Le samedi soir 29 Mai 1852, Flaubert écrit de Croisset à Louise Colet, sa maîtresse :
" Mais où se réfugier, mon Dieu ! où trouver un homme ? Fierté de soi, conviction de son oeuvre, admiration du beau, tout est donc perdu ? La fange universelle où l'on nage jusqu'à la bouche, emplit donc toutes les poitrines ? - À l'avenir, et je t'en supplie, ne me parle plus de ce qu'on fait dans le monde, ne m'envoie aucune nouvelle, dispense-moi de tout article, journal, etc. Je peux fort bien me passer de Paris et de tout ce qui s'y brasse. - Ces choses me rendent malade ; elles me feraient devenir méchant et me renforcent d'autant, dans un exclusivisme sombre qui me mènerait à une étroitesse catonienne. - Que je me remercie de la bonne idée que j'ai eue de ne pas publier ! Je n'ai encore trempé dans rien ! Ma muse (quelque déhanchée qu'elle puisse être) ne s'est point encore prostituée, et j'ai bien envie de la laisser crever vierge, à voir toutes ces véroles qui courent le monde. Comme je ne suis pas de ceux qui peuvent se faire un public et que ce public n'est pas fait pour moi, je m'en passerai. "Si tu cherches à plaire, te voilà déchu", dit Épictète. Je ne déchoirai pas. Le sieur Musset me paraît avoir peu médité Épictète, et cependant ce n'est pas l'amour de la vertu qui manque dans son discours." (Correspondance Tome II La Pléiade p.95)
Le passage cité par Flaubert est sans doute tiré du Manuel (23) :
" Si un jour il t'arrive de te tourner vers l'extérieur, en voulant plaire à quelqu'un, sache que tu as abandonné le règle de vie que tu as choisie." (trad. Pierre Hadot).
À noter que le reproche que Flaubert fait à Musset de se contenter de parler vertu peut être justifié par un autre texte du Manuel (46):
" Ne te donne jamais le nom de philosophe et ne bavarde pas beaucoup, en présence des non-philosophes sur les principes théoriques, mais pratique ce qui est prescrit par ces principes, de même que dans un repas, tu ne tiens pas de discours sur la manière dont il faut manger, mais tu manges comme il faut manger."
Nietzsche fait un beau portrait de cette retenue stoïcienne dans un texte d' Aurore (1881):
" L'homme d'Épictète ne serait certes pas du goût de ceux qui aspirent maintenant à l'idéal. La tension continuelle de son être, le regard infatigable tourné à l'intérieur, ce que son oeil a de fermé, de prudent, de réservé lorsqu'il lui arrive de se tourner vers le monde extérieur ; et encore ses silences ou ses paroles courtes : tout cela, ce sont des signes de la bravoure la plus sévère, que serait-ce pour nos idéalistes qui sont avant tout avides d'expansion ! En outre, il n'est point fanatique, il déteste le cabotinage et la vantardise de nos idéalistes."
Pour en revenir à Flaubert, à relever le traitement paradoxal qu'il réserve à Caton d'Utique - d'où dérive d'après Littré l'adjectif catonien - , idole des Stoïciens (Sénèque par exemple s'y réfère sans cesse dans toute son oeuvre). Ici, pseudo-stoïcien, il n'est pas loin d'incarner une misanthropie hargneuse.
Commentaires
Pensez à Epictète, le rôle d'Homme dont dépend les valeurs, les invitations à ne pas se soucier dde l'opinion des autres. (Entretiens). Dans le manuel XL et XXXV par exemple.
Et sénèque qui conseille à l'épistolier de ne pas trop se montrer philosophe lettre VI : "Je veux au dedans dissemblance complète : au dehors soyons comme tout le monde"
Concernant Cicéron, je ne pense pas que le respect des devoirs implique de porter un masque à cause précisément de la valeur (certes relative) des devoirs en question.
Quant à Epictète, je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.
Dans la lettre 6, je ne trouve pas le passage que vous relevez, mais celui-ci qui va dans le sens d'une conformité de la conduite avec la pensée: "Cléanthe n'aurait pas fait revivre Zénon en sa personne, s'il n'eût été que l'auditeur du maître: il a été mêlé à sa vie, il en a pénétré les secrets détails, il a voulu contrôler si vraiment chez lui conduite et principe étaient d'accord"
J'imagine que dans le passage de Sénèque que vous citez, ce dernier avertit Lucilius d'un danger: jouer au philosophe.
Il ne faut porter aucun masque, même pas celui du philosophe. Il faudrait distinguer entre se composer un visage, ce que fait le stoïcien et porter un masque. Le masque cache l'intériorité, le visage composé, lui, montre l'intériorité (c'est une intériorité qui donne de la valeur aux manifestations de soi circonstanciées et extérieures).
Copié-collé des trois quart de la lettre V
« que rien dans ton extérieur ou ton genre de vie n’appelle sur toi les yeux. Étaler une mise repoussante, une chevelure en désordre, une barbe négligée, déclarer la guerre à l’argenterie, établir son lit sur la dure, courir enfin après un nom par les voies les moins naturelles, fuis tout cela. Ce titre de philosophe, si modestement qu’on le porte, est bien assez impopulaire ; que sera-ce si nos habitudes nous retranchent tout d’abord du reste des hommes ? Je veux au dedans dissemblance complète : au dehors soyons comme tout le monde. Point de toge brillante, ni sordide non plus. Sans posséder d’argenterie où l’or massif serpente en ciselure, ne croyons pas que ce soit preuve de frugalité que de n’avoir ni or ni argent chez soi. Ayons des façons d’être meilleures que celles de la foule, mais non pas tout autres ; sinon, nous allons faire fuir et nous aliéner ceux que nous prétendons réformer. Nous serons cause en outre que nos partisans ne voudront nous imiter en rien, de peur d’avoir à nous imiter en tout. La philosophie a pour principe et pour drapeau le sens commun, l’amour de nos semblables ; nous démentirons cette devise si nous faisons divorce avec les humains. Prenons garde, en cherchant l’admiration, de tomber dans le ridicule et l’odieux. N’est-il pas vrai que notre but est de vivre selon la nature ? Or il est contre la nature de s’imposer des tortures physiques, d’avoir horreur de la plus simple toilette, d’affectionner la malpropreté et des mets, non-seulement grossiers, mais qui répugnent au goût et à la vue. De même que rechercher les délicatesses de la table s’appelle sensualité, fuir des jouissances tout ordinaires et peu coûteuses est de la folie. La philosophie veut qu’on soit tempérant, non bourreau de soi-même ; et la tempérance n’exclut pas un certain apprêt. Voici où j’aime que l’on s’arrête : je voudrais un milieu entre la vertu parfaite et les murs du siècle, et que chacun, tout en nous voyant plus haut que soi, se reconnût en nous. « Qu’est-ce à dire ? Ferons-nous donc comme tous les autres ? Point de différence de nous au vulgaire ? » Il y en aura certes une grande ; et qui nous examinera de près la sentira bien. Si l’on entre chez nous, que l’admiration soit plutôt pour le maître que pour les meubles. Il y a de la grandeur à se servir d’argile comme on se servirait d’argenterie ; il n’y en a pas moins à se servir d’argenterie comme si c’était de l’argile. C’est faiblesse d’âme de ne pouvoir supporter les richesses. »
Tiré du je ne sais quoi et presque rien, tome I :
« Appelons masque cette pellicule superficielle, ce visage second qui ne laisse passer le courant d’expression que dans le sens efférent : qu’il serve à intimider par la grimace ou, en général, à avoir l’air c’est-à-dire à paraître un autre qu’on est, le masque oppose toujours un écran ou un obstacle au courant induit de compréhension ; mieux, il dévie ce courant. Le masque est le visage artificiel du pénétrant impénétrable et il est donc à la lettre, l’hypocrisie. » p. 21-22
* En note, Jankélévitch renvoie pour cette expression aux caractères de La Bruyère VIII.
Je suis d'accord avec l'idée que le stoïcien prend au sérieux les manières d'être. Vous ajoutez en plus que toutes les conduites lui sont permises. Ainsi peut-on mendier et être stoïcien, se pendre et être stoïcien; je suis d'accord mais feront la différence les raisons qui justifient la conduite. Certaines mauvaises raisons se manifesteraient par des manières de mendier indignes du stoïcien.
Cependant certains actes ne peuvent pas être réalisés quelle que soit la manière (torturer, violer, voler). Même si ces actions dérivaient d'une fonction sociale (les officia du bourreau par exemple), elles seraient en conflit essentiel avec l'identification d'autrui à un être doté de raison (cf le cosmopolitisme).