Dans Les concepts de l'éthique, ouvrage que Ruwen Ogien a écrit conjointement avec Christine Tappolet, les auteurs expliquent en s'appuyant sur Grice qu'on peut exprimer linguistiquement une évaluation sans énoncer de jugements évaluatifs. Ils prennent l'exemple de " Comme d'habitude, l'épicier n'a pas rendu la monnaie" comme phrase qui, dans un certain contexte, est en mesure de signifier que l'épicier est malhonnête. Rien à dire à cela. Mais c'est l'explication du sens ajoutée par les auteurs qui me laissent dubitatif. La voici :
" Mais la phrase " Comme d'habitude, l'épicier n'a pas rendu la monnaie" ne pourrait sans doute pas signifier " il est malhonnête " si on n' avait pas le concept malhonnête en tête en l'affirmant " (p. 41)
Je me demande si ce court passage n'illustre pas au mieux ce que Bouveresse a appelé, à partir de son étude sur Wittgenstein, le mythe de l'intériorité. En effet ces lignes, sauf à mal les comprendre, disent que le sens évaluatif de la phrase est causé par la présence dans l'esprit du locuteur du concept évaluatif non dit. S' agit-il de dire que, sans capacité à formuler des jugements évaluatifs explicites, le locuteur ne pourrait pas formuler cette phrase ? Cela je suis enclin à l'accepter. Mais, s'il s'agit de soutenir que le sens de l'énoncé est causé par la présence à l'esprit du locuteur du concept en question, cela revient à dire précisément ce que la référence à Grice me paraît exclure, c'est-à-dire que le sens a une cause intérieure et que ce que la personne veut vraiment dire est causé par ce qui est explicitement dit dans sa tête. Or, s'il est possible que le jugement évaluatif précède intérieurement la formulation du jugement non-évaluatif, est-ce nécessaire ? Si le sens de la phrase est conditionné par le ton et plus généralement le contexte, on peut à la limite concevoir que le locuteur découvre après l'avoir dit qu'il vient de formuler sans en avoir conscience un jugement évaluatif déguisé et il ne serait pas tout à fait justifié de le considérer de mauvaise foi si, à quelqu'un lui répliquant " il ne faut pas juger les gens sur les apparences", le locuteur répondait dans un premier temps " j'ai juste dit que comme d'habitude il n'a pas rendu la monnaie". J'accorde cependant qu'après un temps de réflexion il devrait reconnaître avoir réellement formulé, qu'il le veuille ou non, un jugement évaluatif implicite.
Inversement, je peux concevoir un locuteur ayant à l'esprit l'idée de malhonnêteté mais ne parvenant pas à formuler le jugement évaluatif implicite par incapacité à formuler sur le ton qu'il faut et au moment où il le faut, l'énoncé en jeu. Ainsi la phrase pourrait vouloir dire quelque chose comme "il est toujours si distrait" ou "il est incorrigible", même si dans sa tête le locuteur se disait obstinément : "quel malhonnête ce boucher !".
Inversement, je peux concevoir un locuteur ayant à l'esprit l'idée de malhonnêteté mais ne parvenant pas à formuler le jugement évaluatif implicite par incapacité à formuler sur le ton qu'il faut et au moment où il le faut, l'énoncé en jeu. Ainsi la phrase pourrait vouloir dire quelque chose comme "il est toujours si distrait" ou "il est incorrigible", même si dans sa tête le locuteur se disait obstinément : "quel malhonnête ce boucher !".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire