, l’Epître à propos d’un stratagème pour repousser les chagrins. Ce livre est construit autour d’une allégorie destinée à convaincre du caractère toujours négatif de la possession, quelle qu’elle soit. Voici comment Butterworth la présente :
« Notre passage à travers ce monde de corruption ressemble à celui des gens embarqués sur un bateau et qui vont « vers un but, leur propre lieu de repos, qu’ils espèrent atteindre ». Lorsque le bateau s’arrête afin qu’ils puissent vaquer à leurs affaires, quelques-uns le font en vitesse et retournent trouver des sièges larges et commodes. D’autres, qui, eux aussi, s’acquittent vite de leurs tâches mais font une pause pour regarder les beaux paysages autour d’eux et pour se réjouir des arômes délicieux, reviennent au navire et trouvent des sièges plus étroits et moins commodes. D’autres encore, qui errent ici et là ramassant des objets, ne trouvent que des places incommodes et sont très gênés par ce qu’ils ont rapporté. D’autres, enfin, s’éloignent du bateau, tellement épris de la beauté de la nature autour d’eux et des objets à ramasser qu’ils oublient leurs affaires actuelles et même le but du voyage. Parmi ces derniers, ceux qui entendent l’appel du capitaine et reviennent avant que le bateau ne parte, trouvent des places très inconfortables. Quelques-uns s’éloignent tellement du bateau qu’ils n’entendent jamais l’appel du capitaine ; laissés derrière, ils périssent dans des conditions horribles. Quant à ceux qui sont revenus au bateau chargés d’objets, ils souffrent tant à cause de l’étroitesse de leurs places, l’odeur de leurs possessions en train de se décomposer et le mal qu’ils se donnent pour les protéger qu’ils deviennent malades, et quelques-uns meurent. Seuls les deux premiers groupes arrivent à la fin du voyage sains et saufs, mais même les hommes du deuxième groupe sont néanmoins très gênés par l’étroitesse de leurs sièges. » (p. 741)
Je pense à un autre bateau et à d’autres passagers, ceux dont parlait le stoïcien Epictète à Nicopolis vers 108, discours qu’écoutait attentivement son disciple Arrien et qu'il rapporta ainsi dans le Manuel :
« Comme au cours d’une traversée, quand le navire a jeté l’ancre dans un port, si tu en descends pour aller chercher de l’eau fraîche, tu peux ramasser une chose accessoire au bord du chemin, un coquillage, une petite racine, il te faut pourtant avoir l’esprit tendu vers le bateau et te retourner constamment, de peur que peut-être le pilote ne t’appelle, et que, s’il t’appelle, tu doives abandonner toutes ces choses, afin que tu ne sois pas embarqué dans le navire, ficelé comme un mouton, de la même manière, dans la vie, si, à la place d’une petite racine, ou d’un coquillage, on te donne une femme et un enfant, rien n’empêche. Mais si le pilote fait retentir son appel, cours vers le navire en laissant toutes ces choses, sans te retourner en arrière. Et si tu es vieux, ne t’éloigne pas un moment loin du navire, de peur qu’il arrive que tu manques à l’appel. » ( traduction de Pierre Hadot Classiques de poche p.168).
Certes entre les deux textes, il y a des différences. Entre autres : dans la parabole stoïcienne, descendre du bateau, c’est naître ; y monter, c’est mourir. En revanche, dans celle de al-Kindî, la vie est l’ensemble que constitue la traversée et les haltes. Le point de départ du voyage, c’est la naissance ; son point d’arrivée, c’est la mort.
Je note aussi que, si al-Kindî disqualifie toute possession, c’est seulement l’attachement à la possession que le stoïcisme condamne. Enfin, s’il semble que dans les deux cas l’identité du capitaine n’est pas douteuse, c’est le prophète dans le texte médiéval et Dieu dans le texte antique. Mais bien sûr le Dieu du texte médiéval n’a pas grand-chose à voir avec le Dieu stoïcien. Le premier est révélé par le Coran (mais démontrable par la raison, expliquera plus tard Averroès) ; le second est connu seulement par la raison car en effet les stoïciens sont supposés savoir et ne croire en rien.
Reste l’idée commune que la vie sur terre doit être ordonnée en fonction de la navigation en mer…

Commentaires

1. Le samedi 12 mai 2007, 13:01 par herve
"Certes entre les deux textes, il y a des différences. Entre autres : dans la parabole stoïcienne, descendre du bateau, c’est naître ; y monter, c’est mourir. En revanche, dans celle de al-Kindî, la vie est l’ensemble que constitue la traversée et les haltes. Le point de départ du voyage, c’est la naissance ; son point d’arrivée, c’est la mort."
Excusez-moi, je n'ai pas relu de commentaires sur le passage d'Epictète auquel vous vous référez, mais s'agit-il de la mort ?
Si le pilote est Dieu, le navire n'est-il pas la destinée, la nécessité, invoquée à la fin du Manuel ?
Le navire fait escale, ce qui signifie que la nécessité n'est pas toujours pressante, elle offre des moments d'accalmie ; ne pas trop s'éloigner est cependant requis pour que nous ne soyons pas tirés par une destinée ("afin que tu ne sois pas embarqué dans le navire, ficelé comme un mouton") que nous aurions oubliée, délaissée, en nous laissant absorber par les petits plaisirs de la vie.
La fin du passage plaide également en ce sens : s'il s'agissait de la mort, il ne serait pas requis lorsque "tu es vieux" de rester près du navire. C'est seulement si l'âge affaiblit nos ressources qu'il ne faut pas trop musarder ici et là pour répondre le plus rapidement possible à l'appel de la nécessité.
2. Le samedi 12 mai 2007, 15:59 par philalèthe
J’ai bien conscience que l’interprétation que j’ai donnée du sens de la parabole d’Epictète est discutable, mais, ayant eu seulement comme fin dans ce billet de rapprocher le philosophe stoïcien du philosophe musulman, je n’ai pas approfondi cette question.
Aussi ai-je repris à Pierre Hadot l’ interprétation qu’il expose dans son édition du Manuel. Pour plus ample information, la voici donc:
« L’escale à terre, c’est la vie ; le coquillage ou la racine, les objets que l’on peut rencontrer dans la vie et auxquels on peut s’attacher, c’est-à-dire finalement une femme, des enfants ; le pilote, c’est Dieu ou la Nature ou le Destin. L’appel du pilote pour regagner le bateau après l’escale, c’est l’ annonce de la mort. Il faut y répondre de bonne grâce pour éviter d’être traîné dans le bateau comme du bétail ; c’est ce qui arrive à ceux qui refusent d’obéir au Destin (cf chap. 53 les vers de Cléanthe) » (p.71-72)
J’ajoute la note qu’il joint à son analyse :
« Peut-être est ici présente l’image de Charon, le passeur des morts, cf la note de A-J. Festugière, à propos d’un texte de Télès (II, 16) dans Deux prédicateurs de l’Antiquité, Télès et Musonius, p.23, n.20. »
Concernant votre propre interprétation, elle me gêne sur trois points :
a) votre idée d’une nécessité qui laisse des moments d’accalmie correspond-elle pour vous à 1) une diminution réelle (ontologiquement) de la nécessité ou 2) au point de vue de chacun sur la nécessité, point de vue fluctuant en fonction des événements qui le touchent ? Je défendrais 2 car la nécessité est la cause de tous les événements qui me touchent, qu’ils soient pressants ou non.
b) la distinction entre le pilote (= Dieu) et la nécessité (= le navire), même si elle est effectivement justifiable par les vers de Cléanthe que vous et Hadot citez (« Conduis-moi, ô Zeus, et toi, Destinée »), me paraît une distinction verbale correspondant à deux manières de voir la même chose sous deux aspects distincts (Dieu est la Nécessité : ce ne serait pas une tautologie, mais un jugement analytique)
c) si prendre le bateau correspond à un temps de la vie, il me semble que la parabole inviterait à quelque chose comme deux niveaux de vie, ce qui me paraît contraire à l’idée que, quelle que soit l’activité à laquelle je me livre, même la plus contingente (participer à un banquet), c’est en stoïcien que j’y participe (avec la conscience constante de la nécessité constante de tous les événements qui me touchent et dont je dois m’obliger à élaborer une représentation droite)
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3. Le samedi 12 mai 2007, 17:05 par herve
Philalethe
"votre idée d’une nécessité qui laisse des moments d’accalmie correspond-elle pour vous à 1) une diminution réelle (ontologiquement) de la nécessité ou 2) au point de vue de chacun sur la nécessité, point de vue fluctuant en fonction des événements qui le touchent ? Je défendrais 2 car la nécessité est la cause de tous les événements qui me touchent, qu’ils soient pressants ou non.
herve
L'accalmie dont je parle correspond à la possibilité de juger qui m'est laissée et donc à la possibilité de deux niveaux de vie puisque
XLIII "Toute chose a deux anses : l'une par où on peut la porter, l'autre par où on ne le peut pas".
Soit je vis en gardant en vue la nécessité, en ne m'attachant pas aux choses et aux êtres que je rencontre (i.e avoir l'esprit tendu vers le bateau)
Soit je vis en m'attachant indûment (i.e. en perdant le bateau de vue, en me détachant illusoirement de lui)
Dans les deux cas, je suivrai la nécessité : dans l'un de bon coeur, dans l'autre malgré moi.
LIII "Conduis-moi, ô Zeus, et toi, Destinée,
où vous avez fixé que je dois me rendre.
Je vous suivrai sans hésiter ; car si je résistais,
en devenant méchant, je ne vous suivrais pas moins."
L'accalmie est donc la *possibilité* de vivre une vie "bonne" ou de vivre une vie "mauvaise" que me laissent Dieu et la Nécessité.
Dans d'autres passages, Epictète semble admettre un plus grand relâchement de la Nécessité :
XXXVII "Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais pauvre figure, mais celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté."
Sur la "théologie" d'Epictète, s'il en a une, n'étant pas très compétent en la matière, je cours le risque de dire de grosses bêtises :
Soit Dieu et la Nécessité sont la même chose,
Soit la Nécessité *procède* de Dieu, comme la direction prise par le navire procède du principe directeur i.e. le pilote.
4. Le dimanche 13 mai 2007, 10:07 par philalèthe
Hervé :
L'accalmie est donc la *possibilité* de vivre une vie "bonne" ou de vivre une vie "mauvaise" que me laissent Dieu et la Nécessité.
Philalèthe:
La distinction que vous faites entre une possibilité de vivre ou en accord subjectif/objectif avec le destin ou en accord objectif seulement est tout à fait stoïcienne. Elle correspond à la liberté qu’a l’esprit dans ce monde nécessaire de se le représenter comme il est (nécessaire donc) ou non.
Mais il me semble que vous ne pouvez pas identifier cette possibilité à ce que vous appelez l’accalmie dans la mesure où cette dernière est temporaire, accidentelle (selon vous, entre deux appels du pilote) alors qu’une telle possibilité est inhérente à l’esprit humain.
Hervé :
Dans d'autres passages, Epictète semble admettre un plus grand relâchement de la Nécessité :
XXXVII "Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais pauvre figure, mais celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté."
Philalèthe :
Je comprends ici le rôle comme social : on peut alors entendre « y faire pauvre figure » de deux manières : 1. ne pas être à la hauteur du rôle social 2. ne pas parvenir à accomplir éthiquement le rôle social.
Je défendrai 2 dans la mesure où le Manuel est un manuel de savoir-vivre éthique et non social.
On pourrait prendre comme exemple de rôle social « assister à une lecture publique » : « aux lectures publiques d’un tel ou tel, n’assiste pas sans raison et sans réflexion. Et si tu y assistes, garde ta gravité et ton calme et en même temps ta bienveillance. » (33)
Interprété ainsi, le passage ne se réfère pas à la nécessité : même si on prend un rôle au-dessus de ses forces, on accomplit le Destin.
Hervé
Sur la "théologie" d'Epictète, s'il en a une, n'étant pas très compétent en la matière, je cours le risque de dire de grosses bêtises :
Soit Dieu et la Nécessité sont la même chose,
Soit la Nécessité *procède* de Dieu, comme la direction prise par le navire procède du principe directeur i.e. le pilote.
Philalèthe :
La parabole du bateau et du pilote par l'extériorité physique du pilote par rapport au bateau ouvre en effet la voie à la distinction que vous faites mais je n’ai pas en tête de texte confirmant cette procession dont vous parlez (ne faites-vous pas comme une lecture néoplatonicienne de cette distinction ?). Le deuxième passage, tiré d’Euripide, que cite Epictète en 53 laisse en tout cas moins de prise à votre interprétation : « Quiconque a consenti, comme il faut, à la nécessité est à nos yeux un sage et connaît les choses divines ».
Dans ces conditions, la parabole ne serait à mes yeux pas philosophiquement mutilée si le bateau était équipé d’un pilotage automatique avec appel programmé par haut-parleur !
Il me paraît prudent cependant de laisser ce point ouvert (il faudrait pour le régler étudier à la loupe la manière dont Epictète-Arrien articule les concepts de Dieu et de nécessité dans les Entretiens)
5. Le dimanche 13 mai 2007, 13:04 par herve
XXXVII "Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais pauvre figure, mais celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté."
Philalèthe :
Je comprends ici le rôle comme social : on peut alors entendre « y faire pauvre figure » de deux manières : 1. ne pas être à la hauteur du rôle social 2. ne pas parvenir à accomplir éthiquement le rôle social.
Je défendrai 2 dans la mesure où le Manuel est un manuel de savoir-vivre éthique et non social.
On pourrait prendre comme exemple de rôle social « assister à une lecture publique » : « aux lectures publiques d’un tel ou tel, n’assiste pas sans raison et sans réflexion. Et si tu y assistes, garde ta gravité et ton calme et en même temps ta bienveillance. » (33)
Interprété ainsi, le passage ne se réfère pas à la nécessité : même si on prend un rôle au-dessus de ses forces, on accomplit le Destin.
Hervé
Je comprends votre interprétation, mais ce qui m'importe surtout dans ce passage c'est "celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté".
Cela semble donner un côté uniquement négatif à la Nécessité : je ne peux accomplir tel rôle qui est au-dessus de mes forces donc nécessairement j'échoue. Oui mais, il y en a un autre que j'aurais pu remplir : la Nécessité ne m'a pas appelé vers le lieu où je dois me rendre, elle a simplement dit "non" quand je suis allé vers un lieu qui n'était pas le bon. Ce dernier est "laissé de côté".
A confronter au XVII :
"Souviens-toi que tu es comme un acteur dans le rôle que l'auteur dramatique a voulu te donner : court s'il est court ; long s'il est long. S'il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le encore convenablement. Fais de même pour un rôle de boîteux, de magistrat, de simple particulier. Il dépend de toi, en effet, de bien jouer le personnage qui t'est donné ; le choisir appartient à un autre."
Là, la Nécessité ne dit pas seulement "non", elle met un texte dans la bouche de l'acteur, il joue bien ou mal son rôle.
Entièrement d'accord avec vous sur la théologie d'Epictète, il vaut mieux en effet laisser la question ouverte.
6. Le lundi 14 mai 2007, 13:45 par philalèthe
Intéressant. Il y a à première vue contradiction entre 37 et 17.
17 ne donne pas la possibilité de choisir le personnage mais celle d'accomplir bien n'importe quel rôle.
37 retire cette possibilité (il y a des rôles au-dessus de mes forces) et en revanche accorde la possibilité de choisir le rôle.
Suivant Hadot, je crois qu'il s'agit de conseils contradictoires du point de vue de la théorie mais pas du point de vue de la pratique. Dans les deux cas, il s'agit d'engager à une vie raisonnable: dans certaines situations (A), c'est raisonnable de penser que mon rôle est le bon; dans d'autres (B) que je n'ai pas encore trouvé le bon rôle.
Si je vis A en ayant à l'esprit 37, cela débilitera ma volonté; inversement, si je vis B avec 17 en tête, cela diminuera ma maîtrise de moi. Dans cette perspective, les considérations théoriques ne sont que des moyens adaptés à des situations diverses afin d'encourager à vivre raisonnablement.
Quant à la question du rôle de la Nécessité, il faudrait clarifier la relation entre nécessité et volonté. Que le choix soit volontaire ou non (dans ce dernier cas il est pathologique au sens kantien), il est nécessaire. C'est difficile de comprendre comment le choix libre est nécessaire (Chrysippe avec son exemple du cylindre en a donné une formulation imagée) mais c'est impératif, je crois, de n'introduire dans cet univers aucune contingence, sinon du point de vue subjectif (l'avenir m'est sur le plan du gouvernement mental, si je puis dire, ouvert)
7. Le vendredi 18 mai 2007, 14:19 par herve
Merci beaucoup pour votre réponse qui me donne envie de lire les commentaires de Pierre Hadot.
Que du bonheur (raisonnable) en perspective...