En 1930, le lecteur allemand pouvait lire dans le chapitre 109 de L'homme sans qualités de Robert Musil les lignes suivantes :
" La cause de toutes les grandes révolutions, cause plus profonde que leur prétexte, n'est pas dans l'accumulation de circonstances intolérables, mais dans l'usure de la cohésion qui favorisait la satisfaction artificielle des âmes. On pourrait citer à ce propos la formule d'un des plus fameux d'entre les premiers philosophes scolastiques, en latin " Credo ut intelligam ", qui pourrait se traduire, un peu librement, en langage contemporain : " Seigneur mon Dieu ! accorde à mon esprit un crédit à la production ! ". Les credos humains ne sont probablement que des cas particuliers de crédit. En amour comme dans les affaires, dans les sciences comme dans le saut en longueur, on doit croire avant de pouvoir gagner ou atteindre son but : comment cela ne serait-il pas vrai de la vie en général ? Son ordre peut être fondé sur ce qu'on voudra, il n'y en a pas moins toujours, par-dessous, un commencement de croyance en cet ordre, définissant, comme dans une plante, l'endroit où la croissance a commencé. Quand cette croyance est épuisée, pour laquelle il n'y a ni justificatifs, ni couverture, la banqueroute ne tarde pas ; les âges et les empires s'écroulent comme les affaires quand leur crédit est épuisé.
(...) La Cacanie ( Musil désigne ainsi l'Autriche ) était, dans l'actuel chapitre de l'évolution, le premier pays auquel Dieu eût retiré son crédit, le goût de vivre, la foi en soi et la capacité qu'ont tous les États civilisés de propager au loin l'avantageuse illusion qu'ils ont une mission à accomplir. C'était un pays intelligent, qui abritait des hommes civilisés. Comme tous les hommes civilisés de tous les pays du monde, ils erraient, l'âme irrésolue, dans un monstrueux tourbillon de bruit, de vitesse, de nouveautés, de litiges, enfin de tout ce qui fait le paysage optique et acoustique de notre vie. Comme tous les autres hommes, ils lisaient ou entendaient quotidiennement une douzaine de nouvelles qui leur faisaient dresser les cheveux sur la tête ; ils étaient prêts à être troublés, à intervenir même, mais rien ne se passait, parce que quelques instants plus tard le trouble était déjà supplanté dans leur conscience par d'autres troubles. Comme tous les autres, ils se sentaient environnés de meurtres, de passions, de sacrifices, de grandeur, événements qui se déroulaient d'une façon ou d'une autre dans la pelote embrouillée autour d'eux ; mais ils ne pouvaient pas aller jusqu'à ces aventures, enfermés qu'ils étaient dans un bureau ou quelque autre établissement professionnel, et le soir, quand ils se trouvaient libres, la tension dont ils ne savaient plus que faire explosaient en divertissements qui ne les divertissaient pas. À cela venait encore s'ajouter chez les gens cultivés (...) une autre chose : ils n'avaient plus le don du crédit et pas encore celui de la duperie ( il me semble qu'on dispose désormais de cet art ). Ils ne savaient plus où aboutissaient leurs sourires, leurs soupirs, leurs pensées. À quoi avaient-ils souri ou pensé ? Leurs opinions étaient arbitraires, leurs penchants existaient depuis longtemps, pour toutes choses il y avait déjà, flottant dans l'air, un schéma préfabriqué dans lequel on se ruait, et ils ne pouvaient rien faire ou rien omettre de grand coeu, parce qu'il n'y avait pas de loi pour leur donner une unité. Ainsi l'homme cultivé était-il un homme qui sentait on ne sait quelle dette s'accroître sans cesse, qu'il ne pourrait plus jamais acquitter. Il était celui qui voyait venir la faillite inéluctable : ou bien il accusait l'époque dans laquelle il était condamné à vivre, encore qu'il prît autant de plaisir à y vivre que quiconque, ou bien il se jetait , avec le courage de qui n'a rien à perdre, sur la première idée qui lui promettait un changement."
(...) La Cacanie ( Musil désigne ainsi l'Autriche ) était, dans l'actuel chapitre de l'évolution, le premier pays auquel Dieu eût retiré son crédit, le goût de vivre, la foi en soi et la capacité qu'ont tous les États civilisés de propager au loin l'avantageuse illusion qu'ils ont une mission à accomplir. C'était un pays intelligent, qui abritait des hommes civilisés. Comme tous les hommes civilisés de tous les pays du monde, ils erraient, l'âme irrésolue, dans un monstrueux tourbillon de bruit, de vitesse, de nouveautés, de litiges, enfin de tout ce qui fait le paysage optique et acoustique de notre vie. Comme tous les autres hommes, ils lisaient ou entendaient quotidiennement une douzaine de nouvelles qui leur faisaient dresser les cheveux sur la tête ; ils étaient prêts à être troublés, à intervenir même, mais rien ne se passait, parce que quelques instants plus tard le trouble était déjà supplanté dans leur conscience par d'autres troubles. Comme tous les autres, ils se sentaient environnés de meurtres, de passions, de sacrifices, de grandeur, événements qui se déroulaient d'une façon ou d'une autre dans la pelote embrouillée autour d'eux ; mais ils ne pouvaient pas aller jusqu'à ces aventures, enfermés qu'ils étaient dans un bureau ou quelque autre établissement professionnel, et le soir, quand ils se trouvaient libres, la tension dont ils ne savaient plus que faire explosaient en divertissements qui ne les divertissaient pas. À cela venait encore s'ajouter chez les gens cultivés (...) une autre chose : ils n'avaient plus le don du crédit et pas encore celui de la duperie ( il me semble qu'on dispose désormais de cet art ). Ils ne savaient plus où aboutissaient leurs sourires, leurs soupirs, leurs pensées. À quoi avaient-ils souri ou pensé ? Leurs opinions étaient arbitraires, leurs penchants existaient depuis longtemps, pour toutes choses il y avait déjà, flottant dans l'air, un schéma préfabriqué dans lequel on se ruait, et ils ne pouvaient rien faire ou rien omettre de grand coeu, parce qu'il n'y avait pas de loi pour leur donner une unité. Ainsi l'homme cultivé était-il un homme qui sentait on ne sait quelle dette s'accroître sans cesse, qu'il ne pourrait plus jamais acquitter. Il était celui qui voyait venir la faillite inéluctable : ou bien il accusait l'époque dans laquelle il était condamné à vivre, encore qu'il prît autant de plaisir à y vivre que quiconque, ou bien il se jetait , avec le courage de qui n'a rien à perdre, sur la première idée qui lui promettait un changement."
Quelques pages plus haut, Musil avait fait réfléchir un de ses personnages, le général Stumm, sur le verbe "rédimer" que je remplacerais aujourd'hui par "redonner du sens, refonder etc. ". Le texte qui suit caractérise les croyances des intellectuels qui veulent redonner du sens à ce qui n'en a plus :
" On était persuadé que la vie s'arrêterait si un messie n'arrivait pas bientôt. C'était, selon les cas, un messie de la médecine, qui devait "sauver" ( ce mot est ici un synonyme de rédimer ) l'art d'Esculape des recherches de laboratoire pendant lesquelles les hommes souffrent ou meurent sans être soignés ; ou un messie de la poésie qui devait être en mesure d'écrire un drame qui attirerait des millions d'hommes dans les théâtres et qui serait cependant parfaitement original dans sa noblesse spirituelle. En dehors de cette conviction qu'il n'était pas une seule activité humaine qui pût être sauvée sans l'intervention d'un messie particulier, existait encore, bien entendu, le rêve banal et absolument brut d'un messie à la manière forte pour rédimer le tout."
Commentaires
Le déracinement,l'exode de populations voulue pour des raisons économiques,guerrières,loin de l'oïkos natal "ne peut que les condamner à errer misérablement sur ses bords,à se cramponner aux roseaux",métaphore ou réalité...